Album de vers anciens (1920)/Texte entier

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Album de vers anciens (1920)
Album de vers anciens : 1890-1900A. Monnier et Cie (p. 1-np).



ALBUM DE VERS ANCIENS




PAUL VALÉRY


ALBUM
DE
VERS ANCIENS
1890-1900



7, RUE DE L’ODÉON - PARIS - VIE


1920





NOTE DE L’ÉDITEUR





Presque tous ces petits poèmes, — (ou d’autres qu’ils supposent, et qui leur ressemblent assez), — ont été publiés entre 1890 et 1893, dans quelques revues dont la carrière ne s’est pas poursuivie jusqu’à nos jours.

La Conque, le Centaure, la Syrinx, l’Ermitage, la Plume, ont bien voulu jadis accueillir ces essais, qui conduisirent assez promptement leur auteur à un sincère et durable éloignement de la poésie.

On y a joint deux pièces inachevées, et abandonnées dans leur état vers l’an 1899, ainsi qu’une page de prose qui se rapporte à l’art des vers, mais qui ne prétend rien apprendre, ni rien interdire à personne.


I


LA FILEUSE


Lilia.. neque nent.


Assise, la fileuse au bleu de la croisée
Où le jardin mélodieux se dodeline,
Le rouet ancien qui ronfle l’a grisée.

Lasse, ayant bu l’azur, de filer la câline
Chevelure, à ses doigts si faibles évasive,
Elle songe, et sa tête petite s’incline.

Un arbuste et l’air pur font une source vive
Qui suspendue au jour, délicieuse arrose
De ses pertes de fleurs le jardin de l’oisive.

Une tige, où le vent vagabond se repose,
Courbe le salut vain de sa grâce étoilée,
Dédiant magnifique, au vieux rouet, sa rose.


Mais la dormeuse file une laine isolée ;
Mystérieusement l’ombre frêle se tresse
Au fil de ses doigts longs et qui dorment, filée.

Le songe se dévide avec une paresse
Angélique, et sans cesse, au fuseau doux crédule,
La chevelure ondule au gré de la caresse…

Derrière tant de fleurs, l’azur se dissimule,
Fileuse de feuillage et de lumière ceinte :
Tout le ciel vert se meurt. Le dernier arbre brûle.

Ta sœur, la grande rose où sourit une sainte,
Parfume ton front vague au vent de son haleine
Innocente, et tu crois languir… Tu es éteinte

Au bleu de la croisée où tu filais la laine.




II


HÉLÈNE



Azur ! C’est moi… Je viens des grottes de la mort
Entendre l’onde se rompre aux degrés sonores,
Et je revois les galères dans les aurores
Ressusciter de l’ombre au fil de rames d’or.

Mes solitaires mains appellent les monarques
Dont la barbe de sel amusait mes doigts purs ;
Je pleurais. Ils chantaient leurs triomphes obscurs
Et les golfes enfuis aux poupes de leurs barques.

J’entends les conques profondes et les clairons
Militaires rythmer le vol des avirons ;
Le chant clair des rameurs enchaîner le tumulte,

Et les Dieux, à la proue héroïque exaltés
Dans leur sourire antique et que l’écume insulte
Tendent vers moi leurs bras indulgents et sculptés.




III


NAISSANCE DE VÉNUS



De sa profonde mère, encor froide et fumante,
Voici qu’au seuil battu de tempêtes, la chair
Amèrement vomie au soleil par la mer,
Se délivre des diamants de la tourmente.

Vois son sourire suivre au long de ses bras blancs
De l’humide Thétys périr la pierrerie
Qu’éplore l’orient d’une épaule meurtrie ;
Et sa tresse se fraye un frisson sur ses flancs.

Le frais gravier, qu’arrose et fuit sa course agile,
Croule, creuse rumeur de soif, et le facile
Sable a bu les baisers de ses bonds puérils ;

Mais de mille regards ou perfides ou vagues,
Son œil mobile emporte, éclairant nos périls,
L’eau riante et la danse infidèle des vagues.




