Alexandre Dumas fils (RDDM)/01

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Alexandre Dumas fils (RDDM)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 146 (p. 403-427).
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ALEXANDRE DUMAS FILS

I
SES ORIGINES ET SES DÉBUTS


I

L’enfant qui fut inscrit, le 27 juillet 1824, sur les registres de l’état civil, sous le simple prénom d’Alexandre, comme fils de Marie-Catherine Lebay, couturière, et de père inconnu, n’avait pas, malgré la modeste condition sociale de son seul ascendant dénommé, une origine ordinaire. Son arrière-grand-père s’était appelé le marquis Antoine-Alexandre Davy de la Pailleterie, colonel et commissaire général d’artillerie, ami du duc de Richelieu ; son arrière-grand’mère se nommait Cossette Dumas, et c’était une petite négresse, esclave dans une plantation de Saint-Domingue. Le marquis, au moment où il quitta l’Europe pour s’établir « aux Iles », l’avait connue, aimée et installée dans sa maison, les uns disent comme épouse, les autres disent comme maîtresse, très probablement avec un titre mixte et indéterminé, qui la constituait à la fois épouse, maîtresse et surtout servante du brillant gentilhomme.

De cette union d’un des représentans de l’aristocratie française du XVIIIe siècle et d’une pauvre fille noire, venue d’on ne sait quelle peuplade de la mystérieuse Afrique, vendue comme une tête de bétail sur les marchés des colonies, il ne pouvait guère sortir qu’un monstre au sens latin du mot, un être exceptionnel et hors nature digne d’être montré : ce fils du marquis et de la négresse naquit le 25 mars 1762.

Il y a vraisemblablement un choix à faire dans le nombre des récits quasiment fabuleux qui nous ont été laissés sur le compte de celui qui fut le général Alexandre Dumas. Il brisait, dit-on, un casque avec ses dents ; au manège, en passant, sous une poutre il s’y accrochait des deux bras, et soulevait son cheval entre ses jambes ; il introduisait quatre doigts dans quatre canons de fusil, et les redressait au bout de sa main aussi aisément qu’il l’eût fait pour des fétus de paille ; il descellait, par quelques secousses du poignet, de lourdes barrières de bois encastrées dans un mur ; et peut-être ne sont-ce pas là encore ses plus étonnans exploits. Comme soldat et comme officier, pendant les guerres de la République et de l’Empire, ce colosse accumula naturellement les prouesses légendaires ; en vingt mois, de simple dragon il devenait général en chef de l’armée des Pyrénées-Occidentales ; puis faisait campagne sur les Alpes et en Italie ; puis suivait Bonaparte en Égypte, semant partout des hécatombes de chevaux tués sous lui, ramassant de sa main, dans la pierre d’escarmouches où il excellait, les prisonniers à la douzaine, et défendant une fois un pont dans le Tyrol, seul contre toute une avant-garde d’Autrichiens. Il multiplia en un mot à travers le monde les coups de force, d’audace, et de bravoure épiques, dont l’imagination de son fils et biographe habituel nous a longtemps rendue la véracité suspecte, mais dont l’exagération nous paraît pourtant moins outrecuidante, maintenant que la récente publication d’une foule de mémoires historiques nous a plus complètement appris ce que furent certains hommes de cette prodigieuse période. Et puis, il importe de ne pas perdre de vue que nous sommes ici en présence d’un organisme à part, conçu et enfanté dans des conditions presque anormales. Le général Dumas peut être considéré comme le résumé de toutes les réserves d’énergies latentes chez les races sauvages, brusquement épanouies en sa personne par la fécondation d’une autre race infiniment civilisée et mûre. Il eut la fortune d’arriver à une époque et dans un milieu où lui étaient offertes des occasions suffisantes d’employer largement sa surabondance de vie individuelle ; né vingt-cinq ans plus tôt ou vingt-cinq ans plus tard, on ne voit pas trop vers quoi il eût dérivé cette intarissable source d’activité qui bouillonnait en lui ; à la place du magnifique héros des batailles impériales, nous n’eussions eu peut-être qu’un aventurier louche, ou pis encore. Il y avait en lui un tel trop-plein d’énergies incoercibles ! Il y en avait tant, qu’après les avoir dépensées en prodigue, il put néanmoins en laisser à son fils, et à son petit-fils même, un héritage assez opulent pour subvenir aux frais de l’énormité de leur œuvre.

