Albert (trad. Bienstock)/Chapitre1

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 5p. 93-98).
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ALBERT


RÉCIT


(1857)




I

À trois heures de la nuit, cinq jeunes gens riches entraient pour s’amuser dans un bal de Pétersbourg.

On buvait beaucoup de champagne, la plupart des hôtes étaient très jeunes, il y avait de jeunes et jolies femmes, le piano et le violon jouaient sans interruption une polka après l’autre. Les danses et le bruit ne cessaient pas. Mais chacun éprouvait de l’ennui, de la gêne, et, on ne sait pourquoi (comme il arrive souvent), on sentait que tout cela n’était pas bien et n’était pas du tout ce qu’il fallait.

Plusieurs fois, on essaya d’aviver la gaité, mais la gaité feinte était pire que l’ennui.

Un des cinq jeunes gens, le plus mécontent de soi-même, des autres et de la soirée, se leva avec un sentiment de dégoût, chercha son chapeau et sortit avec l’intention de partir en catimini.

Dans l’antichambre il n’y avait personne, mais dans une chambre voisine, à travers la porte il entendit deux voix qui discutaient. Le jeune homme s’arrêta et se mit à écouter.

— On ne peut pas entrer… là-bas il y a des hôtes, — disait une voix de femme.

— On ne peut pas, là-bas il y a des invités, — disait une autre voix de femme.

— Laissez-moi, je vous en prie ; mais ce n’est rien, — suppliait la voix faible d’un homme.

— Mais je ne puis vous laisser sans la permission de madame, — disait la femme. — Où allez-vous ? Ah !…

La porte s’ouvrit et sur le seuil se montra un homme d’étrange aspect. En apercevant un hôte, la bonne cessa de le retenir, et l’étrange figure, saluant timidement, en chancelant sur ses jambes courbées, entra dans la chambre. C’était un homme de taille moyenne, au dos voûté, aux longs cheveux en désordre. Il avait un pardessus court, des pantalons étroits déchirés, des bottes éculées, pas cirées. Une cravate semblable à une corde enlaçait un long cou blanc. Une chemise sale sortait des manches, au-dessus des mains maigres. Mais, malgré la maigreur extraordinaire du corps, le visage était frais, blanc et même une légère rougeur colorait les joues entre la barbe et les favoris noirs. Les cheveux non peignés, relevés, découvraient un front pas très haut et extraordinairement pur. Les yeux sombres, fatigués, regardaient droit, humblement et en même temps avec gravité.

Leur expression se confondait agréablement avec celle des lèvres fraîches, un peu arquées, dont on apercevait les coins au-dessous de la moustache rare.

Après quelques pas il s’arrêta, se tourna vers le jeune homme et sourit. Il sourit comme avec effort, mais quand le sourire éclaira son visage, le jeune homme, sans savoir lui-même à quoi, sourit aussi.

— Qui est-ce ? — demanda-t-il tout bas à la bonne quand la figure étrange disparut dans la chambre d’où l’on entendait les danses.

— C’est un musicien du théâtre, un fou, — répondit la bonne. — Il vient parfois chez ma maîtresse.

— Où es-tu parti. Delessov ? — criait-on en ce moment dans la salle.

Le jeune homme qu’on appelait Delessov retourna dans la salle.

Le musicien se tenait près de la porte ; il observait les danseurs, et son sourire, son regard, ses trépignements témoignaient du plaisir que lui donnait ce spectacle.

— Eh bien quoi ! Dansez donc vous aussi, — lui dit un des hôtes. Le musicien salua et regarda la maîtresse de la maison d’un air interrogateur.

— Allez, allez, puisque ces messieurs vous invitent, — intervint la maîtresse.

Les membres faibles, maigres du musicien, tout à coup commencèrent à s’agiter violemment, et en clignant les yeux, avec un sourire, il se mit à sauter par la salle, lourdement, gauchement. Au milieu du quadrille, un officier très gai qui dansait fort bien et avec animation, par hasard, se heurta au musicien.

Les jambes faibles, fatiguées, perdirent leur aplomb, et le musicien, après quelques pas de côté, tomba de tout son long sur le parquet. Malgré le bruit fort, sec, produit par la chute, au premier moment, presque tous riaient.

Mais comme le musicien ne se relevait pas, les rieurs se turent, même le piano s’arrêta et Delessov accourut le premier avec la maîtresse de céans, vers le musicien. Il était allongé sur le coude et sans expression regardait le sol. Quand on l’eut soulevé et mis sur une chaise, d’un geste rapide de sa main osseuse il rejeta les cheveux de son front et se mit à sourire sans répondre aux questions :

— Monsieur Albert ! monsieur Albert ! — disait la maîtresse du logis, — vous vous êtes fait mal ? Où ? Voilà je vous disais bien qu’il ne fallait pas danser. Il est si faible, — continua-t-elle en s’adressant aux hôtes. — Il peut à peine marcher, comment pourrait-il danser !

— Qui est-ce ? — demanda-t-on à la maîtresse.

— Un pauvre homme, un artiste, un très bon garçon, mais un miséreux, comme vous voyez.

Elle disait cela sans se gêner près du musicien.

Le musicien se ressaisit et, comme s’effrayant de quelque chose, repoussa ceux qui l’entouraient.

— Ce n’est rien. — fit-il tout à coup en se levant de la chaise avec un effort évident.

Et pour prouver qu’il ne souffrait pas du tout, il se rendit au milieu de la chambre, voulut faire quelques sauts, mais il chancela et serait tombé de nouveau si on ne l’avait soutenu.

Tous semblaient gênés ; tous le regardaient en silence.

Le regard du musicien s’éteignit de nouveau et oubliant évidemment tous les assistants, de sa main, il frottait son genou. Tout à coup il releva la tête, avança sa jambe tremblante, du même geste banal de tout à l’heure, rejeta ses cheveux et s’approchant du violoniste lui prit son instrument.

— Ce n’est rien, — répétait-il de nouveau en agitant le violon. — Messieurs, faisons de la musique.

— Quel étrange visage, — disaient entre eux les hôtes.

— Il y a peut-être un grand talent dans cette créature malheureuse, — dit quelqu’un.

— Oui, malheureuse, malheureuse, — prononçait un troisième.

— Quel beau visage !… Il y a en lui quelque chose d’extraordinaire, — dit Delessov. — Voilà, nous verrons.