Alaric, ou Rome vaincue/Livre VII

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Augustin Courbé (p. 297-333).

 
Parmy l’obscurité, la flote deplorable,
Se sert heureusement de l’heure favorable :
Et dans les flots noircis, sa derniere vigueur,
Sauve enfin les vaincus, de la main du vainqueur.
Comme on voit le chasseur au pied des monts de Thrace,
Lors que du cerf qui fuit il a perdu la trace,
S’arrester incertain parmy ces pas confus,
Retourner sur les siens, et ne le suivre plus.
Ainsi le grand heros, parmy cette ombre noire,
Ne discernant plus rien, borne enfin sa victoire ;

S’arreste ; et ne suit plus l’Espagnol aux abois,
Afin de le revaincre une seconde fois.
Apres avoir donné ses ordres au pilote,
L’invincible Alaric revoit toute sa flote :
Leur porte le doux fruit de leurs travaux passez ;
Soûpire pour les morts ; console les blessez ;
Parle de leur valeur en termes honnorables ;
Esleve jusqu’au ciel leurs exploits memorables ;
Et bien que plus qu’eux tous il ayt veu le hazard,
A cette haute gloire il prend la moindre part.
Comme on voit l’ocean recevoir cent rivieres,
Sans estre plus enflé, ny ses ondes plus fieres :
Ainsi le grand succés au cœur de ce heros,
Ne met aucun orgueil non plus qu’en ses propos.
A ses propres captifs il fait benir leur chaisne ;
Et sans les affliger d’une parole vaine ;
Il impute au destin, sa gloire et leur malheur,
Bien qu’il la doive toute à sa propre valeur.
Cependant vers l’Espagne il fait tourner la proüe :
Et durant qu’il les flatte ; et durant qu’il les loüe ;
On vogue ; et le heros, bien qu’il n’en parle pas,
Prepare son courage à de nouveaux combats.
Mais le noir Belzebuth, et Rigilde en furie,
Sur les vaisseaux battus regagnent l’Iberie :
Où dés qu’ils sont à bord, le sorcier furieux,
Veut obscurcir l’éclat d’un roy victorieux.
Illustres combatans (dit ce faiseur de charmes)
Ce funeste accident ne vient point de nos armes :
Qui blâme

nos exploits, le fait mal à propos :
Le vent nous a vaincus, et non le roy des Goths.
Mais il n’est pas encore à la fin de la guerre :
Il a vaincu sur l’eau ; nous vaincrons sur la terre :
C’est là que l’on discerne, et le foible, et le fort ;
C’est là que chacun fait son bon ou mauvais sort ;
C’est là que la valeur acquiert une couronne,
Sans la tenir des flots ; sans que le vent la donne ;
C’est là que ce pirate aporte son butin ;
C’est là que nostre bras fera nostre destin.
Soldats, vous le sçavez, la fortune est changeante,
Et par là nous vaincrons, puis qu’elle est inconstante :
Le malheur est passé ; l’orage est diverty ;
Et qui fut contre nous, suivra nostre party.
L’aspect de nos maisons, que nous devons deffendre,
Nous fera tout oser, comme tout entreprendre :
Faisons que l’ennemy nous trouve en toutes parts,
Et soyons le rampart de nos propres ramparts.
A ces mots le demon inspire, excite, anime ;
Du plus foible soldat il fait un magnanime ;
Il redonne du cœur aux guerriers estonnez ;
Et leur fait esperer de se voir couronnez.
Comme on voit des pigeons la troupe espouventée,
Lors qu’apres sa frayeur l’espervier l’a quittée,
Se r’assembler en gros, fondre, et puis s’arrester,
Loin de cét ennemy qui les fit escarter.
Ainsi les Espagnols, loin d’un prince invincible,
Dont la vaillante main leur parut si terrible,

Reprennent quelque cœur ; reforment un grand corps ;
Et semblent disposez à de nouveaux efforts.
Desja les bataillons sont formez sur la rive,
Où chacun prend sa place à l’instant qu’il arrive :
Desja de toutes parts sur le sable mouvant,
Les superbes drapeaux volent au gré du vent :
Lors qu’avecques le jour qui chasse les estoiles,
On descouvre Alaric qui vient à toutes voiles :
Et qui tout glorieux de son premier effort,
Tourne vers eux la proüe, et vient droit à leur port.
Aussi-tost qu’on le voit, tout branle, tout s’apreste ;
Et du costé des flots, tout marche, tout fait teste ;
Et tous les rangs pressez opposent aux regards,
Une affreuse forest de piques et de dards.
Les femmes sur les murs toutes eschevelées,
Poussent jusques au ciel des plaintes desolées :
Et monstrant leurs enfans aux peres genereux,
Semblent les exciter à combatre pour eux.
L’invincible Alaric redouble son courage :
Il voit un mur de fer qui borde le rivage :
Il voit briller partout les armes dans leurs mains :
Mais cette fierté plaist au vainqueur des Romains.
Son cœur mespriseroit la facile victoire ;
Cét intrepide cœur veut achepter la gloire ;
Et dans la noble ardeur dont il est enflamé,
Plus le peril est grand, plus il est animé.
Ses ordres sont portez de pilote en pilote :
En esquadres alors, il divise la flote :

Et trente nefs de front voguent esgalement,
Et sarpent vers le bord, et viste, et fierement.
De tous les deux costez la guerriere harmonie,
Excite de nouveau la vaillante manie :
Et le vaisseau du roy vient le pavillon haut,
Comme meilleur voilier, le premier à l’assaut.
Ce prince est sur la proüe avec une rondache,
Armé d’un casque d’or, où flote un grand panache :
Faisant briller aux yeux des Espagnols confus,
Le redoutable fer dont il les a vaincus.
Le pied gauche avancé ; la main droite eslevée ;
Cette main que l’Espagne a trop bien esprouvée ;
Ramez, ramez (dit-il, dans son noble transport)
Et donnons de la proüe au milieu de ce port.
Il le dit ; on le fait ; mais avant qu’il aproche,
Il combat à couvert sous les traits qu’on décoche :
Et de tous ses vaisseaux opposant traits à traits,
Il en couvre à son tour les bataillons espais.
Ces trente nefs de front à travers ce nuage,
A force de ramer se font un grand passage :
Et donnant dans le port toutes en mesme temps,
Attachent main à main tous ces fiers combatans.
Ceux-cy veulent sauter vers ces troupes pressées,
Mais on baisse contre eux cent piques herissées :
Les uns meurent debout, mortellement percez ;
Les autres sans blessure en tombent renversez ;
L’un s’eslance à demy ; l’autre encor se consulte ;
A tous momens s’accroist l’effroyable tumulte ;