IV


FÉERIE



La lune mince verse une lueur sacrée
Toute une jupe d’un tissu d’argent léger,
Sur les bases de marbre où vient l’ombre songer
Que suit d’un char de perle une gaze nacrée.

Pour les cygnes soyeux qui frôlent les roseaux
De carènes de plume à demi lumineuse,
Elle effeuille infinie une rose neigeuse
Dont les pétales font des cercles sur les eaux…

Est-ce vivre ?… O désert de volupté pâmée,
Où meurt le battement faible de l’eau lamée,
Usant le seuil secret des échos de cristal…

La chair confuse des molles roses commence
À frémir, si d’un cri le diamant fatal
Fêle d’un fil de jour toute la fable immense.




V


BAIGNÉE



Un fruit de chair se baigne en quelque jeune vasque,
(Azur dans les jardins tremblants), mais hors de l’eau,
Isolant la torsade aux puissances de casque,
Luit le chef d’or que tranche à la nuque un tombeau.

Éclose la beauté par la rose et l’épingle !
Du miroir même issue où trempent ses bijoux,
Bizarres feux brisés dont le bouquet dur cingle
L’oreille abandonnée aux mots nus des flots doux.

Un bras vague inondé dans le néant limpide
Pour une ombre de fleur à cueillir vainement
S’effile, ondule, dort par le délice vide,

Si l’autre, courbé pur sous le beau firmament
Parmi la chevelure immense qu’il humecte,
Capture dans l’or simple un vol ivre d’insecte.




VI


AU BOIS DORMANT



La princesse, dans un palais de rose pure,
Sous les murmures, sous la mobile ombre dort ;
Et de corail ébauche une parole obscure
Quand les oiseaux perdus mordent ses bagues d’or.

Elle n’écoute ni les gouttes, dans leurs chutes,
Tinter d’un siècle vide au lointain le trésor,
Ni sur la forêt vague, un vent fondu de flûtes
Déchirer la rumeur d’une phrase de cor.

Laisse, longue, l’écho rendormir la diane,
O toujours plus égale à la molle liane
Dont le bleu rythme bat tes yeux ensevelis !

Si proche de ta joue et si lente la rose
Ne va pas dissiper ce délice de plis,
Ni sur ton frais visage un rayon qui s’y pose.




VII


LE BOIS AMICAL



Nous avons pensé des choses pures
Côte à côte, le long des chemins,
Nous nous sommes tenus par les mains
Sans dire… parmi les fleurs obscures ;

Nous marchions comme des fiancés
Seuls, dans la nuit verte des prairies ;
Nous partagions ce fruit de féeries
La lune, amicale aux insensés.

Et puis, nous sommes morts sur la mousse,
Très loin, tout seuls, parmi l’ombre douce
De ce bois intime et murmurant.

Et là-haut, dans la lumière immense,
Nous nous sommes trouvés en pleurant
O mon cher compagnon de silence !




VIII


UN FEU DISTINCT…



Un feu distinct m’habite, et je vois froidement
La violente vie illuminée entière…
Je ne puis plus aimer seulement qu’en dormant
Ses actes gracieux mélangés de lumière.

Mes jours viennent la nuit me rendre des regards,
Après le premier temps de sommeil malheureux ;
Quand le malheur lui-même est dans le noir épars
Ils reviennent me vivre et me donner des yeux.

Que si leur joie éclate, un écho qui m’éveille
N’a rejeté qu’un mort sur ma rive de chair,
Et mon rire étranger suspend à mon oreille,

Comme à la vide conque un murmure de mer,
Le doute, — sur le bord d’une extrême merveille,
Si je suis, si je fus, si je dors ou je veille ?




IX


NARCISSE PARLE


Narcissæ placandis manibus


O frères ! tristes lys, je languis de beauté
Pour m’être désiré dans votre nudité,
Et vers vous, Nymphes ! nymphes, nymphes des fontaines
Je viens au pur silence offrir mes larmes vaines.

