Albertine de Saint-Albe/Tome II/Chapitre 09

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Renard (Tome IIp. 198-218).


CHAPITRE IX.


Madame d’Ablancourt était arrivée à Londres avec de vives inquiétudes sur la santé de son fils, mais bien décidée à lui cacher le séjour que j’avais fait chez elle. Elle comptait sur son excellente constitution et se promettait de ne lui révéler ce secret que dans un danger éminent ; ressource qu’elle se réservait et qu’elle souhaitait bien ne pas employer.

Léon vit entrer sa mère avec surprise et la reçut avec une joie difficile à dépeindre. « Vous voulez me faire peur, lui dit-il en souriant, mais vous n’y réussirez pas. Je sens bien mon état, c’est de la fatigue, de l’ennui ; votre présence me guérira. » Ce discours enchanta sa mère.

Comme Léon avait été très-mal les jours précédens, le prudent Julien, guidé par le docteur, intercepta habilement toutes les lettres de France, et, par conséquent, la lettre où Constance lui apprenait qu’Albertine n’était pas mariée. Léon qui attendait ma réponse, avait calculé le temps et demandait souvent s’il y avait des lettres. L’empressement qu’il mettait à les demander, augmentait le zèle du valet-de-chambre à les soustraire, et Léon, faible, souffrant, pensa, en voyant sa mère, que son départ avait détourné Mlle Constance de s’occuper de la prière qu’il lui avait faite, et il n’en parla plus. Julien, inquiet d’avoir gardé cette lettre si long-temps, crut son devoir rempli en la remettant à madame d’Ablancourt. « Je n’ai osé, disait-il, la donner à M. le baron quand il était malade ; je vous la remets aujourd’hui et cela ne me regarde plus. » Quand madame d’Ablancourt se vit en possession de cette lettre, dont elle reconnut sur-le-champ l’écriture, elle s’empressa de la lire en secret, et à chaque ligne elle s’écriait : Ah ! l’effrontée ! ah ! petit serpent que j’ai réchauffé dans mon sein ! Vous appreniez secrètement à Léon que vous n’étiez pas mariée ? Vous vouliez qu’il vous cherchât partout ? Ah ! madame de Séligny vous connaît à merveille ; vous avez de la duplicité, de l’intrigue, et j’ai bien fait de préserver mon fils de vos séductions. » Elle serra la lettre dans son secrétaire.

Dans les premiers jours de sa convalescence, Léon entretint sa mère de ses regrets d’avoir perdu Albertine par sa faute. Ensuite il lui demanda des nouvelles de mademoiselle Constance, et lui dit en riant qu’il aurait été ravi de la voir. Madame d’Ablancourt effrayée, crut son secret découvert, et répondit que cette demoiselle avait demandé à retourner chez ses parens. « Elle doit être aimable ; sa correspondance me plaisait beaucoup ; elle a de la grâce dans le style. Est-elle jolie ? — Elle est assez bien. — Comment l’avez-vous connue ? — Elle m’avait été recommandée par une marchande à la toilette. » Léon fit une mine qui annonçait que la recommandation lui déplaisait, et la conversation finit là.

Sa santé s’étant rétablie assez promptement, il s’empressa de faire voir Londres à sa mère, et la présenta dans ces familles recommandables dont j’ai déjà parlé ; une de ces familles paraissait avoir beaucoup d’affection pour lui. La fille aînée, lady Sarah, très-agréable et bien élevée, aimait à parler français avec Léon, mais il ne le remarquait pas et lui répondait presque toujours en anglais.

Madame d’Ablancourt qu’une telle alliance aurait rendue la plus heureuse des mères, s’aperçut du sentiment naissant de cette jeune lady et l’encouragea de tout son pouvoir. Elle faisait continuellement l’éloge de son fils, parlait de son désir de le voir heureux, et ajoutait en riant qu’elle serait charmée d’appeler une anglaise sa belle-fille. Ces mots faisaient impression sur la jeune personne ; Léon seul ne s’en apercevait pas. Mais ses soins, sa politesse, étaient du meilleur goût et trompaient tout le monde.