Des piques et des dards, des traits et des cailloux,
Tombe confusément une gresle de coups :
Et le fer d’Alaric, par cent coups heroïques,
Frape et coupe en sifflant, et cent dards, et cent piques :
Ne trouve point d’obstacle à son prompt mouvement ;
Et ne rencontre rien qu’il ne rompe aysément.
Comme dans les forests on peut voir les tempestes,
Abattre des sapins les plus superbes testes ;
Ainsi voit-on alors parmy ces grands exploits,
Le sabre d’Alaric abattre ces longs bois.
Mais enfin se lassant de cette resistance,
A travers mille traits ce grand heros s’eslance :
On le voit haut en l’air où sa valeur l’a mis,
Et tomber comme un foudre entre les ennemis.
D’abord un si grand saut, les surprend, les estonne :
Mais n’estant secondé, ny suivy de personne,
On l’attaque ; on le presse ; et de tous les costez,
Sur son large pavois mille dards sont jettez.
Comme un chesne battu des vents et de l’orage,
Lors qu’il en est choqué se roidit davantage ;
Resiste à la tempeste ; et malgré ses efforts,
Semble sur sa racine affermir son grand corps.
Ainsi de ce heros la valeur attaquée,
Resiste d’autant plus, que plus elle est choquée :
Elle est tousjours plus ferme ; et loin de reculer,
L’effort des ennemis ne sçauroit l’esbranler.
Cependant de partout, volent soldats à terre :
On voit changer de face à la sanglante guerre :
Et l’exemple

du roy, fait que malgré la mort,
Tout quitte les vaisseaux ; tout saute sur le port.
Les chefs des braves Goths, dés qu’ils sont sur le sable,
Forment des bataillons la face redoutable :
Et la pique baissée, et suivis de l’effroy,
Marchent pour desgager leur invincible roy.
Mais ce puissant secours estoit peu necessaire,
Aucun n’aprochant plus d’un si grand adversaire :
Car les horribles coups qu’il a desja donnez,
Retiennent loin de luy les soldats estonnez.
Comme aux champs de Lybie un lion qui pantelle,
Fait que les chiens ardents, qui de sa dent cruelle
Et de sa griffe encore, ont senty la vigueur,
S’arrestent en desordre, et demeurent sans cœur.
Ainsi le grand heros, lassé des coups qu’il donne,
Voit à l’entour de luy le gros qui l’environne :
Et qui bien qu’il soit las, n’ose plus aprocher
Du redoutable bras qui luy couste si cher.
Mais ce jeune lion ayant repris haleine,
Fait couler à grands flots le sang parmy l’arene :
Et chassant, et perçant ce gros d’Iberiens,
Il se revoit enfin à la teste des siens.
Alors d’Athalaric la troupe commandée,
Marche sous le grand chef dont on la voit guidée :
Et le fier Espagnol qui sçait bien son devoir,
Fait avancer un corps, et le va recevoir.
Alonse est à leur teste, homme de grand courage,
Que le soleil vit naistre aux bords dorez du Tage :

Alonse dont l’Espagne estime la valeur,
Et qui voit le peril sans changer de couleur.
Là les fiers habitans du froid golphe bothnique,
Font aller et venir leur redoutable pique :
Et d’un bras vigoureux choquant les rangs serrez,
Font tomber à leurs pieds les soldats atterrez.
Mais le fier Espagnol nourry dans les alarmes,
Fait aussi tresbucher plus d’un Goth sous ses armes :
Le fer brille par tout ; la mort vole par tout ;
Esclaircissant les rangs de l’un à l’autre bout.
Le brave Athalaric s’attache au brave Alonse :
Les coups font le deffy ; les coups font la response ;
Car sans aucune injure au milieu des combats,
Ces deux vaillants guerriers ne parlent que du bras.
Comme on voit deux lions, dont la force est esgale,
Disputer fort long-temps une palme fatale,
Et faire croire à tous que leur combat hydeux,
Ne peut avoir de fin que par la mort des deux.
Ainsi ces chefs hardis, par leur rare vaillance,
Tiennent entre leurs coups la fortune en balence :
Et font qu’on s’imagine, à les voir en tel point,
Qu’ils periront tous deux, et qu’ils ne vaincront point.
Mais le sort à la fin, decide leur querelle :
Et du fer espagnol la blessure mortelle,
Renverse Athalaric au courage boüillant,
Qui tombe moins heureux, et non pas moins vaillant.
De la perte du chef la troupe espouventée,
Commence de plier, du combat rebutée :

Mais le grand Alaric, qu’on ne peut prevenir,
Destache Theodat qui la va soustenir.
Il restablit la chose au gré de son envie,
Et le vainqueur vaincu, perd à son tour la vie :
Et tombant sous les pieds, plein d’orgueil et d’ennuy,
Alonse triomphant voit triompher de luy.
Sanche, voisin de l’Ebre, et le noir Garlicasse,
Sans craindre un sort pareil vont occuper sa place :
Et le fier Radagaise, et le chasseur Wermond,
Font en ce mesme instant ce que les autres font.
A ceux-cy l’on oppose, et Gusman, et Rodrigue :
Mais pour un tel torrent, c’est une foible digue :
Car Haldan et Sigar viennent fondre sur eux,
Tous deux jeunes, hardis, adroits, et genereux.
A ces Goths vient en teste, et Gonsalve, et Fadrique :
L’un redoutable archer, l’autre armé d’une pique :
A ceux-cy Jameric, Diego le Lusitain,
Et sa belle amazone au courage hautain.
Ordogno vient apres, mais Hildegrand l’arreste :
Nugno contre Hildegrand fond comme une tempeste :
Et la confusément frapent de toutes parts,
Pierres, piques, espieux, masses, flêches, et dards,
Lances et javelots, sabres et marteaux d’armes,
Dangereux instrumens des guerrieres alarmes :
Mais au milieu de tout paroist le grand heros,
La terreur de l’Espagne, et la force des Goths.
Comme on voit un rocher dans le milieu des ondes,
Quand les vents ont quitté leurs cavernes profondes,
S’affermir sur

son poids ; immobile rester ;
Et repousser les flots qui le viennent heurter.
Ainsi voit-on alors ce heros invincible,
Estre tousjours plus ferme, et tousjours plus terrible ;
Ne s’esbranler jamais quand on vient l’attaquer ;
Et repousser tousjours ceux qui l’osent choquer.
Il pousse ; il choque ; il fend ; il abat ; il renverse ;
Dans tous les bataillons cette foudre traverse ;
Il met tout en desordre où le sort le conduit ;
Rien ne resiste plus ; tout recule ; et tout fuit.
Dans la ville estonnée il entre pesle-mesle,
Sans redouter des toicts la dangereuse gresle :
Tout cede, tout se rend, à l’effort de ses coups ;
Tout met les armes bas ; tout paroist à genoux ;
Et l’illustre guerrier que la mort accompagne,
Dans les murs de Cadis triomphe de l’Espagne :
Qui fait encore gloire en comptant ses exploits,
De nommer Alaric le premier de ses rois.
Or ce clement vainqueur n’aymant que cette gloire,
Pour n’ensanglanter pas son illustre victoire,
Satisfait du laurier qu’il cherche en combatant,
Empesche le pillage, et sauve l’habitant.
Il est, en arrestant et le fer et les flâmes,
L’azile des vaincus, et de l’honneur des dames :
Il se dompte luy-mesme apres qu’il a dompté ;
Et comme sa valeur il fait voir sa bonté.
Mais pendant qu’il agit avec tant de clemence,
Pour signaler ce jour où son regne commence,
Rigilde et Belzebuth, honteux