Ce fils du général, ce devait être l’illustre romancier et dramaturge Alexandre Dumas, celui dont on a pu dire qu’il fut « une force de la nature ». Chez lui déjà cependant, le type primitif s’atténue : taillé aussi en Hercule, « né pour toujours produire », capable pendant un demi-siècle de répandre incessamment, et sans fatigue apparente, des centaines de volumes, tragédie, drame, histoire, romans, voyages, comédies, « il était entré dans la littérature comme son père entrait dans l’ennemi, en bousculant, en abattant, en renversant tout ce qui ne lui faisait pas place. » Aujourd’hui encore, où, par le fait de l’éloignement, nous pouvons le juger avec plus de sang-froid et de précision, rien que par la fécondité et la forme de son imagination seule, rien que par sa puissance de travail, il nous apparaît comme un prodigieux phénomène en dehors de notre temps, de nos mœurs, et presque de notre race. Et pourtant, il est tout de même un moins beau spécimen d’humanité que le formidable soldat de la République et de Bonaparte : le domaine de la fiction suffit à son exubérance ; ce que l’autre accomplissait, il se contente de l’écrire. Déjà, en effet, les croisemens ont opéré leur œuvre d’acclimatation : un sang plus calme, du sang de bonne bourgeoisie française, s’est mélangé au sang moitié aristocratique, moitié exotique, du grand mulâtre de Saint-Domingue : en 1792, l’officier, étant en garnison à Villers-Cotterets avec le grade de colonel, avait épousé Mlle Marie-Louise-Élisabeth Labouret, fille du commandant de la garde nationale, propriétaire de l’hôtel de l’Écu et ancien maître d’hôtel du duc d’Orléans. De cette union précisément devait naître, dix ans plus tard, le futur auteur des Mousquetaires.

Chez le fils de celui-ci, chez l’enfant qui sera inscrit le 27 juillet 1824 sous le nom seul de sa mère, l’acclimatation sera à peu près complète. Grâce aux figures de Clara Vignot, dans le Fils Naturel, et de Félicité Clemenceau, dans l’Affaire Clemenceau, nous pouvons à peu près reconstituer l’image de l’humble couturière qui, mêlée de si près à la vie de deux hommes illustres, ne pensa jamais qu’à s’effacer entre l’un et l’autre, et mena jusqu’à sa dernière heure l’existence la plus modeste et la plus digne. Quelle qu’ait pu être officiellement sa position sociale, on devine en elle une âme de très petite bourgeoise, assez semblable à celles de ces grisettes qu’ont chantées Musset, Murger, Dumas fils même, et dont les caprices de cœur avaient bien plutôt pour cause le hasard des circonstances que les nécessités du tempérament ou le goût des aventures. Cette Marie-Catherine Lebay fut sans doute une nature simple, droite, honnête, laborieuse et dévouée, régulière par toutes les tendances de son être intime, très conforme en définitive aux deux personnages pour qui elle a servi de modèle ; elle n’avait rien d’héroïque en revanche, à transmettre à son fils, et elle ne pouvait que continuer en lui l’atténuation du type ancestral. Aussi, malgré sa complexion robuste, ce fils, ni au physique ni au moral, n’a plus guère de rapports visibles avec son étonnant aïeul ; il est bien un homme de notre temps, de notre race et de notre civilisation : au bout de trois générations, la lignée fantaisiste et romanesque des Davy de la Pailleterie est rentrée dans le rang.

Et pourtant, chez le dernier d’entre eux, quelque chose est bien resté de ses origines composites. Si, de sa mère, si, de celle de ses grand’mères qui s’appelait Elisabeth Labouret, on peut croire qu’il ait hérité un certain goût de régularité pratique, un bon sens parfois assez avisé, et des aspirations morales en somme souvent étroites et moyennes, de ses ascendans paternels il reçut une imagination ardente, un besoin inné d’incessante combativité, et enfin une hypertrophie de l’individualisme qui, en un temps de renaissance religieuse, eût fait de lui le plus intransigeant des législateurs et le plus intolérant des apôtres ; à l’époque de la Révolution, l’eût rangé parmi les Jacobins les plus redoutables ; et sous une monarchie absolue, ou bien l’eût poussé en quelque conspiration, ou bien l’eût obligé à devenir premier ministre à la manière des Richelieu et des Bismarck.

