Album des missions catholiques, tome IV, Océanie et Amérique/Îles Sandwich

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Collectif
Société de Saint-Augustin (p. 5-10).

ILES SANDWICH

Aspect physique de l'archipel. Volcans. Précipices. Mythologie hawaïenne. Cook. Le P. Martial. L'immigration. Les lépreux de Molokai. Le P. Damien. Une sérénade


MBARQUONS-NOUS dans l’un de ces immenses palais flottants qui sillonnent incessamment les grandes eaux du Pacifique et mettent la côte californienne à vingt jours de distance seulement de l’empire japonais.

Sur notre route nous rencontrerons les iles Sandwich ou Hawaii et nous y y ferons relâche. L’archipel hawaien est une terre de volcans. Dans l’île principale, il n’y a guère d’endroits où l’on ne rencontre soit des cratères recouverts, soit des plaines immenses de laves, soit des monticules de formation volcanique. Tout annonce que, dans le passé, cette terre n’a été qu’un vaste embrasement, et que le sol recèle encore des abîmes de feu.

Néanmoins l’île est fertile, elle a de bons pâturages et nourrit sur les flancs du Maunaloa plus de vingt mille bœufs sauvages.

Les Pères des Sacrés-Cœurs, qui évangélisent ce petit royaume, ont souvent déploré les mœurs licencieuses de la population des îles Sandwich et les ravages exercés dans son sein par l’excès du vice. « Nous autres missionnaires, écrit le P. Martial, nous sommes ici comme des gens conviés pour assister aux funérailles d’une nation. La disparition prochaine du peuple hawaïen est probable. Il y avait 300,000 indigènes dans ces îles au temps de Cook (1779), 150,000 du temps de la régente Kahumanu, 108,000


ILES SANDWICH. — PORT D'HILO OU DÉBARQUENT LES VOYAGEURS QUI VEULENT VISITER LE GRAND VOLCAN KILAUEA


en 1836, 78,000 en 1850, 71,000 en 1850, 50,000 en 1872, 40,014 en 1884. »

Voilà des documents officiels. Il n'y a pas d'exemple dans les annales du monde, d'une destruction pareille à celle qui s'opère dans cet archipel.

Le royaume hawaïen se compose d'un petit nombre d’îles dont la superficie réunie atteint à peine 20,000 kilomètres, soit trois ou quatre de nos départements. Les principales sont à Hawaii, où se trouve le plus grand volcan Kilauea, Maui, Molokai, Oahu.

Cette dernière ile possède la capitale. Elle est coupée dans le sens de la longueur par une chaîne de montagnes qui la divise en deux parties à peu égales. Honolulu est située dans la partie sud, la plus aride et la plus battue par les vents alizés : l’autre versant, plus favorisé sous le rapport des pluies, est aussi plus riche et plus fertile. Cette chaîne de montagnes n’offre qu’une ouverture, « le palé » ou le précipice de Nuuanu, qui met seul en communication les deux districts de Koolau et de Kona.

Visitons ce site remarquable. Après avoir cheminé quelques heures le long de crêtes arides, le voyageur étonné et saisi d’admiration voit le palé entr’ouvrir brusquement sous ses pas.


ILES SANDWICH.— GROUPE D'HAWAÏENS PRENANT LEUR REPAS.


Au-dessus de lui et des deux côtés, s’élèvent les pics sourcilleux et dénudés de la montagne. On dirait que l’épée de Roland a fendu la chaîne en deux et créé cet étroit passage. (Voir la gravure, p. 5. )

