Alector/Chapitre 26

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Alton (p. 341-353).

Action de Graces au temple. Remerciement Public. Pris d’honneur assigné, et la coronne Civique donnée à Alector. Et puys la mort de Franc-Gal et deploration de luy ; son elevation et translation, la perdition de l’Hippopotame, et l’oyseau envoyé mesagier. Chapitre XXVI.



A ces motz l’Archier acosté du pere et du filz marcha droict au temple, où il fut suyvi du Potentat, des magistratz et Seigneurs, et de la plus grande et meilleure partie du peuple, où parvenu feit mettre au plus hault degré devant l’autel trois chaires. En celle du mylieu, il print place, et aux deux autres costieres feit asseoir Franc-Gal et Alector ; le seigneur Dioclès, Potentat, et les autres seigneurs Conseillers et Magistratz prindrent leurs lieux acostumez. Et puis tous à l’exemple de leur Pontife se prosternarent à genoux ployés et testes enclines en basse oraison et action de graces, puys se levarent et à la suyte et imitation du Sacerdot Croniel et de ses ministres, avec les sons de toutes sortes d’instrumens accordans aux voix en musique harmonieuse, chantarent un tel Cantique :



GRACES à Dieu JOVA tresbon, tresgrand.
Qui nous a mis hors des mortelz dangiers.
Grace et honneur tout le peuple luy rend,
Qu’il a sauvé par mains des estrangiers.
Ô bons esprits, ô Anges messagiers,
Presentez luy en son throne des Cieux
Nostre Cantique et psalme gracieux,
Recognoissant que de lui seul depend
Que le preux filz du pere vertueux
Nous a sauvez de la gueulle au serpent.


Après ce Pseaume chanté en grand joye et Jubilation, le Pontife Croniel ainsi parla à toute l’assistance :

« Aujourd’huy avez veu (seigneurs et amis) estre advenu ce que peu par avant je vous avoie annoncé par divine revelation qui est infaillible : c’est le salut public, la delivrance de la commune terreur et de l’universel dangier, par la defaicte du serpent vengeur que ce jeune et vaillant Escuyer Alector, filz de ce preud’homme Franc-Gal, a mis à mort, en extreme hazard et peril de sa vie, et par ce tresvertueux acte a rendu toute vostre cité en asseurance, d’ond tous en general luy devons grace et honneur, tant à luy – qui le faict meritoire de si grande louange a voulu et peu acomplir – que à son pere, qui tel filz et de telle vertu nous a produict et mis au monde pour le salut public de ceste cité. Or avons nous une antique ordonnance et treslouable costume de n’estre point ingratz vers les biens meritans de la Republique, ains les remercier et honnorer outre la verbale regratiation, d’aucun insigne bienfaict public et de quelque don de pris honnoraire. Parquoy adviserez d’entretenir ceste gracieuse recognoissance envers ces deux personnages estrangiers qui bien me semblent l’avoir merité. »

A ces motz, tous reclamarent à une voix :

« Nous rendons graces à Alector, nostre servateur, qui sa vie a exposée contre nostre cruel ennemi internel et de ses dangiers nous a delivrez ; et remercions Franc-Gal, son vertueux pere, qui tel enfant liberateur nous a transmis. Et les declairons tous deux estre dignes des droictz de la Cité d’Orbe et d’estre mis aux estatz du Prytan, et encore particulierement la coronne Civique pour pris d’honneur estre mise sur le chef d’Alector comme liberateur de la Cité. »

Adonc dist le Pontife :

« Estes vous tous de cest advis, volunté et consentement ? »

Ilz respondirent à une voix « Oy ». Lors le Pontife feit apporter par un de ses ministres une tresbelle coronne d’or faicte à fueillage de chesne et de heouse esmaillé de verd, et les bayes de rubis balais, et les glandz d’esmeraudes fines. Quand Croniel Archier tint celle coronne en ses mains, il se tourna vers Franc-Gal et Alector et leur dist en telle maniere :

« Seigneur Franc-Gal, homme tresvertueux, et toy, Alector, Escuyer valeureux, la cité d’Orbe universellement vous regracie de la salutaire liberation du danger et mal publique, en recognoissance de laquelle les Seigneurs, Magistratz et tout le peuple decerne à vous, estrangiers, tous les droictz et privileges de la ville, et dès ceste heure vous reçoit pour citoyens et Patrices de la ville d’Orbe, en vous assignant l’estat du Prytan, tel et tant honnorable qu’il est ordonné aux excellens bienfaicteurs qui ont bien merité de la Republique, et en outre pour especial honneur de ta vertu (ô Alector), de ta magnanimité et vaillance victorieuse du monstrueux serpent des Arenes, ennemi interne de la cité, de la vengence de l’innocente Noemie et de l’occision du Centaure, sauvage ravisseur, ennemi externe, pour excellent pris honnoraire de telz actes vertueux, te presente ceste riche coronne Civique, comme au liberateur de la Cité, tel qu’ilz te recognoissent. »