du grand succés,
Sentent de leur fureur accroistre encor l’accés.
La douceur d’Alaric redouble leur furie :
Et ne pouvant plus rien sur les bords d’Iberie ;
Et voyant dans la guerre une image de paix ;
Ils partent enragez dans un nuage espais.
Car pour choquer encor ses grandes destinées,
Ils volent à l’instant vers les monts Pirenées :
Où de leurs hauts sommets la Gaule costoyant,
Sur les Alpes en suite ils fondent en bruyant.
Comme on voit un faucon du plus haut de la nuë,
Où par l’esloignement sa grosseur diminuë,
Fondre, ou plutost tomber dans les champs spacieux,
Où les perdrix qu’il voit ont arresté ses yeux.
Rigilde tout de mesme, et celuy qui le porte,
Fondent, et fendent l’air d’une aisle encor plus forte :
Et se trouvent meslez apres un si grand saut,
Aux Romains embusquez qu’ils ont veus de si haut.
Cependant le heros à l’entour des murailles,
Du brave Athalaric fait voir les funerailles :
Et meslant en ce jour le cypres au laurier,
Rend les derniers devoirs au genereux guerrier.
D’un air lent et plaintif, les trompetes sonnantes ;
Les troupes les yeux bas, et les armes traisnantes ;
Marchant avec un ordre aussi triste que beau,
Filent depuis le camp jusques au grand tombeau.
D’un crespe noir et clair les enseignes couvertes,
Traisnent non-chalamment sur les campagnes vertes :

Et le bruit des tambours, et celuy des clairons,
Fait gemir apres luy les lieux des environs.
Mille et mille flambeaux touchent les yeux et l’ame,
Par l’objet lumineux d’une forest de flâme :
Dont la clarté mobile avançant lentement,
Est du triste convoy le lugubre ornement.
Les prestres deux à deux en chapes magnifiques,
Sur un chant pitoyable entonnent des cantiques :
Font esclatter leur zele ; et demandent au ciel,
Pour cét illustre mort le repos eternel.
Leurs beaux rangs sont fermez par le prelat d’Upsale,
De qui la majesté se fait voir sans esgale :
Car sa mithre à la teste, et sa crosse à la main,
Luy donnent un aspect qui paroist plus qu’humain.
De quatre chefs en deüil la droite est occupée,
A porter de ce mort, la cuirace ; l’espée ;
Le casque, avec la pique ; et douze autres encor,
Sous un superbe drap broché d’argent et d’or,
Par un zele devot, charitable, et fidelle,
Portent d’Athalaric la despoüille mortelle.
L’invincible heros en long habit de deüil,
Marche enfin gravement apres le grand cercueil :
Et derriere le roy cette pompe est fermée,
Par les hauts officiers de toute son armée :
Qui d’un visage triste, où l’on voit leur ennuy,
Le suivant deux à deux soûpirent comme luy.
Comme on voit quand l’automne est sans vert et sans gloire,
Des mouches sans vigueur la troupe errante et noire,

Ne trouvant plus de fleurs, et manquant d’aliment,
Couvrir tous les buissons, et voler foiblement.
Ainsi voit-on alors avec leurs habits sombres,
Les troupes d’Alaric couvrir tout de leurs ombres :
Et d’un pas triste et lent, qui marque leur douleur,
Traisner de ce grand deüil la funeste couleur.
Mais pendant que le peuple attentif les contemple,
Le mort et les vivants arrivent dans le temple :
Où le grand sacrifice à l’instant commencé,
Voit au pied des autels le roy mesme abaissé.
Mille et mille flambeaux à l’entour de la biere,
Font briller tristement leur lugubre lumiere :
Et mille et mille voix, avec de saints transports,
Demandent le seul bien qui peut manquer aux morts.
Alors un orateur, entre les Goths celebre,
Du brave Athalaric fait l’oraison funebre :
Et voulant consacrer le nom de ce heros,
Impose à tous silence, et leur tient ces propos.
Car bien que de cét art il n’ait aucun modelle,
La plus vive eloquence orient la plus naturelle :
Et les premiers sçavans ont dans leur propre fonds,
Trouvé d’un si bel art les principes feconds.
Si je parlois, dit-il, ô monarque invincible,
D’une vertu commune, et qui fust moins visible,
Je tâcherois icy de flatter mon objet,
Et de faire un discours plus grand que son sujet.
Mais je n’ay pas besoin de ce foible artifice :
La seule verité fera mieux son office :

Et disant que celuy pour qui nous pleurons tous,
A possedé l’honneur d’estre estimé de vous ;
De vous, dis-je, seigneur, que l’univers admire,
J’auray sans doute dit, plus que l’on ne peut dire.
Vostre clair jugement ne peut estre abusé :
Et puis qu’Athalaric par vous fut tant prisé ;
Puis que de sa valeur vous rendez tesmoignage ;
Tout le monde, seigneur, n’en veut pas davantage ;
On vous croit ; on le croit digne d’estre loüé,
Et je ne craindray pas d’estre desavoüé.
Cette morne tristesse aussi tendre que juste,
Que l’on voit dans vos yeux, et sur ce front auguste,
Est un panegyrique, et grand, et glorieux,
Pour cét illustre mort, prince victorieux.
Vous l’avez veu vous mesme au milieu des batailles ;
Vous sçavez si son bras y fit des funerailles ;
Et s’il imita bien vostre rare valeur,
Au milieu des combats par sa noble chaleur.
C’est à vous à le dire, et non pas à l’entendre ;
C’est de vous seulement que nous devons l’aprendre ;
De vous qui sans paslir à l’aspect du trespas,
L’avez veu tant de fois accompagner vos pas.
Mais sans tirer de loin des preuves plus certaines,
Qu’il tenoit un haut rang entre vos capitaines ;
Et pour voir si son cœur fut presques sans esgal,
Il ne faut que le voir dans le combat naval.
Cent et cent ennemis que la colere anime,
Sautent dans le vaisseau du guerrier magnanime,

