Albertine de Saint-Albe/Tome I/Chapitre 13

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CHAPITRE XIII.


Mon oncle se promenait le lendemain matin dans son parc, lorsque madame de Genissieüx vint le surprendre. « Pour cette fois, dit-elle en l’abordant, j’arrive en véritable ambassadeur, écoutez-moi je vous en prie. Mon neveu, le baron d’Ablancourt, dont vous connaissez la naissance et la fortune, me charge de vous demander Albertine en mariage ; il a conçu pour elle l’attachement le plus sincère. J’espère, mon voisin, que cette proposition honorable pour les deux familles n’éprouvera pas d’obstacles. C’est le baron Léon d’Ablancourt qui se présente lui-même. — Il me semble, répondit mon oncle du ton le plus sérieux, que je m’étais expliqué assez clairement à ce sujet, Madame. Je suis fâché de vous répéter (mais c’est votre faute) que ma nièce est promise au fils de mon meilleur ami ; que ce mariage est arrêté depuis long-temps dans la famille, et que la mort seule de madame Desmousseaux en a retardé la célébration. J’estime infiniment M. d’Ablancourt ; je le crois un excellent parti, et il nous fait trop d’honneur ; mais rien ne peut me faire manquer à mes engagemens : ma nièce épousera mon filleul, et vivra heureuse avec un mari qui lui convient. — Mais, croyez-vous qu’il lui convienne, et ne pourrait-elle pas lui préférer Léon ? — Albertine connaît ses devoirs ; son sort est fixé, et elle remplira sa promesse avec la certitude d’être heureuse. — Voilà ce qui vous abuse, reprit madame de Genissieux qui ne pouvait plus dissimuler son mécontentement. Léon adore votre nièce et en est aimé ; elle a de l’aversion pour son prétendu, entendez-vous, mon cher voisin ; oui, oui, de l’aversion, ne vous y trompez pas. — Si je pouvais soupçonner Albertine d’une pareille perfidie… — Où est la perfidie, Monsieur ? les mouvemens du cœur dépendent-ils de nous ? Albertine a reconnu la supériorité du mérite… — Albertine ne peut changer ce que j’ai résolu, elle m’obéira ; je la connais, et je la crois incapable de s’être amourachée d’un homme qui, lui-même, est lié par des engagemens… Pardon, Madame, je m’emporte, et c’est fort inutilement, car mon parti est pris. Cessons donc un pareil entretien, et que la force des circonstances apaise votre courroux, et soit mon excuse.

Madame de Genissieux, radoucissant le ton, se plaignit d’une tyrannie qui empêchait toute espèce de discussion, et supplia M. de Saint-Albe de ne pas aller si vite, et de consulter un peu plus l’inclination de sa nièce, puisqu’il en était encore temps. « Plus d’un mariage, projeté comme celui-ci, a été rompu, disait-elle, vous ne l’ignorez pas. Interrogez Albertine, et surtout, croyez ce que je vous ai dit. — Que je consulte Albertine ? un enfant, un être faible qui ne sait pas ce qui est convenable, qu’un caprice arrête, et qu’un caprice détermine ? Non, Madame, ce n’est pas ainsi que l’on se joue de ce qu’il y a de plus sacré. Adrien compte sur ma nièce ; je la lui ai promise, et je ne lui ferai pas l’affront le plus sanglant que l’on puisse faire à un honnête homme. — Ainsi votre nièce sera sacrifiée à la rigidité de vos principes ! Au moins, permettez à mon neveu de plaider sa cause, mon ancienne amitié l’exige. — Ah ! si vous l’exigez, il n’y a rien à dire : je le recevrai. J’ai beaucoup de considération pour madame sa mère, et il m’en coûtera de le combattre. — Adieu, mon voisin. — Un mot : Albertine sait-elle la démarche que vous venez de faire ? — Oui. — Elle est d’accord avec vous ? — Oui. — Vous dites qu’elle aime votre neveu ? — Oui, oui, vous dis-je. » Et ils se séparèrent.

Lorsque madame de Genissieux me fit part du peu de succès de sa mission, je tremblai en songeant combien mon oncle devait être irrité contre moi. Et passant d’une extrémité à l’autre, je me promis dès cet instant d’être rebelle à ses volontés.