En ce disant, leva la riche et belle coronne Civique et la posa sur le beau jeune chef d’Alector, qui gracieusement la recevant avec une vereconde rougeur ressembloit à un radiant Soleil matinal, son pere Franc-Gal le regardant tant affectionnéement et paternellement, avec une extreme joye interieure de l’honneur où il voioit son filz peu paravant criminel condamné, joye recentement survenue après les extremes douleurs et paeurs mortelles qu’il avoit n’agueres conceües, tant de ses songes, oracles, visions, augures et propres prognosticz que du peril où il avoit veu son filz non esperé au combat serpentin, que son ame estoit presque hors de luy par la violance d’adventures tant inopinées, rencontres diverses, evenemens non attenduz et soubdains, repentines mutations de regret en espoir, d’espoir en travail et douleur, de travail en doubte, de doubte en craincte, de craincte en desesperée joie, et de joie en incroyable admiration, par lesquelles diverses, contrariantes et combatantes passions perturbé, sembloit un corps vivant en ame ravie (comme à la verité il estoit), et toutesfois la nouvelle joie reluysante en son visage alaigre, vermeil et plein d’une hilarité gracieuse, qui tesmoignoit le plaisir qu’il recevoit du bon heur et de l’honneur de son filz coronné, comme desjà dès son enfance il en avoit eu le pronostic signe.

Alector donc, le voyant ainsi rempli de joie, demanda si la coronne estoit propre à luy. On luy dist que oy. Adonc, la levant de sa teste la mist sur le chief de son pere Franc-Gal, lequel par la soubdaine mutation (qui est perilleuse et souvent mortelle) de craincte en asseurance et de dueil en joie non esperée, estant desjà à demy hors de soy, sentant celle pieté filiale qui la coronnoit, par excessive joie et amour ne peut plus retenir son esprit ravi qu’il ne s’en volast par vehemente exultation ; et à cest instant fut veu une longue, droicte et trespure et claire flambe, sortant de ses yeux, monter au ciel par le clair de la retube du temple, ce que à la verité estoit la lumiere de son cierge estaint au dernier jour de sa peregrination dans le temple du Dieu souverein, selon l’ordonnance de l’ancienne dame Anange et de ses troys filles, Cleronome Zodore et Termaine qui alors luy termina son cierge de vie, veüe et voie, tellement qu’il demoura roide et transi en la mesme habitude de joyeuse et plaisante face qu’il avoit quand à l’extremité d’amour et de joye la coronne luy fut imposée par son cher filz, tellement que nul ne pensoit qu’il fut expiré, sinon que le bon Croniel qui avoit eu revelation de son trespas et qui avoit conféré les visions et oracles, et entendu en privé ses propos, se douta bien qu’il estoit outre. Parquoy l’ayant signifié au peuple, en la presence de tous il le print par la main, luy leva le menton et la teste à prinse de barbe, trois fois par son nom l’appella, et trois fois le conclama. Mais c’estoit pour neant. Car la vie, l’ame, l’esprit n’y estoient plus.

Son filz Alector, plus triste de la mort paternelle qu’il n’avoit esté joyeux de sa gloire nouvelle, l’embraçoit, accolloit, baisoit, appelloit et reclamoit, mais il cogneut que ce n’estoit plus que une statue de chair transie ; d’ond une si grande tristesse et regret le saisit au coeur qu’il s’espasma en sa chaire, de sorte que l’on pensoit que pere et filz fussent mors, tous les assistans estonnez de si soubdaine mutation de joye en dueil, et de vie en mort. Toutesfois, avec l’ayde des assistans, Alector revint de son espasme et lors commença à hautes clameurs à lamenter son pere à la grande commiseration de tous, ainsi douloureusement s’escriant :

« Helas ! Franc-Gal, mon Seigneur, mon pere, m’aviez vous mis au monde pour avoir si peu de cognoissance de vous que de trois jours à Tangut et d’un jour à Orbe ? Helas ! Failloit il que chevauchassiez tant de terres et de mers, faisant queste de moy, emporté par le vent, pour me venir icy retrouver en dangier mortel, à vostre grande douleur, soubdaine et courte joye, et mort inopinée ? Ô mon trescher pere ! Bien en vain attendoie je estre faict Chevalier de vostre main. Car de plus preud’homme je ne le seray jamais. Or voy je bien que, si je le veux estre, autre Parrain pour pere me fault cercher. »