Et luy seul leur fait teste ; et par un grand effort,
Les chasse ; les repousse ; et les suit dans leur bord.
Que si nous regardons sa valeur signalée,
Dans cette memorable et sanglante meslée
Où ce brave guerrier a terminé ses jours,
Ne la verrons nous pas ce qu’on la vit tousjours ?
Le sort, je le confesse, empescha sa victoire,
Mais cét injuste sort n’empescha pas sa gloire :
Il en mourut couvert, en mourant pour son roy ;
Son bras mesme en tombant, imprima de l’effroy ;
Et tout le monde advouë, en despit de l’envie,
Qu’une si belle mort fut digne de sa vie ;
Qu’il n’est point de triomphe esgal à son tombeau ;
Et qu’il n’eust pû finir par un destin plus beau.
Invincibles guerriers, imitez ce grand homme :
Ce qu’il fit à Cadis, faites le devant Rome :
Suivez ce grand exemple ; et d’un courage franc,
Prodiguez comme luy vostre genereux sang.
Et toy qui vas au ciel, et qui nous abandonnes,
Au sortir des combats va prendre des couronnes,
Belle ame, et recevoir dans l’immortalité,
Un laurier si superbe, et si bien merité.
Va couronner ton front d’une gloire eternelle :
Va prendre en ce lieu saint une palme si belle :
Va posseder un bien qui ne sçauroit finir,
Non plus que ton renom dans nostre souvenir.
A ces mots il acheve ; et l’evesque d’Upsale,
Fait descendre le corps sous la tombe fatale :

Et ce devot prelat souhaite le repos,
Et la paix eternelle à l’immortel heros.
Alaric se retire, et tous les gents de guerre,
Sans traisner leurs drapeaux, ny leurs armes par terre,
Retournent à leur camp, où le fort Sigeric
Prend la charge du mort par l’ordre d’Alaric.
Apres, diligemment, le plus sage des princes,
Nomme des gouverneurs dans toutes les provinces :
Establit son pouvoir ; dresse le plan d’un fort ;
Ordonne à ses vaisseaux de l’attendre en ce port ;
Fait descamper l’armée ; et marche en diligence,
Du rivage d’Espagne aux frontieres de France :
Apres que sur un pont, formé par des bateaux,
De ces bords de Calis, où sont tous ses vaisseaux,
Il eut veu la fertile et belle Andalousie,
Comparable en chevaux à l’antique Mysie.
De là sans s’arrester, et sans perdre un moment,
A bataillons pressez, et marchant promptement,
Alaric fait briller ses armes fortunées,
Sur les affreux sommets des hauts monts Pirenées :
Espouventables monts ; grands et fermes ramparts,
Que ce camp si nombreux, couvre de toutes parts.
Les Goths voyant de là les françoises campagnes,
Tels que fleuves enflez tombent de ces montagnes :
Couvrent les champs voisins ; et par leurs grands exploits,
La Gaule narbonnoise est soumise à leurs loix.
Apres sans s’arrester, le roy des Goths s’avance,
Vers les beaux orangers de l’aimable Provence :

Et traversant le Varc, apres quelques combats,
Sur les Alpes enfin, il fait les premiers pas.
Plus vistes que les traits qu’un bon archer decoche,
Il voit de fiers torrents bondir de roche en roche :
Et se precipiter en tournoyant tousjours,
Dans le creux des vallons où va tomber leur cours :
Mais avec tant de bruit, mais avec tant d’escume,
Que le cœur le plus ferme à peine l’accoustume.
Il traverse des monts qui font horreur à voir ;
Des monts où le soleil semble estre sans pouvoir ;
Où la neige eternelle à grands tas amassée,
S’endurcit, et devient transparente et glacée :
Se herisse, et pendant à pointes de cristal,
En semble couronner son affreux lieu natal.
Des cimes des rochers les figures cornuës,
En lassant les regards se perdent dans les nuës :
Et de tous les costez en ces lieux peu feconds,
Des antres tenebreux s’enfoncent sous ces monts.
Des chemins escarpez bordez de precipices,
Qui pour le desespoir sont seulement propices,
Font trembler de frayeur les plus hardis soldats,
Car la mort ou la vie y despend d’un faux pas.
Les branches des hauts pins, de froids glaçons couvertes,
Au milieu de l’esté sont plus blanches que vertes :
Un vent froid et coupant, y souffle un air mortel ;
Un eternel hyver ; un broüillards eternel ;
Environne ces lieux de froid et de tenebres ;
Lieux que l’on voit tousjours affreux comme funebres ;

Lieux deserts, lieux maudits, où va ce vaillant roy ;
Et dont le triste aspect imprime de l’effroy.
Mais durant que le camp s’estonne et les regarde,
Radagaise le fier qui conduit l’avant-garde,
Dans ces obscurs vallons s’enfonce hardiment,
Fait défiler ses gents, et marche lentement.
Parmy ces grands rochers les troupes enfermées,
Ne voyant ny sentiers, ny traces imprimées,
Dans ces chemins scabreux, et coupez de torrens,
Avec difficulté guident leurs pas errans.
L’un glisse ; l’autre tombe ; et cét autre s’accroche,
Pour monter seurement aux pointes de la roche :
Il avance ; il recule ; et parmy ces destours,
La file en serpentant, marche et monte tousjours.
Comme on voit dans les champs une rustique troupe,
Qui d’un tertre ondoyant tâche à gagner la croupe,
La faucille à la main, se suivre ; se presser ;
Empoigner les espics ; les abattre ; et passer.
Ainsi voit-on alors ces troupes aguerries,
Et parmy les travaux en leurs païs nourries,
Les armes à la main marcher en se pressant ;
Se prendre à des buissons, et les rompre en passant.
Mais comme Radagaise enfin leve la teste,
Un haut retranchement le surprend et l’arreste :
Dont le large fossé qui s’oppose à ses pas,
Luy fait un grand obstacle, et qu’il n’attendoit pas.
A peine l’a-t-il veu, qu’avec des cris horribles,
Aigus, et menaçans, redoublez, et terribles,
Tous les soldats romains lançant leurs javelots,
Esclaircissent la file, et

font tomber des Goths.
De tous les deux costez de la vallée osbcure,
Des antres enfoncez sont dans la roche dure,
D’où mille et mille archers, de l’un à l’autre bout,
Par mille et mille traits, portent la mort par tout.
D’abord des Goths hardis les arcs pliants se courbent,
Respondant vaillamment aux Romains qui les fourbent :
Si l’on tire sur eux ils tirent à leur tour,
Et font voler leurs traits aux grottes d’alentour.
Mais des cimes des monts dans les astres cachées,
Roullent à bonds subits des roches destachées :
Des masses de rocher horribles en grandeur,
Qui tombent en bruyant d’une extrême roideur.
Un bruit espouventable accompagne leur cheute :
En vain le haut sapin contre leur force lute :
Comme foibles roseaux ces arbres sont brisez,
Et sous l’horrible poids les soldats escrasez.
Le sang sourd de partout à l’entour de ces roches :
Tout retentit de cris dans les spelonques proches :
Et le Goth effrayé qui voit tomber sa mort,
Ne sçauroit qu’opposer à ce terrible effort.
Comme on voit la perdrix regarder vers la nuë,
De l’oyseau qu’elle craint la main trop bien connuë :
Et trembler en voyant cét ennemy leger,
Qui fond comme un tonnerre, et qui vient l’esgorger.
Ainsi des tristes Goths se redouble la crainte,
Parce qu’elle prevoit une mortelle atteinte :
Et qu’elle