Ceci, chez Alexandre Dumas fils, constitue la part des hérédités : nous serons amenés à constater en de multiples circonstances l’influence qu’elles eurent sur son œuvre, sur la direction de ses idées et de sa vie. D’un autre côté, l’influence de l’éducation particulière qu’il reçut n’est pas moins manifeste et profonde. Comme la plupart des écrivains et des penseurs de son temps, lui-même a longuement et souvent insisté sur ces fatalités psychologiques qui s’attachent à nous dès le berceau, et que nous avons reçues en naissant de nos générateurs plus ou moins lointains. « Si Dieu a donné à l’homme le libre arbitre, écrira-t-il, il ne l’a donné qu’au premier homme créé, à celui qui est sorti directement de ses mains… Mais, à partir de Caïn, le libre arbitre disparaît. Caïn n’est plus maître de tous ses actes ; il subit son générateur. Le père a été coupable ; le fils est criminel ; la transmission physiologique commence, la nécessité héréditaire s’impose et ne s’interrompt plus. Tel père, tel fils. » Et, pendant deux pages, il développe méthodiquement cet axiome, avec preuves médicales à l’appui. Une autre fois, pour expliquer les désordres de femmes habituées à vivre en des milieux honnêtes, il alléguera « des origines de sauvage ou de saltimbanque », et il ira jusqu’à insinuer que, peut-être, « nous coudoyons tous les jours des Peaux-Rouges à teint rose, des négresses à mains blanches et potelées. » Il ne serait pas difficile, en analysant certains personnages de ses pièces ou de ses romans, en étudiant le rôle énorme que jouent dans ses écrits les questions physiologiques, de montrer combien sa philosophie entière est dominée par cette fameuse théorie de l’atavisme, dont a usé et abusé notre époque. Nulle part, en revanche, chez ce législateur consciencieux, consciencieux souvent jusqu’à la puérilité, on ne voit qu’il ait attribué au problème de l’éducation une importance majeure : quelques mots insignifiant sur les bienfaits de l’athlétisme, quelques lignes, d’ailleurs contradictoires, sur la vie au lycée ou au collège, constituent à peu près tout son bagage pédagogique. Pas plus lui que ses contemporains n’ont évidemment beaucoup tenu compte du poids formidable dont peut peser sur l’existence morale d’un être humain la direction initiale, fortement imposée dès la première enfance. Et pourtant, s’il fallait d’un fait de cet ordre un éclatant exemple, Alexandre Dumas fils serait là pour le fournir.

Il était fils naturel ; il l’était, en quelque sorte, plus que personne, puisque la précoce célébrité de son père publiait à tous les vents l’irrégularité de leur situation réciproque. Dès l’âge de dix ans, où il fut mis en pension, il connut la dure misère « d’avoir besoin de se défendre ». On sait, dans l’Affaire Clemenceau, les pages affreusement amères que lui inspira le souvenir de son séjour à l’institution Goubaux. Les gamins, dont il se trouvait le compagnon, et qui n’ignoraient pas sa naissance, se chargèrent de lui apprendre l’implacable loi du plus fort, la férocité instinctive des individus, la lâcheté des foules, tous les vices, toutes les sottises, toutes les vilenies, toutes les cruautés d’ici-bas. « Ces enfans m’insultaient du matin au soir, enchantés probablement d’abaisser en moi, parce que ma mère avait le chagrin de ne pas le porter, le nom retentissant que se faisait mon père. » Il subit les innombrables humiliations et les infinis supplices que peut inventer l’imagination d’une bande de tortionnaires, dont l’aîné n’avait pas quinze ans : injures, coups de poing, taquineries incessantes, attaques brutales ou sournoises, allusions perfides et obscènes à la position sociale de sa mère, rien n’y manqua. « Lorsque la mesure était comble, dit-il, je m’en allais pleurer dans un coin, n’importe où, pourvu que ceux qui faisaient couler mes larmes ne pussent ni les voir ni s’en réjouir. »

L’impression que lui laissa cet enfer fut terrible et ineffaçable. Dès ses ouvrages de début, Aventures de quatre femmes et d’un perroquet, en 1847, Tristan le Roux, en 1850, le personnage du bâtard est un de ceux qui commencent à hanter son cerveau. En 1851, dans Trois hommes forts, la confession haineuse du mendiant qui a économisé jadis sou à sou une somme suffisante pour se faire recevoir à l’école, et qui n’y rencontre qu’animosité et mépris de ses jeunes camarades, semble bien inspirée à l’auteur par des réminiscences personnelles. Puis, c’est son œuvre entière qui vient témoigner des souffrances imméritées dont son cœur fut meurtri ; c’est, en 1866, quand il a déjà quarante-deux ans, l’aveu « qu’il n’a pas pardonné » ; la confession que « son âme ne s’est jamais tout à fait remise, que sa rancune ne s’est jamais endormie complètement, même aux jours les plus heureux de sa vie. À vingt ans, à la fin de son adolescence, cette rancune se traduira dans l’accueil qu’il fit à un de ses anciens condisciples et persécuteurs qui, sur le boulevard, « avec cette générosité de l’homme qui se pardonne le mal dont il fut coupable, » s’avançait vers lui, la main tendue : « Mon excellent ami, j’ai maintenant la tête de plus que toi ; si tu m’adresses jamais la parole, je te casse les reins. » À cinquante ans, en pleine maturité et en pleine gloire, un peu de cette rancune inapaisée passera encore à travers les pages éloquentes de cette lettre, en partie autobiographique, qu’il envoya à Cuvillier-Fleury après la représentation de la Femme de Claude, et qui sert aujourd’hui de préface à la pièce.