Un jour madame d’Ablancourt seule chez elle, en tête à tête avec son fils, lui vantait la beauté de lady Sarah ; Léon lui dit avec gaieté : « Ma mère vous serez satisfaite ; je veux décidément me marier : mon choix est fait. Ah ! ah ! puis-je le connaître ? — Certainement : c’est votre secrétaire intime. — Ô ciel ! s’écria madame d’Ablancourt se croyant toujours trahie. — J’ai relu ses lettres ce matin ; je n’ai rien lu de plus séduisant, de plus gracieux. Il y a quelque chose de plus fort ; je ne sais comment vous le confier. » Madame d’Ablancourt ne savait que penser. « C’est que je la crois un peu éprise de moi… Vous riez ? Rien n’est plus vraisemblable. Quelque chose de vague, de charmant ! le refus d’épouser Arthur, la manière ingénieuse de le renvoyer ; qu’en pensez-vous ? — Ah ! voilà bien les hommes ! toujours prévenus en leur faveur ; quelle folie ! une inconnue ! — Ah ! ma mère, vous m’avez trompé ; vous m’avez fait un mystère ; mais j’ai découvert… — Quoi donc ! qu’avez-vous appris ? — Qu’elle est fort jolie, et vous m’aviez dit qu’elle était assez bien ; ce qui n’est pas la même chose. — Comment avez-vous fait cette découverte ? — Je me suis adressé à mademoiselle Fanny. — À ma femme de chambre ? cela m’étonne de votre part. »

Léon trouvait que Constance méritait l’intérêt qu’il lui portait, mais il ne parlait d’elle que pour détourner sa mère de ses projets de mariage. Souvent il lui disait que rien ne pouvait le consoler encore de la perte d’Albertine, et qu’il demandait du temps pour songer à la remplacer. Cependant madame d’Ablancourt, qui craignait toujours qu’il ne devinât quelle personne avait été chez elle, et qui se félicitait de voir son fils plus calme depuis son rétablissement, s’occupait sans cesse de faire sa cour à lady Sarah. Ce mariage flattait infiniment sa vanité ; elle croyait son amour-propre intéressé à voir son fils contracter une alliance encore plus brillante que celle d’Octavie, et ne voulait point perdre de temps dans une affaire de cette importance.

Elle sollicitait plus vivement Léon depuis quelques jours, lorsqu’elle reçut une lettre de Saint-Marcel. C’était madame de Genissieux qui l’écrivait.

De Saint-Marcel, ce…

C’est presque au bord du tombeau que je vous écris, ma chère sœur ; un accident affreux a pensé me coûter la vie. C’est dans de tels momens que nos affections retrouvent toute leur énergie et reprennent tout leur ascendant. J’aurais été désolée de mourir sans être réconciliée avec vous, et ce besoin est devenu si pressant que je prends la plume pour réclamer le retour de votre amitié, et vous donner des détails sur cet événement.

Je vous dirai que depuis le mariage d’un de nos amis, nous avons passé le temps dans des fêtes continuelles.

Pendant une promenade faite sur le canal qui entoure le parc de M. de Saint-Albe, le vent s’est élevé avec tant de violence, et les messieurs qui nous conduisaient ont tellement perdu la tête, que le bateau a chaviré, et deux personnes sont tombées dans l’eau. J’étais de ce nombre, et l’on a eu beaucoup de peine à me tirer de là. C’est dans ce moment que je songeais à vous, et que je jurais de vous écrire si j’en revenais. Madame Desmousseaux, la nouvelle mariée, qui est enceinte, est tombée avec moi. Son mari s’est jeté dans le canal, en criant : Albertine ! Albertine ! sauvez-la et ma fortune est à vous ! La jeune femme a heureusement été sauvée, et nous sommes tous retournés chez nous. J’ai beaucoup souffert, et la fièvre ne m’a quittée qu’hier. J’espère que le danger que j’ai couru vous touchera ; et s’il me vaut une lettre, je croirai ne pas l’avoir achetée trop cher.

