Albertine de Saint-Albe/Tome I/Chapitre 06

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Renard (Tome Ip. 93-127).


CHAPITRE VI.


Quoique je n’aie point parlé de mon malheureux frère depuis son mariage, je ne l’oubliais cependant pas. Je lui avais écrit secrètement pour l’informer de la juste indignation de mon oncle et du projet qu’on avait de me marier. Mais il ne m’avait point répondu ; je ne savais ce qu’il était devenu.

Adrien toujours empressé de me plaire, avait chargé quelqu’un à mon insu de lui en donner des nouvelles. Il arriva un matin dans le salon où j’étais seule à mon piano. Après avoir jeté les yeux de tous côtés pour voir si nous n’étions pas entendus, il vint s’asseoir près de moi, et me dit d’un air mystérieux : « Albertine, je sais que voire oncle vous a défendu d’écrire à votre frère, et qu’il y aurait du danger à lui désobéir. Inquiet comme vous d’Eugène, j’ai fait chercher de ses nouvelles, et voici ce que m’apprend un ami :

Bordeaux, le…

« J’ai découvert, mon cher Monsieur, la personne à laquelle vous prenez un si vif intérêt. M. Eugène de Saint-Albe vit ici dans la plus grande obscurité avec sa femme et sa belle-mère. Je leur ai fait remettre la somme que vous m’avez adressée pour eux de la part d’une inconnue. M. de Saint-Albe ne doute point que ce secours ne vienne de sa sœur. Son projet est de profiter d’un bâtiment qui va mettre à la voile pour Philadelphie. Il veut tenter la fortune, et espère que le nouveau monde lui sera moins cruel que l’ancien. Adieu : tous les trois seront partis quand vous recevez cette lettre. »

Je suis, Monsieur, etc.

Cette nouvelle me causa le plus grand plaisir ; le procédé d’Adrien me parut si délicat, si touchant, que je m’écriai avec attendrissement : « Ah ! mon cher Adrien, vous êtes le meilleur des hommes. Vous faites tout pour mon pauvre frère, et vous me l’attribuez. Que je suis reconnaissante ! — Albertine, reprit-il, Puis-je ne pas m’occuper des affections de celle qui possède toutes les miennes. » Ce langage me rendit sérieuse. C’était la première fois qu’Adrien s’exprimait aussi librement ; il en fut surpris lui-même, et me reprochant ce qu’il appelait ma vertu farouche, il se hâta de sortir pour qu’on ne soupçonnât point le motif de sa visite.

Livrée à moi-même, j’eus le temps de réfléchir à la situation où je me trouvais : « Mes engagemens avec Adrien sont tous les jours plus affermis. Voilà aujourd’hui un lien de plus. Mon frère lui devra son existence, sa fortune ! Et je pourrais refuser de m’unir au sort d’un homme si généreux ! Non : mon oncle, mon devoir, tout me l’ordonne. Ah ! pourquoi mon inclination n’est-elle pas aussi forte ! Qu’importe, obéissons : j’en ai fait le serment ; je le renouvelle aujourd’hui, et que le bonheur d’Adrien soit ma consolation ! »

J’allais sortir du salon au moment où madame de Genissieux, ses hôtes et les demoiselles Desmousseaux entrèrent. « Apprenez donc de quel coup je viens d’être frappée, me dit madame de Genissieux ; mon neveu part demain : c’est par hasard que je le sais : il voulait m’échapper sans adieu. Albertine, joignez-vous à moi pour engager ces messieurs à rester au moins jusqu’à dimanche. » Je venais de me monter la tête, j’étais dans un moment d’exaltation ; et, décidée à remplir mes devoirs, je me crus assez d’empire sur moi pour répondre : « Ce serait très-mal à ces messieurs de partir si brusquement. Cependant, Madame, s’ils l’ont résolu, je crois que nos prières seront inutiles. — Vous arrangez fort joliment les choses, me répondit madame de Genissieux impatientée, comment, voilà tout ce que vous leur dites ? — Je sais bien un moyen de les obliger à rester, dit Rose à Léon qui avait les yeux fixés sur moi depuis ma réponse. — Dites-le moi, s’écria Casimir. — Non, je veux le dire à M. Léon. — À moi ! reprit Léon avec empressement ». Et l’étourdie, le tirant par le bras, lui dit tout bas : « C’est dimanche le jour de la fête d’Albertine, n’en parlez pas. » Léon me regarda encore. Quel ascendant veut donc prendre cet homme-là, pensai-je tout bas ! il m’irrite ; je lui résisterai, je l’ai promis. Mon oncle arriva heureusement. Il joignit ses instances à celles de sa voisine, et Léon eut l’air de ne céder qu’à lui. Il fut donc résolu que ces messieurs ne partiraient que dans quatre jours.