Ce disant, il tomba de rechief, mais par les ministres il fut promptement relevé et par l’Archier Pontife consolé par remonstrance de la bonne et longue vie de Franc-Gal, son pere, de son heureuse mort en extreme joye et felicité, sans nul sentiment de douleur, de sa gloire d’immortelle renommée acquise par tout le monde, qui en ses successeurs perpetuellement redonderoit. Pour laquelle mieux esclarcir, tendant à fin de consolation, il tourna sa parolle aux assistans et par maniere d’oraison funebre exposa qui et quel estoit Franc-Gal, la noble origine, ses vertueux actes et gestes, ses biensfaictz à l’universel, en deduisant toute sa vie et ses faictz et adventures, ainsi comme il l’avoit de luy entendu et comme cy dessus a esté narré. Ceste oraison entendue, tout le peuple universel esmerveillé d’un tant heroique et vertueux personnage en feit dueil public et commun à tous depuys le petit populaire jusques aux supremes Magistratz, qui tant portarent de reverence à ce tresvertueux defunct Franc-Gal que point n’en voulurent perdre la veüe ne la presence, ny cacher ès tenebres soubzterreines un si noble corps. Parquoy, par l’advis de tous les sages et consentement de tout le peuple, aux despens communs fut faict un tabernacle grand de fin crystal transparent en forme d’une tour, dans lequel fut mis le corps de Franc-Gal, assis en la chaire, la coronne sur la teste, en la mesme forme, habitude et contenance de joye qu’il estoit decedé. Et en tel estat l’elevarent sur quatre pilastres de cuyvre doré, au costé de l’autel vers Septentrion, pour l’avoir tousjours en representation, comme la vraye image de vertu ; où il demoura en son entier et en sa beauté plus de quatre cens ans après, jusques à ce que le monde commança à y faire idolatrie, d’ond le Souverain irrité un jour devant tous le feit enlever par quatre espritz angelicz et transporter en tel lieu que depuys on ne l’a veu.

Ces choses funebres acomplies, l’Archier conduisit Alector lendemain vers le port, où ilz trouvarent les gens de Franc-Gal qui attendoient leur maistre, ausquelz Alector (qui par eux fut incontinent recogneu et charessé) commanda de descharger tous les biens qui estoient sur l’Hippopotame pour les porter en la ville d’Orbe. Ce qu’ayans faict, il leur annonça les tristes nouvelles, leur disant que plus ilz n’attendissent leur Prince, car il estoit mort. Alors tous consternez ainsi luy demandarent :

« Franc-Gal est il mort ? »

Et il leur respondit :

« Absolument, Franc-Gal est mort. »

« A ces motz « Franc-Gal est mort », le cheval Durat Hippopotame s’esmeut (comme ayant entendement et intelligence de la mort de son maistre) et s’esbranla d’ailes, de piedz, de queüe, de teste et de corps par telle violance que la mer en bondissoit tout autour, et en ceste tourmente sortit du fond de la mer le viel homme marin Proteus, qui cria hautement :

« Jamais homme ne te chevauchera ! »

Et ce disant, emmena le cheval en haute mer, où à la veüe et grand regret de tous il l’abisma au profond, tellement que depuys il ne feut veu. Les gens de Franc-Gal, voyans ce qu’estoit advenu, et qu’ilz n’avoient plus de conduicte ne de moyen pour aller sur mer, suyvirent Alector comme leur maistre jusques à Orbe, emportans les biens et richesses de leur feu maistre pour les presenter à son corps entier et pour le veoir en sa fierté. Ainsi comme ilz estoient prestz au retour, voyci un oyseau passagier qui se vint poser sur l’espaule de Croniel, qui incontinent par cela entendant cest oyseau par divin ministere luy estre envoyé, le print en sa main, et ayant escript en une fueille de jonc marin blanc par dedans ces vers



Ne l’atten plus (ô Royne Priscaraxe)
Ton cher Franc-Gal, de joye terminé
Voyant son filz Alector plein de grace,
D’onneur, de biens et vertu coronné,


il estacha cest escripteau rollé en un petit brevet au col de l’oyseau, luy commandant au nom JOVA, nom du souverain Dieu, qu’il fust fidele messagier et qu’il portast ceste lettre à la Royne Priscaraxe en Tartarie, puys luy donna congé avec sa benediction. Et l’oyseau, comme ayant entendu son commandement, incontinent prins son vol, passant sur les mers, vers les parties septentrionales, tellement que en peu d’heures les Francs-Gallois compaignons, Alector et Croniel le perdirent de veüe et s’en retournarent à Orbe, où ce qu’ilz firent sera declaré en la seconde partie. Et comme Alector fut transmué par phantasie en un oyseau, puys restitué à sa forme pristine et faict chevalier, avec ses faictz et gestes heroiques. Aussi le message faict de l’oyseau passagier à Priscaraxe, de ses douleurs et declins, et de sa transmigration en Acquitaine, et de tout ce que là luy advint. Aussi du passage d’Alector en Gaule, jusques au val obscur, depuys par luy clamé Vau-Jour, et de ses beaux faictz. Finallement de sa posterité jusques à la venue du Peregrin pensif. Tout cecy sera narré en la seconde partie, car icy prent fin la premiere.



FIN



Imprimé à Lyon, par Pierre Fradin. 1560.