Mon oncle reparut à l’heure du dîner, et se mit à table sans qu’il fût possible de découvrir aucune altération sur son visage. Vers la chute du jour il se renferma dans sa bibliothèque, et donna secrètement l’ordre d’introduire Léon auprès de lui sans le faire entrer dans le salon. Il l’attendit de pied ferme, et le reçut armé de toutes pièces.

Après les complimens d’usage, Léon lui dit avec franchise : « Je suis si pressé de vous ouvrir mon cœur, que je passerai sans préambule au sujet sur lequel vous savez que je vous ai demandé un moment d’entretien. L’oncle de mademoiselle de Saint-Albe va me connaître tout entier, et juger de la sincérité de mes sentimens. J’adore votre aimable nièce, et une douce sympathie augmente encore mon attachement. J’ai trouvé en elle la compagne de ma vie, et je n’en aurai jamais d’autre. Je sais qu’un double obstacle semble nous séparer : on dit qu’elle est promise, et que j’ai des engagemens ; mais ces liens de part et d’autre sont de nature à devenir nuls ; on est autorisé à les rompre dès qu’ils n’offrent plus le bonheur qu’on en attendait. J’aime mademoiselle de Saint-Albe ; elle est libre, car elle n’est pas mariée. La préférence qu’elle m’accorde est un droit incontestable. Reconnaissez celui qu’elle a de disposer de sa main, et que M. Desmousseaux soit assez juste pour ne pas abuser de sa position. Quels regrets lui sont réservés s’il s’obstine à soutenir de prétendus droits qui, après tout, n’ont de valeur que lorsque le cœur les ratifie ! »

Léon n’avait pas été interrompu une fois. Mon oncle lui fit son compliment sur l’adresse avec laquelle il défendait une mauvaise cause. Mais il resta inébranlable, et lui répéta tout ce qu’il avait dit à madame de Genissieux. « J’en suis fâché, ajouta-t-il, vous êtes venu trop tard. Je respecte infiniment votre famille, et je me tiens honoré de votre demande ; mais ma nièce épousera mon filleul Adrien. Elle l’a accepté ; il l’aime, et sa mère mourante a reçu leurs sermens. Rien ne peut nous engager à manquer à notre parole : vous avez votre façon de penser, et nous avons la nôtre. — Quoi ! Monsieur, le bonheur de mademoiselle votre nièce ne vous paraît d’aucune considération ? Vous la sacrifiez à de vains scrupules ? Mais, enfin, permettez-moi de vous dire qu’elle est sa maîtresse, et qu’elle peut disposer de son sort. Mon Dieu ! dit-il en se contraignant, voyez celui que vous lui préparez. Révoquez un arrêt si cruel, et ne condamnez pas votre nièce à un malheur certain. — Voilà bien un propos d’amant ! souffrez que j’en fasse la remarque. Albertine peut avoir eu un instant d’égarement, mais je la connais ; revenue de son erreur, elle remplira ses devoirs, rien ne peut l’en affranchir. »

Ils disputèrent encore quelque temps, et, mon oncle termina ainsi l’entretien : « Renoncez à un projet qui ne peut réussir ; quelque flatteuse que soit pour nous votre démarche, je m’engage à ne jamais la révéler. Ne songez plus à une personne qui ne peut vous appartenir, et croyez à l’estime et à la reconnaissance de votre serviteur. »

Léon était indigné : il fut plus d’une fois sur le point de témoigner son dépit ; mais il fallait ménager l’oncle d’Albertine. Il se contint, et se retira en l’assurant qu’il ne renoncerait pas si promptement au bonheur de sa vie.

Madame de Genissieux m’avait prévenue de cette visite, et rien ne peut rendre l’état où je fus tout le temps de sa durée. Seule dans ma chambre, j’eus plusieurs fois l’envie d’aller me jeter aux genoux de mon oncle pour lui avouer ma fatale passion ; la crainte, la honte me retinrent : j’allais avoir d’autres combats à soutenir.

Le ton modéré qu’affecta mon oncle pendant cette conférence était dû à la considération qu’il avait pour le baron d’Ablancourt ; mais toute sa colère éclata dès qu’il fut seul. Il me fit appeler sur-le-champ ; et je parus devant lui comme un criminel devant son juge. « Que viens-je d’entendre, me dit-il ; à peine puis-je en croire mes oreilles. Le baron d’Ablancourt vous demande en mariage, et se dit autorisé par vous ; il se vante de vous faire abjurer votre promesse, comme il se joue de la sienne, et vous y consentez. Expliquez-moi cette énigme. Il vous a mal jugée, il ne vous connaît pas. Je ne puis ajouter foi à ses paroles ; sa présomption l’égare.