En amour comme en guerre quatre jours suffisent pour opérer bien des miracles. Dans l’une et l’autre circonstances, le talent consiste à savoir mettre à profit des instans si précieux, et les hommes qui s’y entendent ne déploient jamais plus d’habileté que quand le danger est pressant.

Léon, qui m’avait bien observée depuis plus de deux mois, était trop clairvoyant pour n’avoir pas découvert ce qui se passait dans mon ame. Il y avait lu toute mon indifférence, pour Adrien, mon obéissance aux volontés de mon oncle, et l’impression qu’il m’avait faite. Il en était résulté de sa part une sorte d’intérêt que j’avais pris d’abord pour de la bienveillance, et que de temps en temps je croyais voir se changer en un sentiment plus vif, mais sans oser m’en rendre compte. Il se détermina donc à parler de son départ pour juger de l’impression que ferait sur moi cette nouvelle, et ma réponse, dictée par la résolution que je venais de prendre, le jeta dans une grande incertitude.

Nous nous promenâmes le reste de la soirée, et Léon m’observa attentivement, mais sans me parler plus souvent qu’à ces dames.

Nous rentrâmes dans le salon ; et mon oncle ayant appris que Casimir jouait aux échecs, lui proposa de faire sa partie, ce qu’il accepta aussitôt. Le reste de la société se plaça autour d’une table à travailler.

Léon et Adrien causaient en marchant dans le salon.

La conversation s’anima insensiblement et devint générale. On parla d’affections, de sermens, d’engagemens sacrés : Léon amenait toujours ces sujets-là. Adrien avançait, comme sa doctrine, que rien n’est plus sacré qu’une promesse, que rien ne pouvait nous affranchir de nos sermens, qu’un honnête homme n’avait que sa parole, et que l’honneur y était lié au péril de la vie.

Léon. Voilà du fanatisme ; je n’admets pas cette rigidité dans tous les cas ; il y a des promesses que l’on déchire, et des liens que l’on peut rompre.

Adrien. Je ne le crois pas ; quand on doit, il faut s’acquitter.

Léon. Sans doute, quand il s’agit de prêt d’argent, de dettes d’honneur, de jeu.

Mais je parle d’autres engagemens, de ceux que l’on contracte inconsidérément, ou que l’on a pris pour nous sans nous consulter. On doit toujours en revenir quand le bonheur de l’un des deux, ou de tous deux, se trouve compromis par un tel contrat.

— Mais, observa madame de Genissieux, vous traitez ces questions-là fort à votre aise, mon cher Léon ; n’avez-vous pas des engagemens, vous ? ne devez-vous pas épouser mademoiselle de Seligny ?

Léon. C’est précisément pour cela. On dit que je dois épouser mademoiselle de Seligny. C’est un arrangement de famille. Nos mères ont arrêté ce mariage. Qu’est-ce que tout cela prouve ? Ai-je pu promettre que d’ici à mon retour je ne rencontrerais pas la personne qui doit fixer ma destinée pour la vie ? »

Il prononça ces mots avec énergie, et moi je restai la tête baissée sur mon ouvrage sans oser lever les yeux.

— Oui, continua-t-il avec chaleur en se plaçait en face de moi, je regarde comme coupable l’être faible qui, libre encore, ne suit pas le penchant de son cœur, et qui, pour remplir une vaine promesse, repousse le bonheur qui lui est offert. » À ces mots, je le regardai ; je crus lire ma condamnation dans ses yeux. Il continua, en s’adressant à sa tante : « Vous voulez que j’épouse mademoiselle de Seligny parce que nos parens l’ont décidé ? Mais ce mariage ferait son malheur ; elle ne serait point heureuse avec un mari qui ne l’aimerait pas. Je ressemblerais à celui qui paie ses dettes avec de la fausse monnaie ; il trompe et ne s’acquitte pas. — Voilà des subtilités qui m’enchantent, s’écria madame de Genissieux ; il me paraît que vous vous préparez bien des infidélités, et je plains d’avance mademoiselle de Seligny.