De cette initiation douloureuse à la vie, il resta au futur auteur de la Dame aux Camélias plusieurs traits caractéristiques, qu’on ne retrouve à aucun degré chez ses ascendans. Il se replia en lui-même, il contracta l’habitude de la réflexion solitaire et le goût de l’observation, qui en est l’immédiate conséquence. À l’âge où d’ordinaire le cercle des préoccupations intimes demeure tellement restreint que l’on peut considérer comme presque nulle l’autonomie mentale de l’enfant, le petit prisonnier de la pension Goubaux fut contraint à analyser le pourquoi des choses ; et il s’accoutuma à prendre au sérieux le spectacle de l’humanité. Sa faculté de penser s’aiguisa vite au froissement douloureux des expériences hâtives que lui imposait l’irrégularité de sa naissance. De bonne heure, il habitua son cerveau à ne point regarder seulement l’apparence superficielle des phénomènes extérieurs, mais à en chercher les causes secrètes et lointaines ; à son insu, en un mot, il prépara son esprit aux vastes spéculations du moraliste qu’il devait entreprendre plus tard.

L’implacable et inexplicable injustice, dont il se sentait d’autre part la victime innocente, pouvait aigrir et fausser son âme, qui ne semblait guère faite alors pour supporter un pareil régime. Il traversa en effet des crises qui faillirent se terminer par des catastrophes : crises physiques, étiolement de la santé, arrêt de la croissance, épuisement nerveux ; crises psychologiques plus graves encore, et où sa raison ne fut pas loin de sombrer : « À être toujours sur le qui-vive, a-t-il raconté lui-même, je devenais ombrageux, inquiet, haineux. J’éprouvais le besoin de la vengeance, de celle qui convient, après tout, aux faibles et aux opprimés, de la vengeance occulte et basse. Allait-on me rendre lâche ? En tout cas, je souffrais assez déjà, pour vouloir faire du mal à tous mes condisciples. » On ne le rendit pas lâche ; sa misère ne se tourna point en misanthropie ; elle se tourna, ce qui n’était guère moins à craindre, en mysticisme religieux exalté jusqu’au délire. Son imagination d’enfant malade et inquiet établit entre les souffrances du Christ et les siennes propres un rapprochement idéal ; comme Jésus, il se voyait persécuté par les hommes ; il se jugea prédestiné, comme lui, à de grands sacrifices, à une grande mission, et à la mort dans des tortures qui lui ouvriraient le royaume des cieux. Il se complut à des examens de conscience sans cesse renouvelés ; il se condamna à des jeûnes et à des macérations absurdes ; il passa ses dimanches entiers dans les églises, en extase devant les tableaux de sainteté, et il rêva du martyre. Une sorte de fièvre cérébrale, qui manqua de le tuer, fut le plus clair résultat de cet accès de dévotion folle. Quand il fit sa première communion, plein d’une ferveur dont il parlera encore avec attendrissement en 1879, dans la Question du divorce, il était déjà guéri. Puis, peu à peu, il reprit son équilibre complet, et rien ne subsista en lui de cet accident passager de son enfance, sinon, peut-être, une certaine tournure d’esprit mystique et doctrinale, dont la trace ne sera pas difficile à déterminer à travers son œuvre.

Mais des tristesses et des persécutions de son premier âge, un autre trait de caractère devait surtout lui rester, qui ne s’effacera jamais, et dont la marque se retrouve d’un bout à l’autre de sa philosophie sociale ; à dix ans, l’éducation à laquelle il était soumis lui avait fait prendre l’attitude du révolté ; jusqu’à sa dernière heure, il la gardera, si contradictoire qu’elle paraisse avec ses préoccupations constantes de législateur. Chez lui d’ailleurs, nous nous apercevrons, en des occasions multiples, que nous n’en sommes pas à une contradiction près, et, pour le point spécial que nous signalons en ce moment, encore importe-t-il de noter que le tempérament individualiste, hérité des ancêtres constituait au moins une prédisposition congénitale à l’instinct de révolte. Cet instinct, sous sa forme essentielle, est bien pourtant le propre d’Alexandre Dumas fils et de lui seul. Ni les actes d’indépendance et presque d’insubordination du général, ni les anathèmes farouches, mais passablement littéraires et artificiels, qu’Alexandre Dumas père a mis sur les lèvres d’Antony, ne sont des précédens sérieux à certaines tendances très nettes qu’a manifestées très souvent le maître du Demi-Monde ; et qu’il faudrait simplement qualifier d’anarchistes, si le mot, depuis cinq ou six ans, n’avait été détourné de son sens par l’application qu’on en a faite à une nouvelle catégorie de criminels.