Je me précipitai à ses genoux, et, à travers mes sanglots, je lui dis : « Mon oncle, ayez pitié de moi ! je n’aime pas Adrien, je n’ai jamais osé vous le dire. — Voilà donc de quelle manière vous m’apprenez que vous en aimez un autre, me dit-il en me relevant, et me voyant hors de moi et tremblante. Il continua d’une voix moins sévère : Remettez-vous ; rappelez votre raison, et écoutez-moi. Votre sort est irrévocablement fixé à celui d’Adrien ; sa mère a reçu vos sermens. Votre promesse a pris un caractère sacré ; sans ce malheureux deuil vous seriez déjà sa femme. Il vous aime, il compte sur vous, et il est digne de vous. Mon expérience m’apprend que vous serez plus heureuse avec lui qu’avec tout autre ; et la fortune que je vous donne sera mieux entre ses mains que dans celles du baron. Le goût que vous avez pris pour ce jeune homme, et que vous croyez durable, l’absence et les soins d’un autre l’effaceront, et vous me remercierez un jour de vous avoir donné un mari qui vous convenait mieux que lui. Calmez votre tête, écoutez votre conscience, et songez aux chagrins que m’ont causés vos pareils et votre frère. Ma tendresse vous a toujours distinguée. — Ah ! c’est au nom de cette tendresse que je vous conjure de ne pas me forcer d’épouser Adrien ! — Je n’écoute point les caprices d’un enfant. — Mon oncle, ne m’obligez pas à épouser Adrien, et je renonce à me marier. — Je connais la valeur de ces concessions. — Non ! rien ne pourra me contraindre à être sa femme ; j’ai pour lui une aversion insurmontable, je ne puis le souffrir. »

Outré d’une résistance si inattendue, indigné d’entendre traiter son filleul de la sorte, il me repoussa si brusquement que je tombai en jetant un cri. Madame Blanchard accourut ; et me voyant par terre dans une espèce de délire, elle retint mon oncle qui voulait s’échapper, et s’écria : « Ah ! Monsieur ? regardez-la donc ; je crois voir mademoiselle Dorothée, votre cousine germaine, quand son père l’a maudite pour vous avoir trop aimé. Pauvre créature ! » Et me soulevant avec l’aide de mon oncle, elle reprit : « Mais regardez-la donc ; voyez comme elle lui ressemble. Ah ! que les femmes de votre famille sont à plaindre, et que les hommes sont cruels !

M. de Saint-Albe n’entendit pas les dernières paroles : à peine m’avait-il placée sur un fauteuil qu’il s"était sauvé pour éviter une nouvelle scène.

Après un moment de silence, madame Blanchard, voyant mon abattement, me proposa de rentrer dans ma chambre. Je me laissai conduire machinalement ; et, lorsque je fus assise, elle s’arrêta debout devant moi, et se mit à parler sans que j’eusse envie de l’inter rompre.

« Comment, Mademoiselle, avec la fortune que vous donne votre oncle, vous voudriez faire un mariage d’inclination ! Ah ! vous n’y pensez pas. Laissez faire cette folie aux gens qui n’ont rien ; vous êtes riche, aimez une personne riche, voilà qui est raisonnable. Prenez y garde, n’allez pas imiter votre frère, vous perdriez un grand héritage. M. Adrien n’est pas aussi bel homme que M. le baron, j’en conviens ; mais ses propriétés touchent celles de M. de Saint-Albe, voilà l’essentiel ; il ne vous faut pas un mari qui vous emmène au bout du monde. Allons, allons, tranquillisez-vous. Mon Dieu ! que j’en sais qui voudraient être à votre place, entre deux maris, bien sûres d’en avoir un. Mais il est tard, il est temps de se coucher. Le repos vous fera du bien ; je vais vous déshabiller. »

Je la laissai faire comme je l’avais laissée parler ; et, lorsqu’elle fut partie, je m’abandonnai à tout mon désespoir.


FIN DU TOME PREMIER.