Albertine de Saint-Albe/Tome I/Chapitre 11

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Renard (Tome Ip. 202-224).


CHAPITRE XI.


Ces quinze derniers jours se passèrent en adieux continuels. Nos voisines partaient aussi, et nous restâmes presque seules. La retraite me convenait, et je redoutais le moment où j’allais me retrouver dans un lieu qui ne pouvait me rappeler la présence de Léon, sans m’offrir celle d’Adrien. Nous y arrivâmes enfin : madame Duperay avec l’espoir d’avoir amélioré sa santé, et moi avec la certitude d’avoir perdu le repos.

Mon oncle parut fort content de nous revoir ; il invita un grand nombre de chasseurs pour célébrer notre retour, et je trouvai que rien n’était changé dans les habitudes du château ni dans celles du maître.

Adrien ne devait revenir qu’avec son père. Henriette reçut de leurs nouvelles ; ils lui exprimaient leurs regrets de ne pouvoir se rendre à Saint-Marcel en même temps que nous.

Je n’osai le premier jour aller chez madame de Genissieux. Je tremblais qu’elle ne fût instruite des sentimens de son neveu, ou qu’en me voyant, elle ne devinât les miens. Cependant, dès le lendemain, n’entendant point parler d’elle, j’allai savoir de ses nouvelles, et je la trouvai se disposant à venir au château. « Comment ! me dit-elle, je ne vous vois qu’aujourd’hui ! Ah ! j’allais vous gronder de la bonne sorte. Vous êtes une ingrate, car je me suis occupée de vous continuellement. Il le fallait bien d’ailleurs pour plaire à mon neveu, qui m’aurait bien traitée si j’avais omis une fois de lui parler de vous. Tenez, ma chère Albertine, vous avez beau vous en fâcher, je crois que Léon est épris de vous. Il m’écrit avec une exactitude à laquelle je ne suis point accoutumée ; il ne cite les Italiennes que pour vous comparer à la plus belle. Enfin Léon vous aime, rien n’est plus certain. — Ah ! madame ! — Oh ! ma chère, c’est une folie ; voilà comme sont les hommes, ils s’enflamment au premier abord, sans réfléchir aux obstacles ; il est vrai que ces passions-là passent aussi vite qu’elles naissent, aussi ne le plaignez pas. Voici ses lettres, amusez-vous à les lire, et convenez que j’ai raison.

Elle me remit plusieurs lettres, et me demanda la permission d’aller donner des ordres. Je restai seule ; j’aurais dû ne pas les lire, qu’allais-je voir que je ne connusse déjà ? À quel nouveau danger ne craignais-je pas de m’exposer ? Je sentais toutes ces vérités, mais il m’était impossible de résister au plaisir de voir comment Léon parlait de moi à sa tante ; et puis comment avouer que je n’avais pas osé les lire ? Il me fallait un motif, il fallait mentir ou tout dévoiler. Il me parut plus convenable de lire cette correspondance si fatale à ma tranquillité, et de cacher l’impression que j’en recevrais.

Avec quel charme, avec quelle confiance on apprend qu’on est aimée ! Je respirais à peine, et je rougissais comme si Léon eût été là. Dans une lettre, il confiait à sa tante le tendre intérêt que je lui avais inspiré. Il me croyait de l’éloignement pour le mari qu’on me destinait. Dans une autre, il la priait de me sonder sur mes véritables sentimens : « Arrachez-la à des nœuds mal assortis, son bonheur est peut-être attaché au mien ? » Enfin dans la dernière : Albertine est aux eaux ! J’ai craint d’abord que ce ne fût pour sa santé. Elle accompagne sa belle-sœur ; vous ne savez pas le mal que vous me faites avec ce nom de belle-sœur. Au reste, je n’aime pas qu’Albertine se montre à tant d’adorateurs. Je suis inquiet de ce voyage ; je le suis au point de me croire jaloux. Apprenez-moi tout ce qu’elle fait, dites-moi si elle y est gaie, si elle y est triste ? Pourquoi n’avez-vous pas été de cette partie ? Vous aimez la dissipation. Mes lettres vous auraient trouvée près d’elle, et je serais plus heureux. »