Cependant, avant même qu’il eût terminé sa vie de collège, et aussitôt qu’il eut fini ce qu’on est convenu d’appeler pour chacun de nous « ses études », le futur moraliste recevait dans la maison paternelle une éducation autre que celle de la pension Goubaux, mais non moins fantaisiste, non moins singulière, et non moins dangereuse. Quelque dégagé que l’on puisse être des préjugés bourgeois, on aurait de la peine à proclamer de bon exemple pour un adolescent le spectacle de l’existence que l’on menait chez l’auteur d’Antony. La bonne humeur, et, au fond, l’impudique innocence de ce grand bohème ont suffi à lui faire pardonner les incorrigibles folies de son éternelle jeunesse ; l’opinion publique, parfois étrangement austère, a souri avec indulgence à cette camaraderie assez scabreuse d’un père et d’un fils, courant ensemble les aventures comme deux gamins lâchés dans le monde des plaisirs, se prenant l’un l’autre pour confidens de leurs amours, ayant bourse commune et dépensant au hasard, sans compter. La comédie intitulée Un Père prodigue n’est que le tableau atténué, mais en somme exact, de cette amitié peu vulgaire, où le plus jeune des amis était encore le moins extravagant, et finit par devenir le Mentor de son aîné.

Avant toutefois de se conquérir des titres à une telle fonction, Dumas fils commença par user et abuser largement de l’existence facile et joyeuse qui lui était ouverte. Il ne pratiqua pas, pour sa part, le conseil qu’il a formulé plus tard si nettement dans « l’avis au lecteur », placé en tête de son Théâtre complet : « Garde-toi des femmes jusqu’à vingt ans. » Il s’en garda aussi peu que possible ; « A dix-huit ans, a-t-il écrit, j’étais lancé à fond de train dans ce que j’appellerai le paganisme de la vie moderne… Certes, je ne vécus pas comme un saint, à moins que nous ne prenions comme comparaison la première manière de saint Augustin. » De cette imitation de saint Augustin première manière, il résultait pour lui, au bout de deux ou trois années, de fâcheuses habitudes de paresse et de désordre, et cinquante mille francs de dettes ; il en résultait aussi, heureusement, une masse d’impressions et d’observations accumulées en sa mémoire, prêtes à mûrir et à fructifier en son intelligence : « L’observation et l’expérience sont partout, et peut-être où j’allais plus que dans les gros livres de philosophie. »

Il aurait dû ajouter que la terrible éducation de sa première enfance, du moment où il ne s’y était pas absolument perverti, le prédisposait plus que tout autre à l’analyse réfléchie et sérieuse. Il avait beau « être las de tristesse » et ardent à « se sentir vivre », il avait beau charrier dans ses veines quelques globules du sang exubérant légué par la négresse de Saint-Domingue et le vieux gentilhomme du XVIIIe siècle, l’âme, avec laquelle il se lançait à fond de train dans un milieu nouveau, n’était plus toute neuve ; elle se trouvait armée pour se défendre, plus accoutumée à regarder, à sentir et à vouloir comprendre qu’à se laisser aller au gré des impulsions instinctives. Le jeune homme regarda, comprit et se défendit ; l’épreuve qui pouvait le perdre lui fut au contraire un enseignement salutaire ; et il en sortit assez tôt pour n’avoir eu le temps que d’y amasser, en partie, la matière de son œuvre à venir.

Lui-même, à ce sujet, n’a pas d’ailleurs ménagé ses aveux : « Je ne prenais pas grand plaisir à ces plaisirs faciles. J’observais et je constatais plus que je ne jouissais dans cette vie turbulente. Les créatures dévoyées que je côtoyais à chaque moment, qui vendaient le plaisir aux uns, qui le donnaient aux autres, qui ne gardaient pour elles qu’une honte certaine, qu’une ignominie fatale, qu’une fortune douteuse, me donnaient au fond plus envie de pleurer que de rire, et je commençais à me demander pourquoi cela était ainsi. » En son inquiétude, peut-être un jour se rappela-t-il ce dîner auquel il assistait « chez une personne de mœurs légères qui a laissé un renom dans la haute galanterie vénale, » et se souvint-il ensuite de la conversation qu’il avait eue avec ce comte G. d. L. T. d. P, dont il esquisse le portrait dans ses Notes sur Francillon : « J’ai une quinzaine d’années de plus que vous, lui avait dit le comte, et ceci m’autorise à vous faire entendre un bon conseil… Nous venons de dîner chez une fille très séduisante et très spirituelle. On voit là des personnages de toutes sortes, et vous y pouvez faire d’utiles observations. Faites les observations ; mais, quand vous aurez vingt-cinq ans, tâchez que l’on ne vous revoie plus dans cette maison, ni dans d’autres de même spécialité… C’est justement parce que, moi, je suis maintenant condamné à y rester, que je vous conseille de ne pas y revenir. » Alexandre Dumas fils suivit à la lettre la ligne de conduite tracée par son ami d’occasion ; il observa, et il s’en alla. Ses cinquante mille francs de dettes ne furent du reste probablement pas étrangers à sa décision de dire adieu au monde et au demi-monde ; les instincts de régularité bourgeoise, pratique et honnête, qu’il tenait de sa mère, ne lui permettaient point de contempler avec l’inaltérable indifférence paternelle


Un tas de créanciers hurlant après ses chausses.