Un grand calme m’écoute, où j’écoute l’espoir.
La voix des sources change et me parle du soir ;
J’entends l’herbe d’argent grandir dans l’ombre sainte,
Et la lune perfide élève son miroir
Jusque dans les secrets de la fontaine éteinte.

Et moi ! de tout mon corps dans ces roseaux jeté,
Je languis, ô saphir, par ma triste beauté !
Je ne sais plus aimer que l’eau magicienne
Où j’oubliai le rire et la rose ancienne.


Que je déplore ton éclat fatal et pur,
Si mollement de moi fontaine environnée,
Où puisèrent mes yeux dans un mortel azur
Mon image de fleurs humides couronnée.

Hélas ! L’image est vaine et les pleurs éternels !
À travers les bois bleus et les bras fraternels,
Une tendre lueur d’heure ambigüe existe,
Et d’un reste du jour me forme un fiancé
Nu, sur la place pâle où m’attire l’eau triste…
Délicieux démon, désirable et glacé !

Voici dans l’eau ma chair de lune et de rosée,
O forme obéissante à mes vœux opposée !
Voici mes bras d’argent dont les gestes sont purs !…
Mes lentes mains dans l’or adorable se lassent
D’appeler ce captif que les feuilles enlacent,
Et je crie aux échos les noms des dieux obscurs !…

Adieu, reflet perdu sur l’onde calme et close,
Narcisse… ce nom même est un tendre parfum
Au cœur suave. Effeuille aux mânes du défunt
Sur ce vide tombeau la funérale rose.


Sois, ma lèvre, la rose effeuillant le baiser
Qui fasse un spectre cher lentement s’apaiser,
Car la nuit parle à demi-voix, proche et lointaine,
Aux calices pleins d’ombre et de sommeils légers.
Mais la lune s’amuse aux myrtes allongés.

Je t’adore, sous ces myrtes, ô l’incertaine,
Chair pour la solitude éclose tristement
Qui se mire dans le miroir au bois dormant.
Je me délie en vain de ta présence douce,
L’heure menteuse est molle aux membres sur la mousse
Et d’un sombre délice enfle le vent profond.

Adieu, Narcisse… meurs ! Voici le crépuscule.
Au soupir de mon cœur mon apparence ondule,
La flûte, par l’azur enseveli module
Des regrets de troupeaux sonores qui s’en vont.

Mais sur le froid mortel où l’étoile s’allume,
Avant qu’un lent tombeau ne se forme de brume,
Tiens ce baiser qui brise un calme d’eau fatal.


L’espoir seul peut suffire à rompre ce cristal.
La ride me ravisse au souffle qui m’exile
Et que mon souffle anime une flûte gracile
Dont le joueur léger me serait indulgent !…

Évanouissez-vous, divinité troublée !
Et toi, verse pour la lune, flûte isolée
Une diversité de nos larmes d’argent.




X

ÉPISODE


Un soir favorisé de colombes sublimes,
La pucelle doucement se peigne au soleil.
Aux nénuphars de l’onde elle donne un orteil
Ultime, et pour tiédir ses froides mains errantes
Parfois trempe au couchant leurs roses transparentes.
Tantôt, si d’une ondée innocente, sa peau
Frissonne, c’est le dire absurde d’un pipeau,
Flûte dont le coupable aux dents de pierrerie
Tire un futile vent d’ombre et de rêverie
Par l’occulte baiser qu’il risque sous les fleurs.
Mais presque indifférente aux feintes de ces pleurs,
Ni se divinisant par aucune parole
De rose, elle démêle une lourde auréole,
Et tirant de sa nuque un plaisir qui la tord,
Semble Jouir d’étreindre et de déduire l’or
De la lumière vue entre ses doigts limpides !
… Une feuille meurt sur ses épaules humides,
Une goutte tombe de la flûte sur l’eau,
Et le pied pur s’épeure comme un bel oiseau
Ivre d’ombre…




XI


VUE



Si la plage penche, si
L’ombre sur l’œil s’use et pleure
Si l’azur est larme, ainsi
Au sel des dents pure affleure

La vierge fumée ou l’air
Que berce en soi puis expire
Vers l’eau debout d’une mer
Assoupie en son empire

Celle qui sans les ouïr
Si la lèvre au vent remue
Se joue à évanouir
Mille mots vains où se mue

Sous l’humide éclair de dents
Le très doux feu du dedans.