Après cette lecture, je ne pouvais plus douter de la passion que j’avais inspirée à Léon. Je jouissais d’apprendre qu’il était sans cesse occupé de moi, et dans le plaisir, que j’en ressentis, je me décidai à ne plus dissimuler avec madame de Genissieux. Je trouvais une sorte de douceur à parler de mes peines à la tante de Léon ; il me semblait que prendre la même confidente était comme un accord secret entre nous deux. Elle revint, et, sans hésiter, je lui dis tout ce qui se passait dans mon ame ; je lui appris que c’était elle qui m’avait fait aimer Léon avant de le connaître, que j’avais cru pouvoir l’oublier ; mais que c’était impossible à présent. « Oui, ajoutai-je en l’embrassant, c’est votre faute ; pourquoi m’en avoir dit toujours tant de bien ? » Madame de Genissieux, dans l’excès de sa surprise, me regardait et m’écoutait sans m’interrompre ; enfin elle s’écria : « Que m’apprenez-vous, ma chère Albertine ! Quoi ! mon cher Léon a su vous plaire ! et moi qui n’ai rien vu, rien deviné, qui m’étonnais que vous ne m’en disiez pas plus de bien ? C’est votre mariage avec Adrien qui m’a aveuglée ; mais comment faire ? À quoi faut-il s’arrêter ? Quel est votre projet, ma chère enfant ? Quel parti prenez-vous avec votre oncle, avec Adrien ? Réfléchissez-y bien. Songez au caractère de Léon ; si vous lui permettez d’espérer, ne le trompez pas ; la chose est sérieuse. Pourquoi ne m’avoir pas confié plutôt ce mystère ? — Ah ! madame, je n’ai travaillé qu’à étouffer un sentiment que je croyais éprouver seule, à présent qu’il est partagé, que dois-je faire ? Je vois d’un côté un oncle redoutable qui a disposé de ma main, et un homme d’honneur qui la réclame ; mais de l’autre est celui qui a toutes mes affections ; il les avait avant de paraître. Je l’ai vu et mon cœur l’a nommé. Voilà celui que j’aurais choisi si on me l’eût permis. »

Madame de Genissieux me promit de jeter dans sa première conversation avec mon oncle quelques mots sur ses regrets de ne m’avoir pas demandée pour son neveu. « Attendons des lettres de Léon ; attendons son retour, et puisque le deuil qui retarde votre mariage doit durer encore quelques mois, disposons tout pour employer sagement un temps si précieux. »

Je rentrai au château où madame Blanchard m’attendait pour me communiquer les démarches qu’elle avait faites en faveur d’Eugène. Elle me vanta beaucoup son habileté, son adresse, et finit par m’avouer qu’elle avait obtenu la permission de parler sur ce sujet aussi souvent, aussi long-temps qu’elle le voudrait. Point important qui annonçait que M. de Saint-Albe se relâchait un peu de sa sévérité. Elle m’assura du ton le plus solennel, qu’elle réussirait à rappeler mon frère, et qu’elle me le promettait pour le jour de mon mariage : Jour, dit-elle, où votre oncle n’aura rien à vous refuser, puisqu’on épousant son filleul, le bon M. Adrien, vous comblerez tous ses vœux. » Ces derniers mots m’accablèrent, et m’empêchèrent de la remercier avec autant de vivacité que je le devais et que je voulais. Hélas ! je désirais que mon oncle revît mon frère, qu’il lui rendît toute sa tendresse, et qu’il me laissât disposer de moi-même. Ainsi, sans m’en apercevoir, j’avais étrangement changé de façon de penser depuis plusieurs mois. Avant je me trouvais trop heureuse de m’immoler pour mon frère, et maintenant je ne me sentais plus le courage de souhaiter même de le revoir. Madame Duperay ne me perdait point de vue. Les fréquentes visites de madame de Genissieux lui causaient quelquefois de l’inquiétude ; mais le caractère indiscret de cette dame lui paraissait être un préservatif contre toute espèce de confidence de ma part.

Ma position devenait tous les jours plus pénible. Placée entre deux amies qui, en particulier, flattaient ou blâmaient mon inclination, je me voyais dans une contrainte toujours croissante, et j’attendais une catastrophe pour en sortir, comme dans une maladie on attend la crise qui doit sauver ou emporter le malade. Mon oncle me traitait fort bien, six semaines d’absence semblaient avoir développé sa tendresse ; il me regardait avec bienveillance, m’adressait souvent la parole, et n’avait plus l’air de me traiter comme un enfant. Ah ! que sans Léon j’aurais été heureuse ! Car, je le soutiens, sans lui, j’aurais su vaincre l’éloignement que j’avais pour Adrien, et le bonheur de mon oncle m’eût dédommagée de tout ; mais un penchant irrésistible avait bouleversé mes idées, et je n’étais plus qu’une victime épouvantée du sacrifice.