Il voulait payer et payer par son travail. Fils d’un homme de lettres illustre, on serait en droit de s’étonner qu’il n’eût pas cherché d’abord sa voie du côté de la littérature. C’est ce qu’il devait faire, et c’est ce qu’il lit.

Doué, comme nous avons essayé de l’établir, par ses ascendans de facultés rares, puissantes et complexes, solidement trempé par une éducation première dont on n’oserait proclamer, en thèse générale, l’infaillible excellence, mais qui, pour une fois au moins, avait admirablement réussi, enrichi enfin de documens innombrables par la fréquentation de la société composite où le comte G. d. L. T. d. P. l’engageait à ne pas s’attarder, rien ne lui manquait que de prendre l’habitude du travail pour « rechercher et rassembler les morceaux de sa jeunesse dispersée au hasard », et mettre en valeur les forces latentes en son cerveau. — Il avait vingt-deux ans à peine quand il accepta cette tâche, et qu’il se décida à entreprendre son énorme labeur.


II

Ainsi que la plupart des débutans, il se laissa tenter d’abord par la forme poétique, et il composa une petite comédie en vers, le Bijou de la Reine, plus un certain nombre de pièces détachées qu’il publia dans le Journal des Demoiselles, et qui furent réunies ensuite en un volume, intitulé : Péchés de Jeunesse. Le mot « péchés » n’est pas trop fort si rarement homme a manié la prosodie française avec une plus insigne maladresse que l’auteur de ces plates et prosaïques rapsodies. On a la sensation qu’il devait compter sur ses doigts les douze syllabes d’un alexandrin ; et la manière dont lui-même a parlé de la poésie démontre amplement qu’il n’y voyait guère autre chose que de la prose assujettie à un rythme régulier, quelquefois amusant, et toujours incommode. Il renonça vite d’ailleurs à sa fâcheuse tentative ; il n’y renonça pourtant pas sans quelques regrets, si l’on en juge par les explications bizarres qu’il a données de sa détermination, et par son souci manifeste de nous prouver qu’il était aussi capable qu’un autre de prendre rang parmi les poètes contemporains. C’est, paraît-il, un travers d’amour-propre commun à tous les écrivains qui se sont illustrés comme prosateurs de marquer une prédilection spéciale et plus ou moins avouée pour leurs vers. Chez Dumas fils, ce léger ridicule fut poussé au point de lui inspirer une véritable théorie littéraire, théorie dont la moindre faiblesse n’est pas encore de ressembler trop à un plaidoyer personnel.

Dans la préface de Diane de Lys, en 1868, il avait éprouvé le besoin de rééditer deux pseudo-élégies qu’il avait insérées déjà, en 1853, dans son roman de la Dame aux Perles, et il les avait accompagnées d’un commentaire en une ligne qui ne fait pas honneur à son sens critique : « Ces vers, disait-il, ne sont ni bons ni mauvais ; ils sont jeunes. » Ils sont au contraire simplement exécrables, et l’on aurait scrupule à insister davantage sur l’erreur commise par un homme supérieur, si lui-même, presque aussitôt après, dans la préface du Bijou de la Reine, n’était revenu sur ses propres essais poétiques, et n’y avait trouvé matière à une déclaration de principes d’ordre général : « J’aurais pu, affirme-t-il, cultiver certaines dispositions que vous reconnaîtrez dans l’échantillon que je vous offre. » Il ne les a pourtant pas cultivées, bien qu’il fit agréablement le vers, et il s’en est tenu à la prose. C’est que la prose « n’a ni talons pour se grandir, ni maillot pour se faire valoir, ni dentelles pour se parer ; elle ne met ni blanc ni rouge ; elle est nue comme la vérité. « Rien de rembourré dans les bouffans du corsage ; rien d’escamoté dans les plis de la jupe ; on sait tout de suite à quoi s’en tenir sur son compte ; ses seins sont puissans, ses flancs sont larges, ses reins sont forts, et, quand on l’épouse, il faut la rendre mère, sinon elle divorce et vous plante là. » Il en va tout autrement, paraît-il, avec la poésie, « cette langue de luxe », grâce à laquelle « les banalités les plus banales revêtent provisoirement une autorité sacerdotale, un caractère divin », et par qui « on voit le mieux combien ce qui est creux peut être sonore ». En effet, « cette forme d’art excelle souvent à dire d’une manière séduisante des choses qui ne signifient rien du tout… et elle a cela d’agréable que les fautes grammaticales y passent pour des audaces, quelquefois pour des beautés, qu’elle impose à ceux qui ne savent pas s’en servir, et que, si les deux rimes sonnent bien en se heurtant, comme les éperons d’un Hongrois qui danse la mazurka, il court aussitôt un petit frémissement de joie parmi les auditeurs. »

Devant cette sereine incompréhension esthétique, les objections tombent d’elles-mêmes ; il n’y a rien à répondre ; et l’on se félicite seulement que le versificateur des Péchés de jeunesse et du Bijou de la Reine n’ait pas persisté à cultiver les dispositions qu’il sentait en lui. La qualité de sa prose, en vérité, ne fut pas d’abord très supérieure à celle de sa poésie ; il ne possédait pas plus de virtuosité dans un genre que dans l’autre : du moins, la faiblesse du style n’est-elle pas aussi apparente et déconcertante dans un roman que dans un poème.