Si le palé de Nuuanu est célèbre à Honolulu et dans toutes les îles comme un point de vue merveilleux, il ne l’est pas moins dans les traditions indigènes comme localité historique. En 1794, le chef de l’île d’Oahu entreprit de repousser l’invasion de Kaméhaméha Ier, déjà maître et conquérant de toute l’île de Hawaï et de celle de Mauï, et qui affichait hautement l’intention de réunir tout l’archipel sous sa loi. La bataille décisive se livra dans la vallée. Le chef d’Oahu, résolu à vaincre ou à périr, avait adossé son armée au palé, en coupant ainsi volontairement toute retraite en cas de défaite. Ses soldats n’avaient d’autre alternative que de rejeter Kaméhaméha et son armée dans la mer, ou de périr tous jusqu’au dernier. C’est ce qu’ils firent. Après une lutte acharnée qui dura tout le jour, les derniers guerriers d’Oahu, au nombre de trois mille, refoulés jusqu’au palé et sommés de mettre bas les armes et de se rendre à la discrétion du vainqueur, préférèrent la mort et se précipitèrent dans le gouffre. On voit encore au pied même du palé et dans les anfractuosités des rochers les nombreux ossements de ces héros, derniers défenseurs d’une cause perdue.

Mythologie. — Quelques-unes des divinités hawaïennes comme Kame, Ku, Hina, sont communes à plusieurs autres archipels de l’Océanie. Lono était la plus populaire aux Sandwich. Ce Dieu, afin d’oublier d’amers chagrins domestiques, s’était embarqué pour des pays étrangers sur une pirogue triangulaire, en annonçant que plus tard il reviendrait puissant et glorieux à Hawaï. Après avoir longtemps et impatiemment attendu son retour, les indigènes crurent le reconnaître dans la personne du capitaine Cook, lors de son arrivée à Hawaï en 1779.

Pénétrée d’un profond sentiment religieux à l’égard du célèbre voyageur, toute la population le reçut avec le plus grand enthousiasme et le combla, lui et son équipage, de présents pendant plusieurs mois.

Au lieu de profiter de leur grossière erreur à son sujet pour essayer de leur faire connaître le vrai Dieu, le capitaine, par politique, cupidité et vanité


ILES SANDWICH.— PRÉCIPICE PRÈS D'HONOLULU ; d'après une photographie (V. p. 4)


peut-être, se prêta sacrilègement à ces différentes apothéoses idolâtriques et ne craignit pas de siéger dans les temples, au milieu des idoles les plus vénérées et de recevoir les sacrifices. Mais la main du Dieu jaloux qui, dans une circonstance analogue, frappa l’impie Antiochus, ne tarda pas à s’appesantir sur le capitaine anglais. La population, appauvrie par ses dons volontaires et les exactions incessantes des équipages, craignant d’un autre côté les débordements des blancs, changea de disposition. Des démêlés et des luttes survinrent entre les indigènes et les étrangers. Bon nombre périrent victimes de leur audacieuse confiance. Le prétendu dieu Lono lui-même, ayant poussé quelques sourds gémissements arrachés par la douleur après une blessure reçue dans la mêlée, fut aussitôt assommé par un chef qui comprit que le nouveau venu n’était pas celui qu’ils attendaient, puisqu’il était blessé et se plaignait comme un simple mortel. Telle fut la fin malheureuse et tristement tragique de ce fameux voyageur que les indigènes continuent toujours à appeler Lono, et à qui quelques résidents de sa nation ont élevé une petite pyramide sur le lieu même du massacre, dans une vaste baie nommée Kalakekua, au sud de Hawaï.

Le P. Martial. — Dans l'île Maui, nous demandons l'hospitalité au P. Martial, missionnaire catholique. Il nous reçoit à bras ouverts et met à notre disposition les modestes ressources de sa cure ; de la poï, des bananes, des œufs et de la volaille.

Le P. Martial est un vrai type du missionnaire catholique aux îles Sandwich. Il n'y a pas moins de vingt ans qu'il réside dans l'archipel, et il s'est si bien identifié aux indigènes, qu'il a adopté leur manière de vivre. Il parle admirablement leur langue. Constamment mêlé à eux, il est devenu le guide et le conseiller des habitants de son village. C'est à lui qu'ils ont recours dans toutes leurs difficultés. Sa vie est une page détachée du livre de Télémaque. Sage et bon autant que simple dans ses goûts et modeste par nature, il a circonscrit son horizon au petit coin de terre qu'il habite. Un jardin entretenu avec peine lui fournit les légumes et les fruits nécessaires. Un peu de poisson, frais quelquefois, plus souvent séché au soleil à la mode canaque, et quelques voleilles, suffisent à ses besoins. Un Frère, âge et à peu près incapable de tout service actif, mais à qui il laisse