Madame Duperay arriva un matin dans ma chambre avec une lettre à la main. « Voici, dit-elle un article qui vous regarde, lisez, Albertine ; mon frère, impatient de vous revoir, me charge de vous faire part de la contrariété qu’il éprouve. »

Je pris la lettre, et je lus le passage suivant qui m’était adressé.

À Mademoiselle Albertine de Saint-Albe.

« Ma sœur m’a appris votre retour à Saint-Marcel. J’étais au moment de jouir du bonheur de vous revoir, ma chère Albertine ; mais il s’est élevé une difficulté depuis la nomination de mon père. Un homme puissant à qui l’on avait promis la place d’inspecteur pour un de ses parens, la réclame aujourd’hui, et nous menace de destitution. Il a du crédit, et mon père n’a que son bon droit ; cela ne suffit pas, il faut aller le défendre. Je dois partir pour Paris, ou bien il perdra sa cause ; mais je ne me croirai autorisé à faire ce voyage, que lorsque vous me l’aurez permis. Mon père qui connaît les sentimens dont mon cœur est plein, attend aussi votre approbation.

Plaignez-moi d’être obligé de vous demander, pour première faveur, la permission de m’éloigner de vous. Ah ! mon père ne recevra jamais une plus grande marque de mon affection. Recevez les tendres hommages de celui qui veut vous consacrer sa vie. »

Adrien.

La lecture de cette lettre m’affligea. Tant de confiance, tant de franchise, me rendaient confuse malgré moi. Je tâchai de me remettre. « Je trouve qu’Adrien a raison, répondis-je à Henriette, il faut qu’il fasse ce voyage, les intérêts de son père l’exigent. — Ne voulez-vous pas lui écrire vous-même ? — Volontiers, je vous enverrai ma lettre demain matin. » Madame Duperay, contente de m’avoir encouragée à répondre à son frère, se retira, et me livra à mes réflexions. Elle avait laissé exprès sur ma table la lettre d’Adrien, et je la prenais machinalement, lorsque mon oncle entra. « Vous lisez une lettre, me dit-il ; elle ne peut être que d’Adrien ou d’une femme, car il avait toujours peur que je ne fusse en correspondance avec mon frère. Quelle occasion, pour lui ouvrir mon cœur si j’en avais eu le courage ! Ah ! j’aurais dû me jeter à ses pieds, implorer sa pitié ou sa colère, et changer une situation que je ne pouvais plus supporter ; mais je ne fis rien de tout cela. Surprise, tremblante, je ne vis que le danger du moment, et je lui laissai lire la lettre, sans présence d’esprit, sans avoir la force de parler. Il fut touché du procédé de son filleul, essuya une larme, et me dit : « Voilà un excellent jeune homme, conservez cette lettre, et rendez grâce au ciel de vous avoir accordé un tel mari ; » et il sortit, me laissant dans une si grande agitation, que je me jetai à genoux en lui tendant les bras : mais il était bien loin, et rentra dans sa chambre en s’applaudissant peut-être de m’avoir choisi un mari si bien fait pour me rendre heureuse.

Il me fut impossible d’écrire ce jour-là. Le lendemain, Henriette m’envoya demander ma lettre pour l’insérer dans-la sienne. Je pris le parti d’écrire sur-le-champ. Ma réponse était courte, et se ressentait de la contrainte que j’éprouvais ; mais je savais qu’Adrien attribuait toujours à mon extrême réserve l’effet de l’indifférence la plus insurmontable. J’approuvais, comme de raison, le motif de son voyage, et je le remerciais, ainsi que son père de m’avoir informée de leur projet ; le reste était dans le style qui termine toutes les lettres ordinaires. Heureusement mon oncle ne me demanda point si j’avais répondu, et il ne fut plus question de rien. Henriette me disait quelquefois en riant : « En vérité je ne suis pas fâchée que mon frère fasse un voyage à Paris ; il y prendra des manières plus agréables, et il vous, plaira davantage. Vous aimez ce qui arrive de Paris, ma chère Albertine. » Madame de Genissieux ne manquait jamais, quand elle était présente, de répéter que Paris était le centre du goût et des plaisirs ; et son éloquence ne tarissait plus quand il s’agissait de faire l’éloge de la capitale.