Il se chercha d’abord longtemps lui-même, et ce ne fut pas sans de durs efforts qu’il parvint à prendre conscience des ressources obscures dont il pouvait disposer ; ce ne fut pas sans des années d’hésitations et de luttes solitaires qu’il arriva à dégager son originalité philosophique et artistique, et à se créer une langue personnelle. De 1847 à 1855, — où la représentation de sa comédie du Demi-Monde lui indique la voie à suivre, — il accumule un peu au hasard, et avec des succès variables, douze ou quinze volumes compacts de romans ou de nouvelles, et il fait jouer deux pièces de théâtre, sans parler d’un court libretto de drame lyrique, aujourd’hui absolument oublié. Tout ce fatras est, en général, plus que médiocre, et vaudrait à peine une mention rapide, si les essais, même manques, d’un grand écrivain n’étaient susceptibles, jusque par leurs défauts, d’aider à mieux comprendre son œuvre véritable. Dumas fils commence par un long et ennuyeux récit à prétentions humoristiques, les Aventures de quatre femmes et d’un perroquet ; puis il se lance sur les traces de son père à travers le Moyen Age, et il en rapporte cet étonnant Tristan le Roux qui semble bien une des plus joviales parodies qu’on ait jamais composées de la littérature pseudo-historique ; puis il fait du feuilleton, ténébreux dans Trois hommes forts, sentimental et larmoyant dans Automne ; il aborde le roman philosophique, et, s’il échoue complètement dans le Docteur Servans, il n’échoue guère moins dans le Régent Mustel, malgré un point de départ curieusement imaginé, et qui eût pu prêter à des développemens intéressans ; il se risque même, à deux reprises, dans la Boîte d’Argent et dans Offland, sur le terrain du conte fantastique, à la manière d’Edgar Poë ou d’Hoffmann ; il y reste malheureusement très en arrière de ses devanciers. De ces multiples ouvrages de jeunesse, les seuls en somme qui méritent qu’on s’y arrête, et où se dessine déjà vaguement la promesse des fortes créations de l’âge mûr, ce sont les tableaux de mœurs et les peintures de passions inspirés par des souvenirs privés. Dans des livres, comme la Dame aux Camélias, comme Diane de Lys, comme la Dame aux Perles, comme la Vie à vingt ans, il faut évidemment voir des chapitres de mémoires autobiographiques, où l’écrivain démarque à peine ses propres aventures, et transcrit presque littéralement ses observations prises sur le vif. Il sentit que la veine était féconde ; aussi, quoiqu’il ne se crût aucune aptitude pour le théâtre[1], eut-il rapidement l’idée de transporter sur les planches les demi-fictions romanesques faites de ses émotions passées. Du roman de la Dame aux Camélias, il tira une pièce retentissante : dans les romans de Diane de Lys et de la Dame aux Perles combinés, il trouva la matière d’une seconde pièce, qui ne bénéficia pas de la popularité de la première, mais qui relève des mêmes procédés, et qui appartient au même cycle.

On s’accorde assez ordinairement à voir, dans l’apparition devant la rampe de cette légendaire Dame aux Camélias, le début d’une ère dramatique nouvelle ; et un des titres de gloire de son auteur semble être d’avoir créé, avec les mélancoliques amours de Marguerite Gautier, la « comédie de mœurs contemporaines. » Maintenant, c’est presque une opinion établie. On se demande seulement par quel ensemble de subtiles considérations littéraires ou morales, le public et la critique ont bien pu aboutir à une si fantaisiste conception. Le fait de situer l’action dans la société moderne ne constituait pas une découverte ; le souci du réalisme de la mise en scène avait déjà été érigé par Victor Hugo à la hauteur d’un dogme ; l’histoire de la courtisane amoureuse est aussi vieille que l’humanité ; si le romancier avait pu en rajeunir la banalité essentielle par une multitude de détails accessoires rigoureusement observés, et, comme on dit, vécus, le dramaturge s’était naturellement trouvé contraint, de par les lois nécessaires de la scène, à élaguer les digressions parasites ; l’anecdote, ainsi présentée toute nue et toute crue, n’était pas demeurée moins touchante, mais avait singulièrement perdu de son caractère ; et ni la contexture enfin, ni le style de ces cinq actes ne les classaient manifestement en dehors du répertoire dramatique de l’époque. Et, en somme, nous touchons là le point capital à dégager d’une étude sur la première manière d’Alexandre Dumas fils : jusqu’à la date du Demi-Monde, ou bien il s’égare complètement, en une série d’essais avortés, à la poursuite de sa propre vocation, ou bien il fait du romantisme, de qualité inférieure sans doute, mais très conforme à l’esthétique de l’école, ne fût-ce que par l’emploi immédiat, direct et avoué de ce que l’auteur appelle « le contre-cri de ses émotions personnelles ».