XII


VALVINS



Si tu veux dénouer la forêt qui t’aère
Heureuse, tu te fonds aux feuilles, si tu es
Dans la fluide yole, à jamais littéraire
Traînant quelques soleils ardemment situés

Aux blancheurs de son flanc que la Seine caresse
Émue, ou pressentant l’après-midi chanté,
Selon que le grand bois trempe une longue tresse
Et mélange ta voile au meilleur de l’été.

Mais toujours près de toi que le silence livre
Aux cris multipliés de tout le brut azur,
L’ombre de quelque page éparse d’aucun livre

Tremble, reflet de voile vagabonde sur
La poudreuse chair diverse de l’eau verte
Parmi le long regard de la Seine entr’ouverte.




XIII


ÉTÉ


À Francis Viélé-Griffin.


Été, roche d’air pur, et toi, ardente ruche,
O mer ! Éparpillée en mille mouches sur
Les touffes d’une chair fraîche comme une cruche,
Et jusque dans la bouche où bourdonne l’azur,

Et toi, maison brûlante, Espace, cher Espace
Tranquille, où l’arbre fume et perd quelques oiseaux,
Où crève infiniment la rumeur de la masse
De la mer, de la marche et des troupes des eaux,

Tonnes d’odeurs, grands ronds par les races heureuses
Sur le golfe qui mange et qui monte au soleil,
Nids purs, écluses d’herbe, ombres des vagues creuses,
Bercez l’enfant ravie en un poreux accueil,


Dont les jambes, (mais l’une est fraîche et se dénoue
De la plus rose), les épaules, le sein dur,
Le bras qui se mélange à l’écumeuse joue
Brillent abandonnés autour du vase obscur

Où filtrent les grands bruits pleins de bêtes puisées
Dans les cages de feuille et les mailles de mer
Par les moulins marins et les huttes rosées
Du jour. Toute la peau dore les treilles d’air.




XIV


ANNE


À André Lebey.


Anne qui se mélange au drap pâle et délaisse
Des cheveux endormis sur ses yeux mal ouverts
Mire ses bras lointains tournés avec mollesse
Sur la peau sans couleur du ventre découvert.

Elle vide, elle enfle d’ombre sa gorge lente
Et comme un souvenir pressant ses propres chairs
Une bouche brisée et pleine d’eau brûlante
Roule le goût immense et le reflet des mers.

Enfin désemparée et libre d’être fraîche,
La dormeuse déserte aux touffes de couleur
Flotte sur son lit blême, et d’une lèvre sèche,
Telle dans la ténèbre un souffle amer de fleur.

Et sur le linge où l’aube insensible se plisse,
Tombe, d’un bras de glace effleuré de carmin,
Toute une main défaite et perdant le délice
À travers ses doigts nus dénoués de l’humain.


Au hasard ! À jamais, dans le sommeil sans hommes
Pur des tristes éclairs de leurs embrassements
Elle laisse rouler les grappes et les pommes
Puissantes, qui pendaient aux treilles d’ossements,

Qui riaient, dans leur ambre appelant les vendanges,
Et dont le nombre d’or de riches mouvements
Invoquait la vigueur et les gestes étranges
Que pour tuer l’amour inventent les amants…

Ah ! plus nue et qu’imprègne une prochaine aurore,
Si l’or triste interroge un tiède contour,
Rentre au plus pur de l’ombre où le Même s’ignore,
Et te fais un vain marbre ébauché par le jour !