Léon. Ne la plaignez pas. Elle ne m’aime point encore, et moi je… — Vous conviendrez, dit Adrien en l’interrompant, qu’il faut pourtant prendre ses précautions ; il faut retenir les hommes par quelques liens. Comment compter sur eux ? Ils sont si fort enclins à se jouer de tout.

Léon. C’est où je vous attendais, Monsieur ; pourquoi vouloir entraver les volontés dans des intérêts si chers ? C’est donc pour contraindre, que vous engagez ? Eh ! ne contrariez personne ; imitez la nature : elle revient sur ses pas quand elle s’égare. Surtout ne trompons jamais, sachons être vrais. La probité a aussi son contrat qu’elle nous fait signer quand la raison nous éclaire. Voilà un engagement antérieur à tous les autres. »

Casimir écoutait son ami, et ses distractions excitaient la joie de mon oncle, qui, accoudé sur la table, prenait ses tours et ses cavaliers, sans prêter aucune attention à tout ce qui se passait autour de lui. Près de perdre la partie, Casimir appela Adrien à son secours. Léon plus libre s’approcha de nous, et se plaça entre Rose et moi. « N’ai-je pas raison, Mesdames, dit-il du ton le plus aimable, de défendre notre liberté ? Suivez mes conseils ; croyez qu’il est toujours temps de consulter son cœur. C’est du bonheur de la vie qu’il s’agit ici. Ayez le courage des âmes fortes. — Oh ! je suis bien de votre avis, répondit Rose : je suis franche, et je dirai même aux pieds des autels : je ne veux pas de lui.

Léon. Voilà un projet très-louable, il faut toujours dire la vérité. Et vous, Mademoiselle, me dit-il, plus bas et avec émotion, approuvez-vous cette façon de penser ?

Madame de Genissieux. Mais, Léon, quelle indiscrétion ! Albertine est trop raisonnable pour ne pas vous blâmer. Elle est contre la thèse que vous venez de soutenir. Elle ne juge point comme vous. Elle sera fidèle à ses engagemens. N’est-ce pas, Albertine ? Adrien et votre oncle vous connaissent mieux que lui, heureusement. »

Ces mots me rappelèrent mes devoirs et me rendirent le courage ; je songeai à mes belles résolutions du matin, et je répondis avec fermeté : « Ils n’auront point à se plaindre de moi, Madame ; la conscience est un guide qui ne trompe jamais. » Cette réponse héroïque déplut beaucoup à Léon ; il ne put dissimuler son mécontentement, et se levant aussitôt, il dit avec un sourire moqueur : « Ah ! je vous admire, Mademoiselle, voilà des sentimens dignes de l’âge d’or ! Heureux ceux qui les éprouvent, et plus heureux ceux qui les inspirent ! »

Ah ! certainement, pensai-je en moi-même, je déteste cet homme-là ! il est d’une tyrannie insupportable, il n’écoute rien, et il faut penser comme lui pour ne pas s’attirer ses sarcasmes. Voilà qui est décidé : laissons-le partir, et ne nous occupons plus de lui.

Pendant ces réflexions, il s’était approché de la partie d’échecs, et conseillait Casimir. Mon oncle se fâchait, et il avait tort : car Léon étant distrait, conseillait tout de travers, et la partie fut bientôt perdue pour son ami. C’est ainsi que souvent l’innocent paie pour le coupable.

La partie de mon oncle finie, tout le monde se retira, et je rentrai dans ma chambre, assez agitée de la soirée.

Le lendemain, mon oncle emmena tous ces messieurs à la chasse pour rapporter une grande quantité de gibier, afin de célébrer dignement la fête de sa nièce. Au retour, Adrien loua beaucoup Léon et Casimir, et nous assura que cette partie de chasse était la plus agréable qu’il eût faite. Peut-être la satisfaction d’avoir éloigné ces messieurs fit-elle tous les frais de ce plaisir. Je le soupçonnai à deux ou trois petites phrases qui me rendirent encore plus circonspecte.

Enfin ce dimanche arriva, ce jour de ma fête si désiré par Rose. Mon oncle, toujours plus content de ma soumission, avait fait une dépense considérable pour célébrer ce jour-là ; et sa joie, en parlant de mon mariage, me faisait un mal que je ne puis rendre. Il entra dès le matin dans ma chambre avec un énorme bouquet auquel était nouée une bourse remplie d’or. Il m’embrassa en disant : « Albertine, voilà un bouquet pour votre fête, et un à-compte sur le présent de noce. »

Touchée de ses bontés, je me précipitai dans ses bras, et lui témoignai ma reconnaissance et mon respect avec cet air embarrassé que j’avais toujours en sa présence. Il m’engagea à descendre, je le suivis avec empressement.