voit tomber ce fardeau perilleux,
Qui s’en va l’accabler sous ces monts orgueilleux.
A peine est une roche au fond de la vallée,
Qu’une autre roche apres est encore esbranlée :
Et là plus d’un soldat rencontrant son tombeau,
Mesle un torrent de sang, à des fiers torrents d’eau.
Radagaise qui voit redoubler cét orage,
Redouble esgalement sa force et son courage :
Ha compagnons, dit-il, à quoy bon discourir ?
Il faut, il faut soldats, ou passer, ou mourir.
A ces mots il s’eslance ; et la force romaine,
Rend, en le repoussant, son entreprise vaine :
Il tombe à la renverse au fond du grand fossé,
Estourdy de la cheute, et des armes froissé.
Mais comme il se releve, une roche effroyable,
Comble ce large creux, le renverse, et l’accable :
Et le sang du guerrier petille tout fumeux,
De la noble chaleur qui le rendit fameux.
A ce spectacle affreux l’avant-garde estonnée,
Perd l’honnorable espoir de se voir couronnée :
Recule, et reculant avec un tel effroy,
Renverse la bataille où commande le roy.
Alors ce grand heros d’un courage invincible ;
Et d’un bras menaçant ; et d’une voix terrible ;
Où fuyez-vous ? Dit-il, soldats, où fuyez-vous ?
Vous craignez des rochers, craignez plutost mes coups.
Si vous ne tournez teste en effaçant ces taches,
Vous trouverez la mort que vous fuyez en lasches :
Suivez-moy, suivez-

moy, comme il est à propos,
Où ce fer vangera le deshonneur des Goths.
A ces mots ce grand roy suivant sa noble audace,
Monte, perce les rangs, et se fait faire place :
Redonne l’assurance aux siens espouventez :
Et malgré les rochers qui sont encor jettez ;
Et malgré mille traits qui pleuvent sur sa teste ;
Il voit la barricade où le Romain l’arreste ;
Il passe sur la roche où Radagaise est mort ;
Il se prend à des pieux avec un grand effort ;
De la gauche il les tient ; de la droite il foudroye ;
Il destourne les traits que le Romain envoye ;
Il monte ; il le repousse ; et dans moins d’un moment,
On voit ce grand heros sur le retranchement.
Il y saute, on le suit ; il avance, on recule ;
Le sabre d’Alaric vaut la masse d’Hercule ;
Sous des coups si pesants, tout cede, tout se rend,
Et sur leurs bataillons il fond comme un torrent.
Quoy Romains, leur dit-il, vous qui cherchez la gloire,
Vous avez donc voulu desrober la victoire !
Mais superbes Romains, il la faut disputer ;
Et pour avoir la gloire, il la faut achepter.
A ces mots, Stylicon, que Belzebuth anime,
Joignant à sa valeur un despit magnanime,
Se pousse hors des rangs, et d’un superbe pas,
Marche vers Alaric en eslevant le bras.
Comme quand deux lions, dont la force est esgale,
Disputent d’un taureau la despoüille fatale,

Et font trembler les bois par leur rugissement,
Tous autres animaux ont de l’estonnement.
Ainsi des deux guerriers la fureur animée,
Suspend pour quelque temps, et l’une et l’autre armée :
Toutes les deux font alte ; et les fiers combatans,
Dans ce fameux duel ne perdent point de temps.
Alaric le premier fait tomber sur la poudre,
D’un redoutable coup qui vaut un coup de foudre,
La moitié du bouclier de ce fameux Romain,
Qui sent en chancelant ce que pese sa main.
Stylicon qui du Goth voit l’attente trompée,
Sur la teste du roy fait tomber son espée :
Le casque en estincelle ; et le coup furieux,
Fait courber à demy ce front si glorieux.
Mais l’immortel heros, d’un sabre qui menace,
Redouble, frape encore, et fauce la cuirace :
Le sang en rejalit ; et sur le fer brillant,
Il fume tout vermeil, et coule tout boüillant.
Le Romain qui le voit, s’en despite ; en enrage ;
Et perdant tout ce sang sans perdre le courage,
Sur le bouclier du prince il descharge à son tour,
Un coup qui retentit aux rochers d’alentour.
Mais la trempe est trop bonne, et ce coup inutile,
En attire encor un de la main d’un achile,
Qui l’auroit abattu, si Stylicon d’un saut,
N’eust fait servir l’adresse où la force deffaut.
On le presse ; il recule ; et reculant il porte :
Son cœur n’est pas moins fort, si sa main est moins forte :
Et l’interest

de Rome estant son interest,
Il dispute sa vie, en brave tel qu’il est.
Comme aux champs d’Albion, deux dogues en colere,
D’une ardente prunelle, ensemble rouge et claire,
Combattent en fureur, jusqu’à se deschirer,
Sans ceder l’un à l’autre, et sans se retirer.
Ainsi les deux guerriers combattant pour la gloire,
D’une esgale fierté disputent la victoire :
Le feu leur sort des yeux, et l’un et l’autre alors,
Veut ou vaincre ou mourir dans ses nobles efforts.
Mais enfin Alaric, honteux, despit, et triste,
De voir qu’un Romain seul, si long-temps luy resiste,
Prend le sabre à deux mains ; et decidant leur sort,
Le frape, le renverse, et le fait tomber mort.
Comme un chesne battu d’une horrible tempeste,
Apres avoir long-temps de sa superbe teste
Bravé l’ire des vents dont l’effort le destruit,
S’esbranle, et s’esbranlant tombe avec un grand bruit.
Ainsi de Stylicon la valeur memorable,
Apres un grand combat cede au bras qui l’accable :
Et du fameux Romain les armes en tombant,
Forment un bruit guerrier qui plaist au conquerant.
Mais Rigilde enragé sent redoubler ses peines ;
Et dit, pour animer les cohortes romaines,
Le salut des vaincus reduits au dernier point,
Consiste seulement à n’en esperer point.
Vangeons de Stylicon la perte regrettable :
Celuy qui l’a dompté n’en est pas indomptable :
Et quelque orgueil qu’il ait