ILES SANDWICH. — BAIE DE KALAKEAKUA OU FUT MASSACRÉ LE CAPITAINE COOK AVEC SON ÉQUIPAGE EN 1779, d'après une photographie. (V. p. 5.)


croire qu’il lui est indispensable, est le seul compatriote avec lequel il puisse échanger quelques mots et parler de la France. Malgré cela il est heureux. Il aime ses ouailles, qui le lui rendent bien ; il aime aussi ce pays, dont il apprécie avec une poésie naïve le beau ciel, le climat admirable et les sites pittoresques. Il a vieilli ici, il y mourra, ayant fait du bien. Ses grandes joies sont l’entretien de sa chapelle, les petites bannières déployées les jours de fête, la pompe primitive de ses cérémonies, qui serait grotesque si elle n’était profondément touchante.

La musique aux îles Sandwich. — La musique est en grand honneur dans l’archipel hawaïen, grâce aux missionnaires catholiques.

Il y a soixante ans à peine, les indigènes menaient une vie des plus sauvages. Quant à leur chant, c’était une psalmodie monotone et lugubre dans laquelle leurs rhapsodes célébraient les exploits et les aventures des anciens chefs. Les premiers missionnaires, heureux de profiter des dispositions de ces insulaires pour la musique, leur apprirent à chanter des cantiques composés par eux-mêmes sur des airs connus. Mais c’est à Mgr Hermann Koëkemann, vicaire apostolique actuel de l’archipel, que revient le mérite de les avoir initiés à la connaissance théorique et pratique de la musique. Après avoir formé un chœur d’élite, le R. P. Hermann fit exécuter, dans la cathédrale de Honolulu, des messes en musique des plus grands maîtres. Par lui fut organisée la première fanfare digne de ce nom. Les musiciens du Père Hermann sont devenus depuis le noyau de la fanfare royale. Le goût pour le chant et la musique se répandit peu à peu et partout on organisa des Sociétés musicales. Ces exercices ont beaucoup contribué à faire abandonner aux Hawaïens leurs anciennes danses (hula) et chants (oli et mele) ou déclamations, qui, en général, sont tout à fait immorales.

L’immigration. — L’état social de ces îles est continuellement en voie de transformation. Dans ces dernières années surtout, les changements ont été plus sensibles que par le passé. Les baleiniers ayant cessé de venir, on a vigoureusement poussé les plantations de canne à sucre, ce qui a eu pour suite l’immigration rapide de toute espèce de monde. Les Chinois sont près de vingt mille, presque tous hommes ; il n’y a pas mille femmes parmi eux. Ils sont païens à l’exception de trois à quatre cents protestants et environ cinquante catholiques. Les Japonais sont environ au nombre de douze cents, dont trente à quarante catholiques et quatre cents protestants, les autres sont païens. Les Portugais (hommes femmes et enfants) sont au-delà de dix mille.

Les lépreux. — Tout un côté, hideux mais caractéristique, de la physionomie du royaume hawaïen nous échapperait, si nous le quittions sans faire une descente dans l’île de Molokai dont toute une vallée est transformée en lazaret. Depuis vingt-cinq ans, la lèpre s’est propagée dans l’archipel d’une manière si effrayante que le gouvernement s’est vu obligé d’exclure de la société des autres insulaires tous ceux qui en étaient infectés. Plusieurs milliers de malheureux ont été ainsi confinés à perpétuité sur une langue de terre de l’île Molokai où ils languissent emprisonnés entre des montagnes infranchissables et le rivage de la mer.

La lèpre, on le sait, est une maladie presque incurable. Elle s’engendre peu à peu par la corruption du sang. Les premiers symptômes sont des taches noirâtres qui apparaissent sur la peau, principalement sur les joues ; les parties qui en sont affectées restent privées de sensibilité. Au bout de quelque temps, ces taches couvrent tout le corps, et des plaies s’ouvrent aux pieds et aux mains ; les chairs se rongent en exhalant une odeur fétide, et l’haleine des lépreux devient tellement infecte que l’air en est empoisonné.