Laisse au pâle rayon ta lèvre violée
Mordre dans un sourire un long germe de pleur,
Masque d’âme au sommeil à jamais immolée
Sur qui la paix soudaine a trompé la douleur !

Mais suave, de l’arbre extérieur, la palme
Vaporeuse remue au delà du remords,
Et dans le feu, parmi trois feuilles, l’oiseau calme
Commence le chant seul qui réprime les morts.




XV


SÉMIRAMIS



… Dès l’aube, chers rayons, mon front songe à vous ceindre !
À peine il se redresse, il voit d’un œil qui dort
Sur le marbre absolu, le temps pâle se peindre,
L’heure sur moi descendre et croître jusqu’à l’or…

« Existe !… Sois enfin toi-même ! dit l’Aurore,
O grande âme, il est temps que tu formes un corps !
Hâte-toi de choisir un jour digne d’éclore,
Parmi tant d’autres feux, tes immortels trésors !

Déjà, contre la nuit, lutte l’âpre trompette !
Une lèvre vivante attaque l’air glacé ;
L’or pur, de tour en tour, éclate et se répète,
Rappelant tout l’espace aux splendeurs du passé !


Remonte aux vrais regards ! Tire-toi de tes ombres,
Et comme du nageur, dans le plein de la mer,
Le talon tout-puissant l’expulse des eaux sombres,
Toi, frappe au fond de l’être ! Interpelle ta chair,

Traverse sans retard ses invincibles trames,
Épuise l’infini de l’effort impuissant,
Et débarrasse-toi d’un désordre de drames
Qu’engendrent sur ton lit les monstres de ton sang !

J’accours de l’Orient suffire à ton caprice !
Et je te viens offrir mes plus purs aliments ;
Que d’espace et de vent ta flamme se nourrisse !
Viens te joindre à l’éclat de mes pressentiments ! »

— Je réponds !… Je surgis de ma profonde absence !
Mon cœur m’arrache aux morts que frôlait mon sommeil,
Et vers mon but, grand aigle éclatant de puissance,
Il m’emporte !… Je vole au devant du soleil !

Je ne prends qu’une rose et fuis… La belle flèche
Au flanc !… Ma tête enfante une foule de pas…
Ils courent vers ma tour favorite, où la fraîche
Altitude m’appelle, et je lui tends les bras !


Monte, ô Sémiramis, maîtresse d’une spire
Qui d’un cœur sans amour s’élance au seul honneur !
Ton œil impérial a soif du grand empire
À qui ton sceptre dur fait sentir le bonheur…

Ose l’abîme !… Passe un dernier pont de roses !
Je t’approche, péril !… Orgueil plus irrité !
Ces fourmis sont à moi ! Ces villes sont mes choses,
Ces chemins sont les traits de mon autorité !

C’est une vaste peau fauve que mon royaume !
J’ai tué le lion qui portait cette peau ;
Mais encor le fumet du féroce fantôme
Flotte chargé de mort, et garde mon troupeau !

Enfin, j’offre au soleil le secret de mes charmes !
Jamais il n’a doré de seuil si gracieux !
De ma fragilité je goûte les alarmes
Entre le double appel de la terre et des cieux !

Repas de ma puissance, intelligible orgie,
Quel parvis vaporeux de toits et de forêts
Place aux pieds de la pure et divine vigie,
Ce calme éloignement d’événements secrets !


L’âme enfin sur ce faîte a trouvé ses demeures !
O de quelle grandeur, elle tient sa grandeur
Quand mon cœur soulevé d’ailes intérieures
Ouvre au ciel en moi-même une autre profondeur !

Anxieuse d’azur, de gloire consumée,
Poitrine, gouffre d’ombre aux narines de chair,
Aspire cet encens d’âmes et de fumée
Qui monte d’une ville analogue à la mer !

