Albertine de Saint-Albe/Tome I/Chapitre 04

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Renard (Tome Ip. 49-65).


CHAPITRE IV.


Mes liaisons avec les filles de madame Desmousseaux étaient bien plus intimes depuis que je devais être leur sœur. Elles venaient me chercher dès que leur mère avait un moment de repos, et nous allions alors nous promener ensemble dans les environs. La promenade est le plaisir de ceux qui n’en peuvent avoir d’autres. Dans les petites villes et à la campagne, c’est sur le grand chemin que la société se réunit ; c’est là seulement qu’on espère trouver quelque variété qui rompe la monotonie d’une journée uniforme. C’est là qu’on rencontre des voyageurs avec lesquels on cause en cheminant ; des marchands forains qui vous proposent des étoffes nouvelles ; des soldats qui rejoignent leurs corps et qui vous font avec joie le récit de leurs batailles ; de paisibles laboureurs qui reviennent de leurs travaux ; des chaises de poste, qui, par leur course rapide et la livrée des domestiques, annoncent l’opulence de ceux qu’elles emportent, et avec qui l’on s’identifie par la pensée. Ce tableau mouvant d’un chemin public compose tout l’intérêt de la conversation des soirées d’été en province.

Nous étions à cette époque de la saison où la nature semble chaque année se renouveler plus belle encore. Le printemps dans toute sa parure invitait à faire des excursions dans la campagne.

Un jour que nous faisions toutes trois notre promenade accoutumée, nous arrivâmes à un point de vue délicieux. Le chemin dominait un charmant vallon où nous descendîmes pour cueillir des violettes dont les champs étaient parfumés. À peine avions-nous commencé à faire nos bouquets, que j’entendis parler au-dessus de nous. Je levai la tête et j’aperçus deux voyageurs qui nous demandèrent s’il y avait encore loin pour aller à la ville de *** ? Nous répondîmes toutes trois à la fois qu’il y avait deux lieues. « N’y a-t-il pas un village avant d’y arriver, demanda l’un de ces deux messieurs ? — Oui, Monsieur, répliquai-je, c’est Saint-Marcel. — C’est celui d’où nous venons, ajouta la petite Rose. — Alors, dirent ces messieurs en descendant près de nous, oserions-nous vous prier, Mesdames, de nous en indiquer le chemin ? » Ils s’avancèrent, et nous firent des salutations fort respectueuses auxquelles nous répondîmes d’un ton fort réservé.

Je regardai mes compagnes et je dis que notre intention était de nous retirer, et que, s’ils voulaient, nous les conduirions nous-mêmes. La proposition fut acceptée avec empressement, et nous nous acheminâmes tous cinq vers le village. Pendant le trajet, les deux sœurs, naturellement curieuses, firent plusieurs questions à ces messieurs ; elles s’étonnaient de les voir à pied sur une grande route, et pensaient que, sans doute, leur voiture s’était brisée à quelque distance de l’endroit où nous les avions rencontrés.

Ces messieurs répondirent qu’aucun accident ne les avait obligés à mettre pied à terre, que leur voiture allait en avant, et qu’ils avaient le dessein d’aller à Saint-Marcel. « Mais, Messieurs, vous ne connaissez pas ce village, et je ne crois pas que vous puissiez trouver à y loger, dit l’une de nous. — Oh ! pardonnez-moi, répondit en souriant celui qui, par l’aisance de ses manières semblait avoir une sorte de supériorité sur l’autre, pardonnez-moi ; j’espère que nous serons fort bien reçus. » Puis s’adressant à moi, il ajouta : « Connaissez-vous madame de Genissieux ? » À ce nom je fis un cri, et le regardant je ne doutai plus que cet étranger ne fût ce neveu tant vanté, ce Léon d’Ablancourt dont on me parlait si souvent.

Rose, sans remarquer mon mouvement, s’avança et répondit avec vivacité : « Oui, Monsieur, c’est une de nos meilleures amies. » Je fus bien contente de la réponse de Rose. Je ne doutai pas qu’elle n’eût empêché l’étranger de s’apercevoir de ma surprise.

Nous marchâmes quelques momens en silence. Avant d’entrer dans le village, il y avait un ruisseau à traverser. La galanterie de ces messieurs nous força d’accepter leur bras pour le franchir.