Il y avait déjà beaucoup de monde dans le salon quand nous y entrâmes. Les jardiniers l’avaient orné de fleurs, de guirlandes, et des rayons de soleil venaient égayer cette réunion. Plusieurs voisins des environs avaient été invités et venaient d’arriver ; tous les chasseurs, leur famille, les Desmousseaux, madame de Genissieux, et Casimir étaient présens, hors Léon.

Je jetai les yeux sur la foule qui se pressait autour de moi, pour le découvrir, mais je ne le vis point. Cette négligence de sa part me parut une offense. Je pris mon dépit pour de la haine, et je pensai en moi-même que j’étais bien guérie de la crainte que j’avais eue. Adrien s’empressa de me présenter un bouquet. Il usa de la permission que l’on a ce jour-là d’embrasser la personne fêtée. J’étais sa prétendue, et tout le monde applaudit. Au même instant j’aperçus Léon qui arrivait, et qui s’arrêtait pour nous regarder. Cette vue inattendue me déconcerta, je devins rouge, mes genoux fléchirent, et chacun attribua cette sensation aux bravos et aux rires indiscrets de l’assemblée. Léon seul ne s’y trompa point. Il s’avança, d’un air noble et respectueux, me salua, et m’offrit une rose. « Elle est belle, mais piquante, dit-il en souriant ; elle est seule, je ne lui connais point de pareille. » Je respirais à peine, je n’osais le regarder, et j’avançais timidement la main, lorsque mon oncle s’écria gaiement avec plusieurs personnes : « Eh bien ! vous ne l’embrassez pas ? Vous ne profitez pas du privilège de ce beau jour ? » À ces mots, je devins pâle ; il me sembla que j’allais m’évanouir. Léon s’en aperçut, et me retint doucement dans ses bras. Au même moment tout le château retentit du bruit effroyable de vingt cors de chasse qui firent au dehors une détonation aussi spontanée qu’inattendue. On en distinguait d’autres qui se répondaient de distance en distance, et les échos et la meute mêlant leurs voix à ce concert assourdissant, on ne s’entendait plus. Les uns coururent aux fenêtres, les autres à la porte du jardin. Adrien s’élança le premier, comme l’ordonnateur d’un si beau coup de théâtre. Cet évènement détourna l’attention, et me donna la force de me remettre. Je me dégageai des bras de Léon qui me baisa la main au milieu de quarante témoins beaucoup plus librement que si nous eussions été seuls. Tout le monde était occupé, et personne n’avait les yeux sur nous. Revenus de notre surprise, nous reprîmes tous nos places, et lorsque cette bruyante musique eut cessé, je remerciai ces messieurs de leur galanterie : en effet, la nièce d’un chasseur célèbre ne pouvait recevoir un hommage plus flatteur.

Je m’acquittai de ma dette de si bonne grâce que mon oncle parut enchanté de moi ; il m’appelait sa chère nièce, sa bonne Albertine ! Hélas ! il ne soupçonnait pas quel sentiment m’inspirait le désir d’être si aimable ! Toute la famille Desmousseaux était autour de moi. Le père d’Adrien, de retour d’un voyage, m’avait fait aussi son compliment, comme à sa future belle-fille. Enfin Henriette et Rose m’offrirent de leurs ouvrages dans une corbeille où mon nom se trouvait enlacé avec celui de leur frère.