en ce fatal moment,
Les Romains et les Goths meurent esgalement.
Dans ces lieux reserrez cette nombreuse armée,
Par sa propre grandeur se peut voir oprimée :
Au lieu que dans la plaine eslargissant son corps,
Nous ferons contre luy d’inutiles efforts.
Alaric est vaillant, mais Alaric est homme :
Et ces superbes monts sont le rampart de Rome :
Si nous le deffendons Rome se sauvera :
Si nous l’abandonnons Rome enfin perira :
Et nos mains en ce lieu noblement occupées,
Tiennent le sort de Rome au bout de nos espées :
Mourons, mourons Romains, et pour la secourir,
Songeons qu’en certains temps il est beau de mourir.
A ces mots ils font ferme ; et les piques baissées,
Attendent Alaric à cohortes pressées :
Qui fier de sa victoire, et bravant le danger,
Tourne teste vers eux, marche, et vient les charger.
Comme au bord de la mer durant un grand orage,
Et des vents, et des flots, qui choquent le rivage,
Lors qu’à vague sur vague ils heurtent fierement,
Un bruit espouventable esclate horriblement.
Ainsi des braves Goths, et des troupes romaines,
Le grand et rude choq dans les grotes prochaines,
Fait retentir bien loing des armes et des coups
Un bruit tel que ce bruit de la mer en courroux.
Le Romain et le Goth, front à front, pique à pique,
Esgalement poussé d’une ardeur heroïque,

Frape, heurte, refrape, et jusqu’à se lasser,
L’un de peur qu’il ne passe, et l’autre pour passer.
Mais entre les Romains, deux Romains se signalent :
Dans ce fameux combat peu d’autres les esgalent :
C’est Valere et Tiburse, et braves, et rivaux,
Qu’aucun Romain n’esgale, et que l’on voit esgaux.
Chacun d’eux se regarde avec un œil d’envie :
C’est à qui plus des deux exposera sa vie :
Et dans ce grand peril où l’amour les a mis,
Ils tâchent de se vaincre avec leurs ennemis.
La fortune est douteuse, et le sort en balance :
Le nombre est differend, mais non pas la vaillance :
Et le passage estroit, fait qu’en ce lieu fatal,
Malgré le camp nombreux l’avantage est esgal.
Mais enfin Alaric qui brusle de voir Rome,
Abat, perce les rangs, fait tresbucher, assomme,
Se fait jour, les renverse, avance, les poursuit,
Enfin le Goth triomphe, et le Romain s’enfuit.
Parmy ces monts affreux tout remonte en desroute :
La fleur de cette armée y perit presques toute :
Et les aigles qu’on voit sous les pieds du vainqueur,
Font bien voir ce que peut, et son bras, et son cœur ;
Et les chefs prisonniers, en le couvrant de gloire,
Sont le grand ornement d’une illustre victoire ;
Et ces vainqueurs vaincus aux pieds du conquerant,
Ravis de sa valeur le vont presqu’adorant.
Mais bien que cét objet n’ait rien qui ne luy plaise,
On le voit soûpirer la mort de Radagaise :

Il fait prendre son corps, et montant ces grands monts,
Il signale son deüil par des soûpirs profonds.
Là creusant son tombeau sur les Alpes chenuës ;
Là sur leur cime affreuse, et plus haut que les nuës ;
Un superbe trophée arreste les regards,
Composé de boucliers, de piques, et de dards ;
De casques, de carquois, d’arcs, de fléches, d’espées ;
D’enseignes en desordre, et dans le sang trempées ;
De cuiraces, d’espieux, de tambours, de clairons,
Objet superbe et grand qui brille aux environs ;
Et dont l’inscription eternisant sa gloire,
Avec ce peu de mots consacre sa memoire.
Icy git un guerrier qui trouva peu d’esgaux ;
Car son cœur fut plus grand que ces monts ne sont hauts.
Apres l’avoir donc mis sous la tombe fatale,
En un lieu consacré par le prelat d’Upsale,
Alaric dont la force esgale la bonté,
Commence de descendre autant qu’il a monté.
Tel le Gange fameux tombe de ses montagnes :
Tel le superbe Nil inonde les campagnes :
Et tel en traversant un lac majestueux,
S’espanche dans les champs le Rhosne impetueux.
Du plus haut de ces monts, dont l’orgueil s’humilie,
Le camp des Goths s’espand dans la belle Italie :
Et fatigué qu’il est, il fait alte en ces lieux,
La merveille du monde, et le plaisir des yeux.

Tout se loge aussi-tost ; et les tentes superbes,
Forment comme une ville au milieu de ces herbes :
La juste simmetrie y regne en toutes parts :
Et des retranchemens luy servent de ramparts.
Un grand ruisseau la couvre ; et le camp se repose,
Sur les soins vigilents des gardes que l’on pose :
Le prudent Alaric qui veille pour son bien,
Ne donnant rien au sort, et ne negligeant rien.
Or comme ce heros qui veut dompter la terre,
Passe dans le quartier des prisonniers de guerre,
Il en voit un tout seul, de qui la majesté,
L’air noble, et le port haut, marquent la qualité.
Mais il paroist si triste, et si melancolique,
Que l’on voit aisément que la perte publique
N’est pas seule à causer l’excessive douleur,
Qui paroist dans ses yeux comme dans sa couleur.
Alaric qui le voit, et qui le considere,
Trouvant en ce guerrier tout ce qu’il faut pour plaire,
Le regarde ; s’aproche ; et voulant l’obliger
A ne luy celer pas ce qui peut l’affliger ;
Quoy Romain (luy dit-il, en paroles charmantes)
Les chaisnes parmy nous sont-elles si pesantes,
Qu’un homme genereux ne les puisse endurer,
Avec quelque constance, et sans en murmurer ?
Quoy les maistres du monde eslevez dans la gloire,
Ont-ils creu dans leur camp enchaisner la victoire ?
Et ne sçavent-ils point qu’on voit en combatant,
La fortune inconstante, et le sort inconstant ?

Tel gagne des combats qui n’est pas le plus brave :
Tel devroit estre roy que le sort fait esclave :
Et l’on doit croire enfin, au poinct où l’on vous voit,
Que faisant ce qu’on peut, on fait tout ce qu’on doit.
Seigneur (dit le Romain, en soûpirant encore)
Le secret desplaisir qui mon ame devore,
Ne vient point de mes fers qui me sont glorieux,
Les tenant du plus grand des roys victorieux.
Je connois la fortune, et je sçay ses malices :
Mon ame est preparée à souffrir ses caprices :
Et les Romains enfin, ont eu souvent des cœurs,
Qui mesme estans vaincus, ont bravé leurs vainqueurs.
Toute la terre a sceu l’exemple de Scevole :
Dix siecles apres luy, l’illustre bruit en vole :
Encore luit se feu dont il brusla sa main :
Et le Romain, seigneur, paroist tousjours Romain.
Mais il est certains maux plus grands que la constance :
Des maux que l’on augmente avec la resistance :
Des maux où le courage est un foible secours :
Et qui n’ont point de fin qu’en celle de nos jours.
A ces mots de nouveau ce grand captif soûpire :
Et le roy qui comprend ce qu’il a voulu dire,
Soûpire comme luy ; puis d’un air fort charmant,
Je vous entends, dit-il, et vous estes amant.
Oüy, je le suis seigneur, respond alors Valere ;
Et si de mes malheurs le recit pouvoit plaire,
Je ferois confesser à vostre majesté,
Que puis qu’à mon amour nul espoir n’est resté,

