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Albertine de Saint-Albe/Tome I/Chapitre 08

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Renard (Tome Ip. 146-157).


CHAPITRE VIII.


Monsieur de Saint-Albe paraissait avoir tout à fait oublié mon frère ; il n’en parlait jamais, et personne n’osait prononcer son nom, excepté madame Blanchard qui, depuis trente ans, s’était acquis le droit de raisonner sur tout avec une entière liberté. Connaissant l’humeur de son maître, elle avait laissé passer les premiers mois sans essayer de plaider une cause aussi délicate ; mais, après ce temps, elle jugea convenable de lui dire sa façon de penser sur la rigueur avec laquelle il traitait son neveu. M. de Saint-Albe, accoutumé au ton de sa gouvernante, l’écoutait sans s’émouvoir, ou lui ordonnait de se taire.

Un matin, en apportant son café, elle crut le moment favorable, et commença à peu près dans ces termes :

Madame Blanchard. En vérité, Monsieur, vous, devez être content d’avoir si bien réussi pour la mariage de mademoiselle Albertine. Que de fêtes nous allons avoir ! » Je dessinais dans un cabinet voisin, il n’avait point de sortie secrète ; on parlait de moi, j’écoutai.

Mon oncle. J’espère que tout le monde sera aussi content que moi.

Madame Blanchard. Ah ! Monsieur, il y a une personne que je plains bien, et qui ne sera pas ici.

Mon oncle. Qui voulez-vous dire ?

Madame Blanchard. Ne devinez-vous point ?

Mon oncle. Non.

Madame Blanchard. Allons, Monsieur, à tout péché miséricorde. Y êtes-vous maintenant ?

Mon oncle. Non.

Madame Blanchard. Ce pauvre garçon ! Qui m’aurait dit que je ne le verrais plus, moi qui l’ai vu grandir !

Mon oncle. Il n’a pas voulu me voir vieillir, lui. Il a voulu me faire mourir de honte et de chagrin. Qu’il coure le monde avec sa Pénélope.

Madame Blanchard. C’est le fils de monsieur votre frère. S’il a mal fait…

Mon oncle. Comment, s’il a mal fait ?

Madame Blanchard. Oui, s’il a mal fait, je suis sûre qu’il est bien puni. Ne plus voir un oncle comme monsieur, tomber dans sa disgrâce, n’est-ce pas le comble du malheur ?

Mon oncle. Albertine vous a dit tout cela ?

Madame Blanchard. Ah ! Monsieur, cette pauvre demoiselle, comme elle est affligée que vous lui ayez défendu de parler pour lui. Elle aime tant son frère ! Pour celle-là, elle ne vous causera pas de chagrin. Vous la marierez bien à votre gré. Elle n’a point de volonté ; c’est un ange.

Mon oncle. Je ne lui conseillerais pas de refuser celui qui lui est destiné !

Madame Blanchard. Elle n’en a pas seulement la pensée. Tout ce qu’elle désire, c’est que vous n’abandonniez pas votre neveu.

Mon oncle. Je ne veux jamais le revoir.

« Mais, Monsieur, dit madame Blanchard en se mettant les mains sur les côtés, et élevant la voix, dites-moi, je vous prie, si vous avez perdu la mémoire ? Je n’ai rien oublié, moi. N’étiez-vous pas amoureux comme votre neveu quand on vous sépara de mademoiselle Dorothée, votre cousine germaine ? Vous vouliez vous tuer quand on la renferma dans un couvent ! M. Eugène a été plus adroit, il a épousé sa maîtresse ; la vôtre est morte religieuse et persécutée.

Mon oncle, d’un ton ému. Vous êtes trop éloquente, madame Blanchard, modérez-vous, ou taisez-vous.

Madame Blanchard. Non, je ne puis me taire quand je songe que les noces de mademoiselle se célébreront sans son frère. Sachez au moins ce que devient ce jeune homme. Vous appelez Albertine votre fille, M. Eugène n’est-il pas votre fils aussi ?

« Aussi, répliqua mon oncle en souriant, je le déshérite, n’est-ce pas l’action d’un père ?