Celui que j’avais tant de raison de soupçonner, ce dangereux Léon d’Ablancourt saisit l’instant où il me donnait la main pour me dire du ton le plus gracieux : « À quoi, dois-je attribuer la surprise que je vous ai causée tout à l’heure. Mademoiselle ? serais-je assez heureux pour être connu de vous ? » Je restai pétrifiée. J’aurais parié qu’il ne m’avait pas remarquée, et je rougis en répondant que je croyais parler au baron d’Ablancourt, neveu de madame de Genissieux. « Vous avez deviné juste, répliqua-t-il vivement, et je suis enchanté de cette agréable rencontre. — Oui, dit son ami, elle est d’un bon augure pour le voyage que nous allons entreprendre. »

Nous approchions de la maison de madame de Genissieux, et je courus lui annoncer l’arrivée imprévue de son neveu. Elle se précipita au-devant de lui avec l’expression de la plus vive tendresse. M. d’Ablancourt, charmé de retrouver une si bonne tante, s’empressa de l’embrasser, et de lui présenter son ami Casimir de Melvin. Après les complimens d’usage, nous prîmes congé de madame de Genissieux, et la laissâmes avec ses nouveaux hôtes.

Rentrée chez mon oncle, seule, pensive, j’allai me promener dans le jardin. La chute du jour, moment de tristesse à la campagne, l’entière solitude des champs qui ressemble si fort à de l’abandon, tout m’inspira une mélancolie que je n’avais point encore éprouvée. Je marchais la tête baissée, lorsque le bruit du retour de la chasse me tira de ma rêverie. Nos chasseurs revenaient plus tard qu’à l’ordinaire ; je n’étais pas à l’unisson de leur grosse gaieté, et je me sauvai dans ma chambre.

La santé de madame Desmousseaux ne se rétablissait pas ; elle dépérissait visiblement : son fils s’en affligeait avec moi, et me peignait souvent les chagrins que lui causait cette cruelle maladie. Son amour filial m’inspirait pour lui une estime véritable ; mais il m’était impossible de lui accorder un autre sentiment.

Il m’apportait des nouvelles de sa mère, le lendemain de la rencontre des étrangers, lorsqu’ils entrèrent dans le salon, conduits par madame de Genissieux. Elle finissait sa conversation, et j’entendis ces mois : oui, voilà son prétendu. L’indiscrétion de madame de Genissieux me déplut infiniment, mais je fus bien plus piquée, lorsque, levant les yeux sur Léon d’Ablancourt, je crus découvrir un air de dédain à la vue de celui qui devait être mon mari ! Je concentrai mon dépit, je me levai et courus embrasser madame de Genissieux pour cacher ce qui se passait en moi. Il arrive souvent dans le monde qu’une caresse faite à quelqu’un ne serve qu’à dissimuler notre ressentiment contre un autre.

Je proposai sur-le-champ de faire un tour dans le jardin, et je priai Adrien d’aller chercher mon oncle. Le jardin était ravissant ; c’était une richesse, une abondance surnaturelle. Les corolles des fleurs voltigeaient et formaient comme une pluie blanche autour de nous ; nous les foulions sous nos pieds : l’air en était embaumé. La conversation s’établit sur le bonheur de la vie champêtre ; c’est un sujet intarissable : ceux qui en jouissent le moins sont quelquefois ceux qui le vantent le plus. Enfin, M. de Saint-Albe arriva ; il reconnut M. le baron d’Ablancourt, et lui demanda des nouvelles de sa mère, avec cette courtoisie empressée d’un seigneur de village qui sait vivre. Léon répondit à toutes ses questions avec cette grâce facile d’un homme du monde qui se possède. « Monsieur le baron se propose-t-il de nous honorer quelque temps de sa présence, dit mon oncle ? Madame de Genissieux, aurez-vous l’avantage de garder ces messieurs pendant quelques semaines ? — Mon voisin, je n’ai point encore osé faire cette demande. Laissez-moi jouir du plaisir de le revoir. Si je lui demandais combien de temps il doit me donner, il faudrait aussi parler de son départ, et c’est ce que je veux ignorer. »

Léon baisa tendrement la main de sa tante ; et mon oncle, comme tout possesseur de château doit faire, s’empara des voyageurs, et les emmena voir sa propriété.

