Aldo le rimeur (1853)/II, 3

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Aldo le rimeur (1853)


Scène III

LA REINE, ALDO.
Aldo

Que veux-tu de moi, ma bien-aimée ?

La reine

Je voulais te voir, être avec toi.

Aldo

Êtes-vous triste, êtes-vous fatiguée ? Voulez-vous que je chante ? Que puis-je faire pour vous ?

La reine

Êtes-vous heureux ?

Aldo

Je le suis, parce que vous m’aimez.

La reine

Cela ne vous ennuie jamais ? Eh bien ! vous ne me répondez pas ? Déjà votre visage est changé, des larmes roulent dans vos yeux, ma question vous a offensé ?

Aldo

Offensé ? — Non.

La reine

Affligé ?

Aldo

Oui.

La reine

Si vous êtes triste, vous allez me rendre triste.

Aldo

J’essaierai de ne pas l’être ; mais, quand vous avez besoin de distraction et de gaieté, pourquoi me faites-vous appeler ? Ce n’est pas ma société qui vous convient dans ces moments-là. Votre nain Tickle a plus d’esprit et de bons mots que moi.

La reine

Mais il est méchant et laid. J’aime la gaieté, mais c’est un banquet où je ne voudrais m’asseoir qu’avec des convives dignes de moi. Pourquoi méprisez-vous le rire ? Vous croyez-vous trop céleste pour vous amuser comme les autres hommes ?

Aldo

Je me sens trop faible pour professer le caractère jovial. Quand je semble gai, je suis navré ou malade ; le bonheur est sérieux, la douleur est silencieuse. Je ne suis capable que de joie ou de tristesse. La gaieté est un état intermédiaire dont je n’ai pas la faculté, j’y arrive par une excitation factice. Si vous m’ordonnez de rire, commandez le souper, faites danser sir John Tickle sur la table ; en voyant ses grimaces, en buvant du vin d’Espagne, il pourra m’arriver de tomber en convulsion. Mais ici, près de vous, de quoi puis-je me divertir ? Je vous regarde et vous trouve belle ; je suis recueilli. Vous me regardez avec bonté, je suis heureux ; vous me raillez, et je suis triste.

La reine

Mais quoi ? n’y a-t-il au monde que vous et moi ? peut-on toujours vivre replié sur soi-même ? L’amour est-il la seule passion digne de vous ?

Aldo

C’est, du moins, la seule dont je sois capable.

La reine, impatientée

Alors vous êtes un pauvre sire ; moi, je ne peux pas toujours parler d’Apollo et de Cupido. J’ai d’autres sujets de joie ou de tristesse que le nuage qui passe dans le ciel ou sur le front de mon amant ; j’ai de grands intérêts dans la vie : je suis reine, je fais la guerre ; je fais des lois, je récompense la valeur, je punis le crime ; j’inspire la crainte, le respect, l’amour, la haine peut-être ; tout cela m’occupe ; je vais d’une chose à une autre, je parcours tous les tons de cette belle musique dont aucune note ne reste silencieuse sous mon archet ; mais votre lyre n’a qu’une corde et ne rend qu’un son. Vous êtes beau et monotone comme la lune à minuit, mon pauvre poëte.

Aldo

La lune est mélancolique. Il vous est bien facile de fermer les fenêtres et d’allumer les flambeaux quand sa lueur blafarde vous importune. Pourquoi allez-vous rêver dans les bosquets la nuit ! Restez au bal ; la brume et le froid rayon des étoiles n’iront pas vous attrister dans vos salles pleines de bruit et de lumière.

La reine

J’entends ; je puis m’étourdir dans de frivoles amusements et vous laisser avec votre muse. C’est une société plus digne de vous que celle d’une femme capricieuse et puérile. Restez donc avec votre génie, mon cher poëte. Les étoiles s’allument au ciel, et la brise du soir erre doucement parmi les fleurs : rêvez, chantez, soupirez. La façade de mon palais s’illumine, et le son des instruments m’annonce le repas du soir. J’y vais porter votre santé à mes convives dans une coupe d’or, et parler de vous avec des hommes qui vous admirent. Restez ici, penchez-vous sur cette balustrade, et entretenez-vous avec les sylphes. S’ils ne me trouvent pas indigne d’un souvenir, parlez-leur de moi ; et si, malgré cette nourriture céleste, il vous arrive de ressentir la vulgaire nécessité de la faim, venez trouver votre reine et vos amis. Au revoir. — Mais qu’est-ce donc ? Vous avez baisé bien tristement ma main, et vous y avez laissé tomber une larme ! Quoi ! vous êtes triste encore ? je vous ai encore blessé ? Oh ! mais cela est insupportable. Allons, mon cher amant, remettez-vous et soyez plus sage ; je vous aime tendrement, je vous préfère aux plus grands rois de la terre. Faut-il vous le répéter à toute heure ? ne le savez-vous pas ? Venez, que je baise votre beau front. Séchez vos larmes et venez me rejoindre bientôt.