Donnez-moi des nouvelles de Léon.

Cette lettre venait de Paris, où madame de Genissieux l’avait adressée. Madame d’Ablancourt ne douta pas que je n’eusse profité du conseil qu’elle m’avait donné, et qui était le seul convenable à suivre. Elle calcula que la condition mise à ma rentrée au château de Saint-Marcel avait été mon mariage avec M. Desmousseaux ; et, bien convaincue par ce raisonnement, elle ne songea qu’à s’applaudir de sa conduite et de sa fermeté, et attendit Léon pour lui montrer cette lettre.

Il ne se fit pas attendre, et sa mère, après lui avoir parlé du désir qu’elle avait de retourner à Paris, recommença à le supplier de songer à lady Sarah. Léon avait de l’humeur. Il retenait des courses de New-Market, où il s’était avisé de parier pour le cheval du frère de lady Sarah. Il avait perdu son pari par la maladresse du jokey, et cela lui donnait de l’indignation contre toute la famille. Impatienté du sang-froid de sa mère, il lui répondit avec véhémence, qu’il ne se marierait jamais avant d’avoir des nouvelles du sort d’Albertine ; qu’il n’était pas assez suffisamment prouvé qu’elle fût mariée, et qu’il attendrait qu’on lui en donnât des nouvelles.

Léon, parlant ainsi, ne cherchait qu’à éluder la proposition de sa mère, sous un prétexte plausible ; car il était bien persuadé que j’étais mariée, non-seulement d’après l’avis que lui avait fait passer madame de Séligny, mais d’après la connaissance qu’il conservait du caractère inflexible de mon oncle, de ma soumission à ses volontés, et des instances obstinées de toute une famille.

Madame d’Ablancourt, triomphante, lui donna à lire la lettre de sa sœur. « Ô Dieu ! s’écria-t-il en rougissant, vous avez reçu des nouvelles de Saint-Marcel ! » Il se mit à lire bas. Sa mère avait les yeux sur lui pour juger de l’effet qu’allait produire cette lecture. Cette physionomie si heureuse se rembrunit peu à peu : on voyait qu’il se contraignait, qu’il souffrait horriblement ; mais lorsqu’il arriva au nom de madame Desmousseaux, l’expression de son visage changea entièrement ; le dédain, l’indignation, s’y peignirent tour à tour, et il jeta la lettre sur la table, en la froissant dans ses mains, et dit avec amertume : « Voilà les femmes ! » Il se tut. — N’avez-vous pas été effrayé pour votre pauvre tante ? — Oui. — Et cette jeune femme ? — Je voudrais qu’elle se fût noyée, ainsi que M. Desmousseaux ! Et il sortit.

Il est à remarquer que toutes les fois que Léon parlait de M. Desmousseaux, il prononçait ce nom comme Clitandre prononce celui de M. Trissotin.

Madame d’Ablancourt ne revit son fils que dans la soirée, mais il ne lui parla point de la lettre.

Elle le laissa quelques jours livré à ses réflexions, et se promit de recommencer ses instances s’il ne parlait lui-même le premier.

Léon ne s’expliquait sur rien : il était dans une agitation continuelle, sortait, rentrait dix fois dans la journée, affectait une gaieté ironique, disait du mal de toutes les femmes ; en un mot, exhalait sa fureur contre moi, sans vouloir jamais me nommer. Sa mère ne le contrariait point, écoutait toutes ses folies, approuvait tous ses argumens. Mais ce manège tendait à s’emparer de lui, et à profiter ensuite du moment favorable pour le lier à jamais à lady Sarah.

Cette jeune personne qui s’apercevait d’un grand changement dans l’humeur de Léon, s’en attribuait tout l’honneur, et prenait les angoisses d’un cœur blessé pour les preuves d’un amour inquiet et jaloux.