Bien que je porte un cœur digne de ma noblesse,
Il peut, helas ! Il peut, soûpirer sans foiblesse.
Soûpirez, soûpirez, luy repart le heros,
L’amour comme de Rome a triomphé des Goths :
Partout de cét amour regne la simpathie :
Et sa flâme s’allume aux glaces de Scythie.
Ainsi ne doutez pas que ma compassion,
Ne suive le recit de vostre affliction :
Et que bien qu’ennemy de la grandeur romaine,
Alaric, s’il le peut, ne borne vostre peine :
Car mesme dans l’estat qu’on le voit aujourd’huy,
Il aprend de ses maux à plaindre ceux d’autruy.
Seigneur, luy dit Valere, apres cette assurance,
Quoy que dans mes malheurs je sois sans esperance ;
Quoy que je sois trop bas pour pouvoir remonter ;
Puis que vous l’ordonnez je vay les raconter.
Du sang des Scipions le Tibre m’a veu naistre :
Ce nom est trop connu pour ne le pas connoistre :
Et Carthage destruite avec tant de valeur,
A porté jusqu’à nous leur gloire et son malheur.
Je suis donc nay dans Rome, et d’une race illustre,
Qui dans ses changemens a conservé son lustre :
Malgré les cruautez des civiles fureurs,
Et dans la republique, et sous les empereurs.
Probé, veuve romaine, et du sang des Horaces,
De ses grands devanciers suivant les belles traces,
Par ses hautes vertus comme par sa beauté,
De libre que j’estois m’osta la liberté.

Tiburse mon rival, homme de bonne mine,
Qui des fameux Catons tire son origine,
En mesme temps que moy se laissant enflâmer,
Et la vit, et l’aima, car la voir, c’est l’aimer.
Si je l’idolastrois, il en fut idolastre :
Nous la suivions au temple, et sur l’amphitheatre :
Et nos yeux luy disoient nostre secret tourment,
Par de tristes regards jettez languissamment.
Mais la fiere beauté qu’on ayme et qu’on revere,
Estant esgalement, et modeste, et severe,
Destournant finement ce muet entretien,
Faignoit de ne pas voir ce qu’elle voyoit bien.
Cependant sa froideur augmentoit nostre flâme :
Lors qu’elle s’en alloit elle emportoit nostre ame :
Nous la suivions des yeux, et ne la voyant plus,
Tous deux nous demeurions, et tristes, et confus :
Et tous deux nous croyant autheurs de nostre peine,
Joignions dans nostre esprit, et l’amour, et la haine.
Chaque nuit, sans espoir ainsi que sans raison,
Je passois mille fois pardevant sa maison :
Et chaque nuit encor, pendant ma resverie,
J’y rencontrois Tiburse avec mesme furie.
Pour me payer du cœur qu’on m’avoit desrobé,
Je subornois alors tous les serfs de Probé :
Et je les conjurois par mon amour fidelle,
De luy parler de moy comme ils me parloient d’elle :
Ils me le promettoient ; mais Tiburse à son tour,
Avec d’autres presents descouvroit son amour :

Ainsi voulant gagner leur esprit mercenaire,
Tous deux estions trompez par leur ruse ordinaire.
Apres avoir souffert mille maux differents,
Probé ne parlant point j’aborday ses parents,
Et je leur proposay d’espouser cette belle :
Mais inutilement je fis agir leur zele :
Car la fiere Probé respondit en courroux,
Qu’elle seroit fidelle aux cendres d’un espoux.
Tiburse mon rival prenant la mesme voye,
Par la douleur qu’il eut me donna de la joye :
Il me vit affligé, je le vy fort confus ;
Et la mesme priere eut le mesme refus.
Enfin je resolus dans cette peine extrême,
De chercher à la voir, et de parler moy-mesme :
Afin que luy monstrant toute mon amitié,
Je pusse la toucher d’amour ou de pitié.
Pressé donc par l’effort d’un tourment sans exemple,
Sous l’habit d’un captif je l’attendis au temple :
Là tremblant de frayeur, sçachant sa cruauté,
Je me mis à genoux pres de cette beauté :
Et luy parlant fort bas, par respect et par crainte,
Avec plus d’un soûpir je fis ainsi ma plainte.
En vain, belle Probé, vous demandez aux cieux,
Une juste pitié que n’ont jamais vos yeux :
Vostre injuste courroux excite leur colere ;
Et demandant pardon, pardonnez à Valere.
Sous l’habit d’un esclave, esclave que je suis,
Apres avoir souffert et mille et mille ennuis,
Soûpirant vainement ma liberté ravie,

Je viens vous demander, ou la mort, ou la vie.
Profane (me dit-elle, en parlant assez bas)
Qui jusqu’en ce lieu saint osez porter vos pas,
Craignez, craignez du ciel la foudre toute preste :
Et sauvez en fuyant vostre coupable teste.
Le ciel qui voit mon cœur, luy dis-je en soûpirant,
Sçait qu’avec innocence il va vous adorant :
Voyez-le comme luy, ce cœur vous en conjure :
Car ses desirs sont purs comme sa flâme est pure :
Et l’innocence mesme avecques sa pudeur,
Ne sçauroit condamner une si chaste ardeur.
Allez, allez, dit-elle, amant trop temeraire :
Sous l’habit d’un esclave on ne me sçauroit plaire :
Je suis du sang d’Horace ; et ma noble fierté,
Comme mes devanciers ayme la liberté.
Le sang des Scipions, beau sujet de mes peines,
Luy dis-je encor alors, est tout pur dans mes veines :
Mais pour voir ces beaux yeux qui causent mon trespas,
Je crois tout honnorable, et ne crois rien de bas.
Par un desguisement si difficile à croire,
Vous hazardez vos jours aussi bien que ma gloire,
Dit-elle, et si quelqu’un vous reconnoist icy,
Ces jours courent fortune, et mon honneur aussi.
Ha ! Luy dis-je, madame, empeschez l’un et l’autre,
En recevant mon cœur ; en me donnant le vostre ;
C’est un honneur trop grand ; mais mon affection,
N’est pas moins grande aussi que mon ambition.