Nous restâmes seules, madame de Génissieux et moi : elle avait une grande envie de babiller, je n’avais pas un moindre désir de l’entendre ; et voici à peu près comme elle commença : « Eh bien ! ma chère Albertine, comment trouvez-vous mon neveu ? J’espère qu’il répond à l’idée que je vous en ai donnée. Avouez qu’on n’est pas plus aimable, et qu’on voit peu de tournures aussi distinguées ? — Il ressemble parfaitement au portrait que vous m’en aviez fait, Madame. — Il vous trouve charmante, continua-t-elle ; vos grands yeux noirs ont fait impression sur lui : vous savez que je n’aime que les yeux noirs, et je suis charmée que Léon soit de mon goût. Il assure qu’un voyage à Paris ferait de vous une femme accomplie, et je le crois : rien ne forme comme le séjour de Paris. Vous êtes, dit-il, bien au-dessus de vos deux amies ; enfin vous avez fait sa conquête, et cela est bien sans conséquence, puisque vous allez vous marier, et lui aussi. — Vous avez bien raison, Madame ; d’ailleurs les hommes ne disent-ils pas mille galanteries sans y croire ? — Ah ! ma chère amie, c’est tout ce que vous pourriez penser de Léon, que vous ne connaissez pas, s’il s’était adressé à vous pour dire ces choses-là ; mais c’est à moi qu’il a parlé. » La remarque était trop flatteuse pour mon amour-propre ; j’en rougis. « Que pensez-vous de son ami Casimir ? Il me paraît fort étourdi ; je crois qu’il faudra tout l’ascendant de Léon pour le retenir. » Je répondis, en riant, que je ne l’avais pas beaucoup remarqué ; « car, ajoutai-je, il n’est pas votre neveu celui-là. » Madame de Genissieux, fière du compliment, me donna na un petit coup sur l’épaule en s’écriant : « Léon le saura. Je veux le lui dire ce soir. » Il me tardait de l’entendre parler du mariage de son neveu. Je tâchai d’amener la conversation sur ce sujet. « Pourquoi, lui demandai-je, M. d’Ablancourt ne vous a-t-il pas annoncé son arrivée ? — Oh ! vous ne connaissez pas Léon, reprit-elle : il a eu tant de regrets de m’avoir manqué de parole une fois, qu’il a voulu me surprendre pour réparer sa faute. Ma sœur m’écrit que son mariage ne se fera qu’à son retour d’Italie. Il paraît que mademoiselle de Seligny est bien jeune, et que sa mère ne veut la marier que dans deux ans. » Il y avait long-temps que madame de Genissieux parlait sans avoir envie de s’arrêter, ni moi de l’interrompre, lorsque ces messieurs revinrent nous rejoindre. Ils étaient ravis de tout ce qu’ils avaient vu, et louaient beaucoup M. de Saint-Albe sur son goût pour les choses solides et utiles. Les belles plantations eurent aussi leur tribut d’éloges, et l’on n’oublia rien de ce qui pouvait flatter l’amour-propre du maître du château. Mon oncle fut si enchanté de son succès qu’il invita sur-le-champ ses voisins à dîner avec nous ce jour-là même. La proposition était trop pressante pour être refusée ; on l’accepta avec joie, et j’eus tout le loisir de comparer nos deux convives avec Adrien qui avait été invité le matin par mon oncle. Son air timide et provincial m’affligeait ; j’en souffrais pour lui. Il me semblait qu’on devait prendre une idée défavorable de sa personne en voyant la contrainte de ses manières. L’assurance de ces messieurs me paraissait bien préférable. D’ailleurs tout ce qui vient de Paris est toujours admiré et approuvé sans examen en province. Il était donc tout naturel que mon prétendu perdît beaucoup à la comparaison.

Je ne remarquai plus dans Léon l’air dédaigneux qui m’avait frappé le matin ; il fut, au contraire, d’une extrême politesse avec tout le monde, et surtout avec Adrien, qui, charmé de trouver une personne si affable, lui parlait avec confiance des occupations de la campagne et du plaisir de l’habiter.