Madame d’Ablancourt ne pouvait être dans la même erreur, mais feignait de croire son fils épris de Sarah, pour le décider à accepter sa main. Elle y travailla si habilement que Léon, plein de tendresse pour sa mère, et d’indignation contre madame Desmousseaux, se détermina à se marier pour ne plus entendre parler de mariage. Mais en accordant à sa mère une si grande faveur, il exigea huit jours bien complets avant de faire la demande.

Les huit jours étaient près de finir, et Léon avait envie d’en réclamer huit autres, lorsque mademoiselle Fanny ne pouvant plus se taire, raconta un soir à Julien toute l’aventure de mademoiselle Albertine-Constance.

Julien aimait véritablement son maître : élevé avec lui, ne l’ayant jamais quitté, il avait appris à connaître ses goûts, avait étudié son caractère, et désirait son bonheur. Dès qu’il sut que mademoiselle Albertine était la même que mademoiselle Constance, il se crut perdu si son maître découvrait un jour qu’il avait soustrait la lettre demandée si souvent. Cette lettre était encore existante, mais entre les mains de madame d’Ablancourt. La tristesse et les distractions de Léon étaient si visibles que le pauvre Julien reconnut sans peine qu’il n’aimait point lady Sarah, et qu’il regrettait plus que jamais celle qui de son côté n’avait pensé qu’à lui. Outre le motif de son attachement pour son maître, Julien songeait aussi à ses intérêts ; cela est naturel, et se voit souvent dans le monde. Il n’était point content de servir cette lady, qui, froide et compassée, ne parlait à ses gens que par signes. Il se ressouvenait avec plaisir des éloges que faisaient de moi les domestiques de mon oncle, et découvrait tous les jours que cette comparaison nuisait beaucoup à lady Sarah. Plein de dévouement pour son maître, il prend la résolution de lui révéler ce qu’il vient d’apprendre, et se prépare à y mettre toute son éloquence ; mais il n’était pas facile de parler à Léon quand on voulait, ni comme on voulait.

Léon traitait ses domestiques avec bonté, même avec indulgence, et ne causait que rarement avec eux. Ce n’était ni par hauteur ni par le sentiment de sa supériorité qu’il se conduisait ainsi, mais parce qu’aucun rapport ne pouvait exister entre lui et des êtres qui n’avaient pas reçu d’éducation. Le charme de la conversation est détruit là où l’on ne trouve ni sympathie ni instruction.

Julien prit le moment où Léon, seul chez lui, lisait le Morning-Chronicle ; il s’avança timidement, et dit : — M. le baron ? Léon se retourna, et voyant Julien. — Vous voulez quelque chose ? — Monsieur… oui. Julien hésitait, Léon continua à lire le journal. — Monsieur oserais-je ?… — Heim ?… — Comme monsieur est au moment de se marier, je voudrais… — En faire autant ? Expliquez-vous. — Non, Monsieur, il n’est pas question de cela. — Alors, dit Léon en jetant le journal sur la table, vous m’apprendrez plus tard ce que vous avez à me dire, et il prit son chapeau pour sortir. Julien qui ne voulait pas perdre ses premiers frais, élevant la voix, dit : — Monsieur, il s’agit de mademoiselle Albertine. — Léon se retourne avec vivacité, laisse tomber son chapeau, et se rapprochant, s’écrie : — Que dites-vous, Julien ? expliquez-vous vite. — M. le baron se ressouvient de mademoiselle Constance qui a passé six mois chez madame la baronne, et dont les lettres paraissaient faire tant de plaisir à monsieur ? — Eh bien ! — Eh bien, Monsieur, c’était mademoiselle Albertine ! — Ô ciel ! êtes-vous sûr de ce que vous dites, Julien ? — C’est de mademoiselle Fanny qui la connaît, que je sais toute l’affaire. — Allez la chercher, allez, allez, répliqua Léon, hors de lui. Ô ma chère Albertine, mon cœur vous avait reconnue ! Il se promenait à grands pas, en attendant mademoiselle Fanny. Julien, sans la préparer, lui dit de venir parler à son maître.