Ayez quelque pitié du feu qui me devore ;
Ayez quelque pitié d’un cœur qui vous adore ;
Et si le vostre enfin ne peut estre enflâmé ;
S’il ne veut point aymer, qu’il souffre d’estre aymé.
Comme elle alloit respondre, une dame l’arreste :
Qui relevant un voile abaissé sur sa teste,
Fait voir que c’est Tiburse, et nous surprend tous deux,
Par ce desguisement, et grand, et hazardeux.
Madame, luy dit-il, Valere vous adore,
Mais il n’ayme pas seul, car je vous ayme encore :
Et devant que respondre à l’amant que je voy,
Puis que vous l’escoutez, de grace escoutez moy.
Mon ardeur pour le moins, est esgale à la sienne :
Et si des Scipions la gloire est ancienne,
La gloire des Catons, dont je suis descendu,
A par toute la terre un beau bruit espandu.
Mais s’il est mon esgal, quant à l’illustre race,
Mon ame pour l’amour de bien loin le surpasse :
Et de quelque grand feu que bruslent mes rivaux,
En cela seulement je n’ay jamais d’esgaux.
Ha ! Dit-elle, Tiburse est esgal à Valere,
Car il est trop hardy, comme il est temeraire :
Tous deux avez failly dans vos injustes feux :
Et pour vous en punir je vous quitte tous deux.
A ces mots nous quittant, elle sort de ce temple :
Tiburse me regarde, et moy je le contemple :
Et honteux l’un et l’autre, autant que furieux,
Une esgale colere esclate dans nos yeux :

Et dans nos yeux encore est une honte esgale,
Pour cette invention, inutile et fatale :
Indigne de nos rangs plus que de nos fureurs,
Si l’amour n’excusoit de semblables erreurs.
Quoy Valere, dit-il, luy que l’on croit si brave,
A-t-il comme l’habit, pris le cœur d’un esclave ?
Quoy Tiburse (luy dis-je, emporté de despit)
Est-il devenu femme en empruntant l’habit ?
Alors estans honteux de nous voir de la sorte,
Bien que nostre fureur fust esgalement forte,
Le monde qui survint, enfin nous separa,
Et je me retiray comme il se retira.
Depuis cela, seigneur, Probé sage et modeste,
Craignant de nostre ardeur quelque suite funeste,
Ne sortit presques plus ; mais cessant de la voir,
On nous laissa l’amour en nous ostant l’espoir :
Et lors que sa rigueur nous cacha son visage,
Nous eusmes dans l’esprit son adorable image :
Qui nous suivoit partout ; que nous voiyons partout ;
En endurant des maux qui n’avoient point de bout.
Mais la belle Probé, si fiere et rigoureuse,
Nous rendant malheureux ne fut pas plus heureuse :
Car quelque soin qu’on prist de la bien secourir,
Par un mal dangereux elle pensa mourir.
Durant ce triste temps nous estions à sa porte,
Avec une douleur aussi juste que forte :
Et le jour et la nuit les gents qui la servoient,
En entrant, en sortant, tousjours nous y trouvoient.

Cette belle le sceut, et s’en tint obligée :
Et le destin fléchy par nostre ame affligée,
De mille vœux ardents estant solicité,
En nous rendant l’espoir luy rendit la santé.
Or les deux empereurs, et de Rome, et de Grece,
Connoissant son merite ainsi que sa richesse,
Proposerent alors chacun leur favory,
A l’illustre Probé pour estre son mary.
L’un parmy les Romains est prefect du pretoire :
Et l’autre est glorieux de plus d’une victoire :
Mais quoy que fort bien faits, et fort favorisez,
Ils furent comme nous, bannis et refusez.
Cependant leur orgueil piqué de cette offense,
Imagina contre elle une basse vangeance :
Et comme sans faveur le bon droit ne peut rien,
Un injuste procés luy fit perdre son bien.
A peine sceusmes nous ce malheur l’un et l’autre,
Que nous fusmes la voir pour luy donner le nostre :
Nous mettant à genoux pour l’en soliciter,
Sans l’obliger à rien, sinon à l’accepter.
Non, non, vostre vertu, dit-elle, est trop insigne :
Si je la contentois, je n’en serois pas digne :
Et pour la meriter, veritables Romains,
Il me suffit du cœur sans employer vos mains.
Ne vous offensez point d’un refus legitime :
Je veux plus que ce bien, car je veux vostre estime :
Un cœur comme le mien agit sans interest,
Et pour la conserver ma pauvreté me plaist.
Vous connoissez Probé ; vous connoissez sa race ;
Vous sçavez

bien tous deux qu’elle est du sang d’Horace ;
Ne la pressez donc point de faire une action,
Indigne de l’esclat de son extraction.
Au reste, adjousta-t-elle, apres ce noble office,
Espouser un de vous seroit une injustice :
Vostre esgale vertu demande assurément,
D’un cœur reconnoissant un esgal traitement.
Oüy, je serois ingrate, avec ma gratitude,
Si pour l’un j’estois douce, estant pour l’autre rude :
Car d’un cruel arrest injustement donné,
J’en rendrois l’un heureux, et l’autre infortuné.
Apres une vertu qui me charme et que j’ayme,
Je ne le celle point, je souffrirois moy-mesme :
Et puis qu’un noble cœur ne se peut partager,
Avec pas un des deux je ne dois l’engager.
Faites encor un pas, achevez grandes ames :
Sans demander de moy de reciproques flâmes ;
Et sans vouloir d’un cœur l’inutile moitié ;
Recevez sans amour toute mon amitié.
Je vous l’offre à tous deux, et sincere, et fidelle :
En vous en contentant, monstrez vous dignes d’elle :
Et moderant l’ardeur que vous portez au sein,
Ne soyez plus rivaux qu’en ce noble dessein.
A ces mots nous jettant aux pieds de l’heroïne,
Esgalement ravis de sa vertu divine,
Nous luy dismes pourtant, sans escouter sa voix,
Que nous la conjurions de vouloir faire un choix.

Non, non (dit-elle alors, d’un front un peu severe)
Je n’offenceray point ce que Probé revere :
Mais puis qu’il faut choisir, le destin choisira,
Et contre la vertu, la vertu le fera.
Vous sçavez qu’Alaric en veut au Capitole :
Qu’il marche contre Rome, ou que plutost il vole :
Allez vous opposer à ce fier assaillant :
Et celuy qui des deux sera le plus vaillant,
(Puis qu’il faut que mon cœur à l’un des deux se donne)
De la main de Probé recevra la couronne.
Ha ! Dismes nous alors, nous y voulons courir ;
Car pour vous meriter, c’est trop peu que mourir.
Ainsi cette beauté semblant enfin se rendre,
Avecques Stylicon nous vinsmes vous attendre :
Mais sans vous amuser en propos superflus,
Nous y venions pour vaincre, et nous fusmes vaincus.
Par le sort du combat me voyant vostre esclave,
Tiburse plus heureux, et peut-estre plus brave,
Sans estre enveloppé dans le commun malheur,
Est allé recevoir le prix de sa valeur.
Ha ! Respond Alaric, allez revoir le Tibre :
Ne perdez point de temps, partez, vous estes libre :
Valere tout ravy, se prosterne à ces mots,
Et fait ce que luy dit le vaillant roy des Goths.