Aldo le rimeur (1853)/II, 1

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Aldo le rimeur (1853)

ACTE SECOND.


Dans une galerie du palais de la reine.

Scène PREMIÈRE

LA REINE, TICKLE.
La reine

Nain, c’est assez, ce que vous me dites me fâche, et je ne veux pas entendre de mal de lui.

Tickle

Comment Votre Grâce peut-elle me supposer une si coupable intention ! Le seigneur Aldo est un si grand poëte et un si noble cavalier !

La reine

Oui, c’est le plus beau génie et le plus grand cœur ! Je ne lui reproche qu’une chose, son invincible orgueil.

Tickle

Sous une apparence d’humilité, je sais qu’il cache une épouvantable ambition…

La reine

Oh ! mon Dieu, non ! tu te trompes. Lui ? il n’a que l’ambition d’être aimé.

Tickle

C’est une belle et touchante ambition !

La reine

Mais aussi la sienne est insatiable et parfois fatigante : un mot l’irrite, un regard l’effraie ; il est jaloux d’une ombre ; il n’y a pas de calme possible dans son amour.

Tickle

Cet amour-là est une tyrannie, une guerre à mort, un combat éternel !

La reine

Tu ne sais ce que tu dis ; c’est le plus doux et le meilleur des hommes. Je lui reproche, au contraire, de trop renfermer au dedans de lui les chagrins que je lui cause. Au lieu de s’en plaindre franchement, il les concentre, il les surmonte, et, avec toute cette résignation, tout ce courage, toute cette douceur, il dévore sa vie, il use son cœur, il est malheureux.

Tickle

Infortuné jeune homme ! Votre Grâce devrait avoir plus de compassion, lui épargner…

La reine

Mais de quoi se plaint-il, après tout ? Son cœur est injuste, son esprit est plein de travers, d’inconséquences, de souffrances sans sujet et sans remède. Que puis-je faire pour un cerveau malade ? Je l’aime de toute mon âme et lui épargne la douleur tant que je puis ; mais le mal est en lui, et parfois, en le voyant marcher, pâle et sombre, à mes côtés, je l’ai pris pour l’ange de la douleur.

Tickle

Le spectacle d’un homme toujours mécontent doit être un grand supplice pour une âme généreuse comme celle de Votre Grâce.

La reine

Oui, cela non seulement m’afflige, mais encore me blesse et m’irrite. Quoi de plus décourageant que de vouloir consoler un inconsolable ? C’est se consumer jeune et pleine de santé auprès du lit d’un moribond qui ne peut ni vivre ni mourir.

Tickle

Votre Grâce a fait pourtant bien des sacrifices pour lui. De quoi pourrait-il se plaindre ? n’a-t-elle pas disgracié pour lui le duc de Suffolk, l’astre le plus brillant de la cour ?

La reine

Oh ! le grand sacrifice ! je ne l’aimais plus !

Tickle

Il n’avait jamais d’ailleurs été bien aimable.

La reine

Il ne faut pas dire cela ; c’était un homme d’esprit et plein de nobles qualités.

Tickle

Oh ! oui, généreux, brave, désintéressé !…

La reine

Ceci est faux ; il était plus épris de mon rang que de ma personne.

Tickle

C’est le malheur des rois.

La reine

Et c’est ce qui me fait chérir l’amour de mon poëte : lui du moins m’aime pour moi seule. Il sait à peine si je suis reine. Il n’en est point ébloui ; même il en souffre, et je crois qu’il me le pardonne.

Tickle

Votre Grâce est-elle bien sûre que dans son orgueil de poëte il ne préfère point sa condition à celle d’un roi ?

La reine

S’il le fait, il fait bien. Le laurier du poëte est la plus belle des couronnes, la plume d’un grand écrivain est un sceptre plus puissant que les nôtres. Moi, j’aime qu’un esprit supérieur sache ce qu’il est et ce qu’il peut être ; c’est ainsi qu’on arrive aux grandes actions.

Tickle

Aussi je crois que le poëte Aldo est réservé à de hautes destinées. Il est digne de commander aux hommes, et un mot de Votre Grâce pourrait l’élever au véritable rang qu’il est né pour occuper…

La reine

Si je ne te savais profondément hypocrite, ô mon cher Tickle, je te dirais que tu es parfaitement imbécile. Qui ? lui ! être mon époux ! régner ! D’abord le sceptre jusqu’ici ne m’a pas semblé trop lourd à porter ; ensuite Aldo est le dernier homme du monde que je pourrais supposer capable de me seconder. Personne ne connaît moins les autres hommes, personne n’a d’idées plus creuses, de sentiments plus exceptionnels, de rêves plus inexécutables. Vraiment ! mon peuple serait un peuple bien gouverné ! il pourrait chanter beaucoup et manger fort peu, ce qui ne laisserait pas que d’être fort agréable, le jour où le poëte-roi aurait découvert le moyen de placer l’estomac dans les oreilles. Laisse-moi, Tickle ; tu n’as pas le sens commun aujourd’hui.

Tickle, sortant.

Fort bien, j’ai réussi à la fâcher ; j’étais bien sûr qu’en disant comme elle, je l’amènerais à dire comme moi.