Lorsque madame Blanchard, échauffée par la discussion, apercevait ce sourire, elle jugeait l’affaire dans sa crise, et augurait bien de la catastrophe. Elle se hâta donc de presser, de supplier M. de Saint Albe en faveur de son neveu, et mon oncle un peu ébranlé par tant d’audace et de souplesse, se leva brusquement pour lui cacher son émotion. Il lui rendit sa tasse, et sortit en disant sans colère : « Laissez-moi, vous n’entendez rien à toutes ces affaires-là, vous autres femmes. J’ai besoin de prendre l’air, et je vais voir mes ouvriers. »

Madame Blanchard le suivit, sans avoir encore rien obtenu ; elle se félicita de ses premières démarches, et pleine d’espérances, retourna à ses occupations journalières, bien déterminée à reprendre le sujet de sa conversation dès que l’occasion s’en présenterait.

Madame de Genissieux, vive et dissipée, faisait souvent de petits voyages dans les châteaux des environs. Elle venait de partir pour huit jours. Mesdames Desmousseaux et leur frère ne me quittaient plus, et passaient toutes leurs après-dînée avec moi. Le soir, le salon était toujours plein des amis de mon oncle. Pour varier les plaisirs de la société, je me mettais au piano, et Adrien m’accompagnait de la flûte.

Un jour, madame de Genissieux arriva tout au travers de notre petit concert, et nous força de l’interrompre pour ne nous parler que d’elle. Après avoir rendu compte de son voyage, elle me demanda si j’avais fait sa commission. « Avez-vous donné à votre oncle des nouvelles de mon neveu, comme je vous en avais prié ? — Mais, je crois que oui, répondis-je en rougissant. — Ali ! vous l’avez oublié, c’est fort mal. Vous saurez qu’Albertine a d’autant plus de tort, qu’elle a voulu lire la lettre elle-même ; elle aurait dû s’en souvenir. » Mon oncle ne fit aucune remarque, et trouva sans doute tout naturel que j’eusse négligé de lui parler d’un baron d’Ablancourt. Adrien regarda sa sœur pour savoir s’il y avait quelque mystère, et madame Duperay sut si habilement cacher ce qu’elle éprouvait qu’il ne put rien découvrir.

On changea de conversation, et tout fut oublié.

Je savais bien que je n’échapperais pas aux questions et aux reproches d’Henriette. Je la voyais venir avec ses sermons. Cependant elle ne me dit rien ce soir-là dans la crainte d’éveiller les soupçons de son frère, elle attendit au lendemain matin, et je la vis entrer de bonne heure dans ma chambre. « Pourquoi, me dit-elle sans détour, ne m’avez-vous point parlé de cette lettre du baron ? Nous étions d’accord, ma chère Albertine, que vous l’oublieriez. Ah ! je le vois, cette sérénité, dont j’attribuais le retour à mes conseils, est due à une lettre de celui qui vous occupe sans cesse ! Mais enfin que dit-il donc à sa tante qui doive tant nous affliger ? Quelques mots galans ou insignifians que vous prenez pour de la passion. Ah ! vous m’avez trompée ! Je voulais être votre ange tutélaire ; mais, voilà qui est fini, je vous abandonne à votre mauvais génie, et Dieu sait ce qui en arrivera. » Je la suppliai de me conserver son amitié préservatrice ; j’avouai, comme un enfant, qu’en effet cette lettre ne contenait aucune déclaration, et que mon inexpérience me trompait toujours. Elle profita de l’occasion pour me faire un tableau effrayant des dangers que court une jeune personne quand elle se livre aux illusions d’une imagination déréglée. « Croyez-moi, me disait-elle, c’est à juste titre qu’on la nomme la folle de la maison. Retranchez-lui les vivres ; qu’elle se dessèche, et vous la maîtriserez à votre volonté. Allons point de faiblesse, songez à votre oncle ; il est sévère, terrible, quand il s’agit du point d’honneur. Il est engagé avec mon frère, à qui votre main est promise, il le nomme déjà son neveu, Adrien vous chérit tendrement. Son ame sensible, son cœur généreux, vous annoncent un bonheur durable. Qui peut donc vous rendre ennemie de vous-même ? Un séducteur, un homme que vous ne connaissez pas, et qui, de son côté, a contracté des liens aussi respectables que les vôtres. Rappelez votre raison, et je suis sûre de vous. Adieu, je vous quitte, il le faut. Je vous laisse à vos réflexions. » Je restai très-pénétrée de tout ce qu’elle venait de me dire.