Un matin que j’étais seule, mon oncle venant de partir pour la chasse, elle entra dans ma chambre, et me fit part des inquiétudes de sa sœur, madame d’Ablancourt.

Cette dame, d’après plusieurs lettres de son fils, craignait qu’il ne fut épris de quelqu’Italienne. Il s’expliquait en homme qui avait pris son parti. Elle connaissait son fils, et savait bien que, s’il avait fait un choix, rien ne pourrait le ramener au projet qu’elle avait arrêté. Elle s’affligeait du voyage d’Italie, et redoutait le caractère de madame de Séligny, femme hautaine et vindicative, dont elle avait tout à craindre si le mariage de son fils ne réussissait pas. « Je sens, ajoutait-elle, que ma tendresse m’a mal conseillée. J’ai cru assurer le bonheur de Léon en l’unissant à Octavie ; mais je m’aperçois à présent qu’ils ne sont point faits l’un pour l’autre. Léon ne peut s’attacher à une jeune étourdie qui ne saura pas elle-même apprécier son mari. Voilà où j’en suis, et cette situation n’a rien de consolant.

— Je vois fort bien, répondis-je, que Léon aura peu de goût pour Octavie, mais, Madame, s’il était vrai qu’il aimât une Italienne ? — Allons, me dit-elle, la belle Italienne, c’est vous ; rien n’est plus certain. — Hélas ! je prévois que j’en aurai de grands chagrins ! — Vous parlez comme une enfant. Puisque vous n’êtes pas encore la femme d’Adrien, il faut tâcher de lui donner adroitement son congé. C’est un honnête garçon qui saura prendre son parti. Je veux parler à votre oncle. Oh ! je lui parlerai. »

J’avais tout à redouter de ce zèle indiscret. Je la suppliai de songer que mon oncle était l’homme du monde le plus intraitable, et qu’un mot imprudent me perdrait auprès de lui. Elle me promit d’agir avec circonspection, et m’engagea à compter sur son expérience et sur son attachement.

J’attendais avec anxiété le résultat de ses démarches.

Madame de Genissieux profita du moment où j’étais avec mesdames Desmousseaux pour frapper les premiers coups. Elle se promenait seule avec mon oncle, et commença par une description du bonheur de deux époux. Elle finit par exprimer ses regrets de n’avoir pas songé plutôt à me demander pour son neveu, le baron d’Ablancourt, qui était un parti bien autrement recommandable que M. Desmousseaux.

Mon oncle, étonné de la déclaration, y répondit avec politesse, mais convint, sans façon, qu’il préférait Adrien, parce qu’il était sûr avec lui que sa fortune resterait entre les mains de ses neveux. Il tomba d’accord sur le mérite de M. d’Ablancourt, mais il observa qu’il était présumable qu’après avoir emmené sa femme à Paris, il pourrait fort bien, à la mort de l’oncle, vendre la terre de Saint-Marcel, à laquelle les deux époux tiendraient fort peu, évènement qu’il n’avait pas à redouter d’Adrien, son filleul, né dans le pays, et propriétaire dans le voisinage. Quoique madame de Genissieux trouvât ce discours fort sensé, elle ne se tint pas pour battue, et répliqua qu’il était juste au moins de convenir des avantages réels qu’aurait trouvés sa nièce dans son union avec un homme du rang et de la fortune de M. d’Ablancourt. Elle continua en disant : « que, sans vouloir nuire au mérite d’Adrien, il avait été facile de remarquer plus de rapports dans les goûts entre son neveu et moi, qu’avec Léon ; j’aurais joui d’un sort plus analogue aux qualités aimables qui nous distinguaient tous deux, et que les grâces et les talens, placés sur un plus grand théâtre… — Eh ! Madame, s’écria M. de Saint-Albe avec impatience, ces avantages, mis trop en évidence, sont souvent funestes au mari. Ses grâces lui serviront à plaire au sien, et ses talens, si elle en a, seront consacrés à l’éducation de ses enfans. Voilà la source d’un bonheur aussi paisible que durable.

Ce début n’était pas heureux.