Écoutons le P. Damien Deveuster, qui partage depuis treize ans le triste exil de ces infortunés parias.

« J’ai eu beaucoup de peine à m’habituer à vivre dans cette atmosphère. Un jour, pendant la grand’messe, je me suis trouvé tellement suffoqué, que j’étais sur le point de quitter l’autel pour aller respirer l’air du dehors ; mais je fus retenu par la pensée de Notre-Seigneur faisant ouvrir devant lui le tombeau


R. P. Damien DEVEUSTER, des Sacrés-Cœurs, missionnaire de la léproserie de Molokai.


de Lazare. Maintenant la délicatesse de mon odorat ne m’occasionne plus cette souffrance, et j’entre sans difficulté dans les chambres des lépreux. Quelquefois cependant j’éprouve encore de la répugnance : c’est quand il s’agit de confesser des malades dont les plaies sont remplies de vers semblables à ceux qui dévorent les cadavres. Souvent aussi je me trouve bien embarrassé pour donner l’extrême-onction : car les pieds et les mains ne sont plus qu’une plaie. C’est le signe d’une mort prochaine. »

En dehors de certaines phases critiques de leur maladie, les lépreux n’ont pas de douleurs aiguës à endurer. Leurs membres affectés sont presque morts et privés de sensibilité. « J’en ai vu, raconte le P. Montiton, qui taillaient sans gêne au couteau leurs pied ou leurs mains absolument comme un morceau de bois. Par contre, ils se brûlent souvent assez grièvement à leur insu en s’approchant du feu sans en ressentir les premières atteintes. »

La lèpre ronge et dévore, avec une activité toujours croissante, les parties saillantes de la tête, ainsi que les autres extrémités du corps, mains, pieds, coudes, genoux.. Quelques-uns n'ont plus de nez ; d'autres, au contraire, en ont un excessivement développé. Beaucoup voient tomber, l'une après l'autre, les différentes phalanges de leurs doigts de mains et de pieds au milieu de cruelles souffrances. Pauvres malheureux, ils se font peur à eux-mêmes ; malgré cela, ils ont la manie incroyable, comme tous les autres, lépreux, du reste, d'avoir toujours sous la main une glace pour s'y contempler chaque instant.

De loin en loin l'évêque de la mission vient confirmer les néophytes que le zèle du P. Deveuster a conquis sur l'hérésie ou l'idolâtrie. C'est grande fête alors dans la triste colonie : tous les lépreux encore assez valides pour monter à cheval viennent en cavalcade à la rencontre du prélat ; des arcs de


ILES SANDWICH. — HOPITAL D'HONOLULU, desservi par des religieuses franciscaines.


triomphe sont dressés sur son passage. « Vous parlerais-je, écrivait en 1875, un témoin de ces tournées épiscopales, le P. Bouillon, vous perlerais-je d'une sérénade qui nous a été donnée le jeudi soir, au clair de la lune ? Après souper, nous sortons pour prendre le frais. Nous trouvons près de cent de nos lépreux, avec deux immenses drapeaux, quatre tambours et une douzaine d'instruments de musique. Les musiciens, dont les mains n'ont plus que deux ou trois doigts et dont les lèvres sont toutes gonflées par les excroissances de la lèpre, exécutent avec succès les morceaux les plus variés et nous intéressent pendant deux grandes heures... Le vendredi matin, 11 juin, nous quittons Kalawao. Je n'oublierai jamais cette procession de deux cents lépreux nous accompagnant, pendant plus d'un mille, au son des tambours et des instruments, deux bannières en tête. Je n'oublierai jamais les paroles d'adieu de notre vénérable vicaire apostolique, à cette multitude prosternée pour recevoir sa bénédiction. J'aurai voulu, moi aussi, dire quelques mots ; mais j'étais trop ému. De l'embarcation où nous étions montés, Mgr Maigret bénit une dernière fois cette multitude pleurant, agenouillée sur la plage. »