Après le déjeuner, on fit une promenade sur le beau canal qui environnait le parc. Elle donna lieu à une infinité de petits évènemens qui me prouvèrent toujours davantage que Léon voulait s’assurer de l’impression qu’il produisait sur moi. Comme la société était très-nombreuse il y avait deux bateaux. Lorsque nous fûmes tous réunis au bord du canal, je me retournai, et je dis : « Mesdames, nous devrions entrer dans le bateau. » Tous les jeunes gens qui se trouvaient là s’empressèrent de nous donner la main. Léon s’avança pour prendre la mienne, et ceux qui auraient pu s’en emparer avant lui, se reculèrent et la lui cédèrent par une sorte de déférence qu’on lui accordait presque toujours, et dont il profitait sans la remarquer autrement que par un salut plein de grâce. Il me donna la main pour entrer dans le premier bateau, conduit par mon oncle qui trouvait du plaisir partout où l’on pouvait gouverner. Plusieurs personnes nous suivirent, et entr’autres madame Duperay et sa sœur. Le second bateau, dirigé par Adrien et ses amis, reçut madame de Genissieux, Casimir et plusieurs dames. Léon me plaça au fond du bateau et s’assit près de moi ; chacun s’arrangea, et, après plusieurs secousses, le bateau reprit un mouvement assez égal. Je dis à Léon : « Je vous avoue que cette promenade me déplaît, parce que j’ai peur. Je crains les accidens, et je vous prie de ne me point quitter. — Voilà la première fois que la peur trouve grâce devant moi ; je ne vous quitterai pas. » Je souris. Il y a toujours dans ces parties-là une personne qui veut faire preuve d’adresse ou de courage, et qui finit par effrayer tout le monde. C’est ce qui arriva : le bateau reçut une si violente secousse, que je jetai un cri, et Léon qui avait prévu ce mouvement, me retint en se pressant contre moi, et me dit tout bas : « Ne craignez rien, je sais nager. » Ces mots me parurent charmans ; et, tremblante de l’émotion que je venais d’éprouver, je le regardai pour lui exprimer par un signe que j’approuvais son dévouement, et je baissai les yeux. Il resta long-temps occupé à me contempler en silence. J’étais devenue pensive, il tomba dans une douce rêverie. Tout y invitait : le roulis du bateau, le bruit des vagues contre les rames, la fraîcheur du temps, la beauté du ciel, et une certaine disposition de l’ame !… Voulant m’obliger à le regarder, il me fit une question, et à l’instant où j’allais lui répondre, je rencontrai les yeux de madame Duperay qui me faisait signe de venir auprès d’elle. Je voulus me lever. « Restez, me dit-il avec un sourire malin, quand on a peur il ne faut point changer de place. » Il répondit pour moi à madame Duperay, et la course se continua sans aucun accident.

Arrivés à bord, il fallut sortir ; les dames le plus en avant s’élancèrent aidées par les hommes qui se trouvaient auprès d’elles. Quand ce fut à mon tour, Léon me donna la main, marchant avec beaucoup de précaution pour ne pas trop agiter le bateau ; mais, au moment d’en sortir, je fis un faux pas, et mon pied se prit dans les cordages. Mes regards lui apprirent mon embarras, il me soutint d’une main, et de l’autre dégagea le pied que je ne pouvais retirer. Alors, il me souleva hors du bateau, et Adrien se trouva là pour me recevoir et me conduire près de madame Duperay qui s’impatientait de tout ce qui m’arrivait ce jour-là. Léon s’éloigna pour aller donner le bras à sa tante, et nous rentrâmes dans le salon.

Chacun se sépara pour songer à sa toilette. Madame de Genissieux emmena son neveu et Casimir. Madame Duperay qui craignait que la présence de Léon ne me fît oublier de porter la robe qu’elle m’avait fait faire, parla tout bas à mon oncle en me regardant. Il m’appela et m’ordonna de suivre madame Duperay qui avait quelque chose à me dire de sa part. Nous sortîmes, Rose vint avec nous par curiosité, et je fus obligée, malgré moi, de me parer de ce présent, ouvrage d’une amie qui allait devenir ma belle-sœur. Quand nous rentrâmes dans le salon, Léon était de retour avec son ami et sa tante. Mon oncle dit à cette dernière : « Faites donc votre compliment à Albertine, voilà la robe brodée que lui a donnée ce matin madame Duperay ; Adrien en a fait le dessin. » Chacun s’empressa d’admirer ce précieux ouvrage, j’en étais très-contrariée. Léon s’avança comme les autres, et, après avoir jeté les yeux sur cette toilette, il retourna à sa place, et se mit à parcourir un journal qu’il trouva sur la cheminée.

On vint avertir que le dîner était servi, et nous passâmes tous dans la salle à manger. Adrien me conduisait.

Madame de Genissieux, comme la plus grande dame, était placés près de mon oncle, et j’étais en face entre Adrien et Léon.