Soleil, soleil, regarde en toi rire mes ruches !
L’intense et sans repos Babylone bruit,
Toute rumeur de chars, clairons, chaînes de cruches
Et plaintes de la pierre au mortel qui construit.

Qu’ils flattent mon désir de temples implacables,
Les sons aigus de scie et les cris des ciseaux,
Et ces gémissements de marbres et de câbles
Qui peuplent l’air vivant de structure et d’oiseaux !

Je vois mon temple neuf naître parmi les mondes,
Et mon vœu prendre place au séjour des destins ;
Il semble de soi-même au ciel monter par ondes
Sous le bouillonnement des actes indistincts.


Peuple stupide, à qui ma puissance m’enchaîne,
Hélas ! mon orgueil même a besoin de tes bras !
Et que ferait mon cœur s’il n’aimait cette haine
Dont l’innombrable tête est si douce à mes pas ?

Plate, elle me murmure une musique telle
Que le calme de l’onde en fait de sa fureur,
Quand elle met sa force aux pieds d’une mortelle
Mais qu’elle se réserve un retour de terreur.

En vain j’entends monter contre ma face auguste
Ce murmure de crainte et de férocité :
À l’image des dieux la grande âme est injuste
Tant elle s’appareille à la nécessité !

Qu’ils sont doux à mon cœur les temples qu’il enfante
Quand tiré lentement du songe de mes seins
Je vois un monument de masse triomphante
Rejoindre dans mes yeux l’ombre de mes desseins !

Battez, cymbales d’or, mamelles cadencées,
Et roses palpitant sur ma pure paroi !
Que je m’évanouisse en mes vastes pensées,
Sage Sémiramis, enchanteresse et roi !




L’AMATEUR DE POÈMES



Si je regarde tout à coup ma véritable pensée, je ne me console pas de devoir subir cette parole intérieure sans personne et sans origine ; ces figures éphémères ; et cette infinité d’entreprises interrompues par leur propre facilité, qui se transforment l’une dans l’autre, sans que rien ne change avec elles. Incohérente sans le paraître, nulle instantanément comme elle est spontanée, la pensée, par sa nature, manque de style.

Mais je n’ai pas tous les jours la puissance de proposer à mon attention quelques êtres nécessaires, ni de feindre les obstacles spirituels qui formeraient une apparence de commencement, de plénitude et de fin, au lieu de mon insupportable fuite.

Un poème est une durée, pendant laquelle, lecteur, je respire une loi qui fut préparée : je donne mon souffle et les machines de ma voix ; ou seulement leur pouvoir, qui se concilie avec le silence.

Je m’abandonne à l’adorable allure : lire, vivre où mènent les mots. Leur apparition est écrite. Leurs sonorités concertées. Leur ébranlement se compose, d’après une méditation antérieure, et ils se précipiteront en groupes magnifiques ou purs, dans la résonance. Même des étonnements sont assurés : ils sont cachés d’avance, et font partie du nombre.

Mû par l’écriture fatale, et si le mètre toujours futur enchaîne sans retour ma mémoire, je ressens chaque parole dans toute sa force, pour l’avoir indéfiniment attendue. Cette mesure qui me transporte et que je colore, me garde du vrai et du faux. Ni le doute ne me divise, ni la raison ne me travaille. Nul hasard, — mais une chance extraordinaire se fortifie. Je trouve sans effort le langage de ce bonheur ; et je pense par artifice, une pensée toute certaine, merveilleusement prévoyante, — aux lacunes calculées, sans ténèbres involontaires, dont le mouvement me commande et la quantité me comble : une pensée singulièrement achevée.



cette plaquette a été tirée par darantiere à dijon à 1.150 exemplaires dont 150 exemplaires sur papier vergé d’arches, numérotés de i à cl (dont 50 hors commerce) ; 50 exemplaires sur papier vélin pur fil, numérotés de 1 à 50 et 950 exemplaires sur papier d’alfa vergé, numérotés de 51 à 1.000. ————

exemplaire no 705