Je l’avoue, placée ainsi, je me trouvais fort embarrassée. Il me semblait que tout le monde avait les yeux sur moi, et devinait ce qui se passait dans mon ame. Adrien, qui ne pouvait rien savoir de ce que j’éprouvais, ne cessait de m’adresser la parole. Il voulait savoir si la promenade m’avait fait plaisir, me demandait comment j’avais pu me passer de sa sœur, n’ayant sur l’eau de confiance qu’en elle ; pourquoi j’avais été si rêveuse le jour de ma fête, et cent autres questions auxquelles je répondais avec tant de distraction et de contrainte que Léon, toujours attentif à toutes mes actions, s’accusa intérieurement d’être cause de la gêne où il me voyait, et, dès ce moment, cessa de me regarder, et parut ne s’occuper que de sa voisine, petite femme assez jolie et toute fière de sa brillante conquête. Après le dîner, nous sortîmes dans le jardin. Je m’occupais à servir le café, comme mon oncle m’en avait fait contracter l’habitude, lorsque, profitant d’un moment où j’étais seule devant la table, Léon s’approcha, et me demanda s’il pouvait m’être utile, et si je voulais accepter ses services.

Reconnaissante de ce qu’il avait eu pitié de moi pendant le dîner, je ne pus m’empêcher, pour toute réponse, de le regarder avec la plus douce expression. Il me comprit, y répondit, et j’en fus si troublée que je me vis au moment de laisser tomber la tasse que je lui offrais. Casimir s’avança, et la renversa toute sur ma robe. Léon, indigné, l’appela maladroit. Cet accident-là excita les éclats de rire de sept ou huit personnes qui se rapprochèrent. Rose accourut, et voyant dans quel état on avait mis le chef-d’œuvre de sa famille, elle ne put s’empêcher de rire et de dire : « Ah ! comme elle avait raison de ne pas vouloir la porter : si vous saviez, M. Léon, combien elle était triste en mettant cette robe, vous croiriez qu’elle prévoyait ce malheur ! » Léon me regarda avec attendrissement, et ne put cacher la joie que lui causait la révélation de Rose. Il me supplia, avec vivacité, de pardonner son ami, et surtout d’aller vite changer de robe. Je me sauvai avec Rose. Adrien et madame Duperay, que l’on mit au fait de la maladresse de Casimir, la réparèrent en donnant une autre tasse de café à Léon. On servit les liqueurs, et tout le monde rentra dans le salon. Casimir prenant Léon sous le bras, alla dans un coin lui confier qu’il avait cru de son devoir de le délivrer de cette méchante robe qui paraissait lui donner tant d’humeur. Léon, surpris, rendit grâce au stratagème ingénieux de son ami qui, de plus, lui avait procuré le bonheur d’entendre les paroles ravissantes de la petite Rose. « Ah ! dit Casimir en riant, puisque vous êtes en train d’avoir de la reconnaissance, remerciez-moi donc de toutes les folies que j’ai faites ce matin pour distraire ce pauvre M. Desmousseaux, qui voyait de loin combien vous étiez près de sa future. Il ne s’occupait que de votre bateau, et nous avons risqué de périr plusieurs fois dans le sien. Je suis las de me donner tant de peines et de courir tant de dangers. Est-ce un rôle que vous me faites répéter pour l’Italie ? Expliquez-vous ? » Léon tourné vers la porte par laquelle je devais rentrer, ne répondit rien ; mais, serrant la main de son ami, il dit, après un moment de silence : « La situation où se trouve cette jeune personne m’inspire le plus vif intérêt. » Je reparus alors dans la toilette la plus simple ; il m’aperçut le premier, vint à ma rencontre, me conduisit près de mon oncle, et se plaça avec Casimir derrière ma chaise. « Je voulais, me dit-il, que mon ami vous fît de nouvelles excuses, mademoiselle, mais, je ne puis que le louer de sa maladresse. Nous lui devons une toilette charmante, et bien préférable à l’autre ! — Je la préfère aussi à cause de sa simplicité, et je ne suis affligée que pour madame Duperay. — Ma foi, dit Casimir, je crois que vous ne remettrez jamais cette robe-là. Adrien vint me demander si l’intention de mon oncle n’était pas d’accompagner ceux des convives qui, demeurant fort loin, allaient nous quitter. Je le priai d’en parler lui-même, et mon oncle proposa la promenade ordinaire ; car le deuil de la famille Desmousseaux empêchait de songer à danser. Après avoir conduit sur la route la plupart de nos voisins, nous rentrâmes au château avec madame Duperay et son frère. Casimir, Léon et sa tante nous suivirent, et nous restâmes entre nous jusqu’à minuit, à la grande satisfaction de madame de Genissieux qui se croyait à Paris quand elle n’était pas endormie à neuf heures.