A cet égard, rien de plus curieux que d’assister à l’évolution intime par où il libère son individualité de la tradition ambiante. Avec Marguerite Gautier et Armand Duval, nous sommes à peine sortis de 1830, et, surtout dans le drame, si les deux amans s’habillaient à la mode de Louis XIII, ils n’auraient pas d’autre nom que Marion de Lorme et Didier. Leur historiographe les a enveloppés de cette atmosphère fatale, où ne peuvent germer que les passions surhumaines de gens qui ont beaucoup lu les poèmes de lord Byron, et lui-même professe des théories sociales qui n’annoncent pas précisément la conclusion de l’Homme femme ou la dernière scène de la Femme de Claude : « J’ai, dit-il, une indulgence inépuisable pour les courtisanes, et je ne me donne même pas la peine de discuter cette indulgence… Ne méprisons pas celle qui n’est ni mère, ni sœur, ni fille, ni épouse. Ne réduisons pas l’estime à la famille, l’indulgence à l’égoïsme… Pourquoi nous ferions-nous plus rigides que le Christ ? » D’ailleurs, « pour la femme à qui l’éducation n’a pas enseigné le bien, Dieu ouvre presque toujours deux sentiers qui l’y ramènent ; ces sentiers sont la douleur et l’amour. » Nous sommes là dans la pure doctrine de l’amour grand réparateur des virginités mises à mal. Évidemment, l’écrivain a bien déjà la notion vague des périls que comporte la généralisation d’une pareille thèse, puisqu’il se défend énergiquement de toute « apologie du vice et de la prostitution, » et qu’il insiste en terminant sur la nature très exceptionnelle de son héroïne. On ne saurait nier pourtant qu’il ait composé, en 1848, le récit de la Dame aux Camélias sous l’empire d’une sympathie romantique peu dissimulée à l’adresse de la femme tombée ; et si l’on voulait se rendre mieux compte encore de cette sympathie, on n’aurait qu’à rapprocher les sentimens qu’il exprime dans sa version primitive de la vingt-quatrième année, et ceux qu’il affichera plus tard, en 1867, dans la préface de la pièce.

L’épisode de Diane de Lys, d’abord sous la forme de la nouvelle qui porte ce titre, puis sous les espèces de la Dame aux Perles, puis enfin sous celles du drame par où l’auteur débuta au Gymnase, est gros de révélations encore plus significatives sur les modifications qui s’accomplissaient rapidement en son esprit à cette époque de sa carrière. Le personnage féminin qui se nomma successivement la marquise Diane de Lys, la duchesse Annette, la comtesse Diane de Lys, l’a certainement préoccupé avec une persistance particulière, puisqu’il y trouva un sujet d’inspiration suffisante pour deux mauvais poèmes élégiaques, pour deux romans passables, et pour une pièce de théâtre au moins digne d’attention. Mais le côté le plus notable de cette anecdote si souvent remaniée, ce n’est certes pas tant sa valeur intrinsèque que les différens aspects sous lesquels elle est envisagée selon ses incarnations successives. La marquise Diane, en 1851, est une grande dame qui n’a pas été particulièrement mal mariée ; elle est oisive, elle s’ennuie et elle prend un amant. Elle a tort peut-être ; seulement, après tout, « quand une femme n’a ni son père pour veiller sur elle, ni sa mère pour la conseiller, quand elle n’a pas d’enfant qui la retienne chastement au seuil conjugal ; quand elle a la liberté, cette mauvaise conseillère des femmes, quand elle a eu tout ce qu’elle a désiré, et qu’elle n’a pas trente ans, que voulez-vous qu’elle fasse ? » Elle et ses pareilles, « si elles sont excusables, le sont en ce sens qu’elles n’ont d’appui et de refuge nulle part, et que l’éducation, la religion et la morale, qui peuvent quelquefois abriter la femme contre la douleur ou la passion, ne l’abritent jamais contre les conseils de l’ennui. » Jusqu’ici, on ne saurait se montrer plus accommodant.

Dès 1853 pourtant, cette sereine constatation des faiblesses inhérentes à la nature humaine va faire place à des conclusions plus sévères, et avec la Dame aux Perles nous sommes déjà loin de ces bienveillantes peintures du libertinage élégant. La duchesse Annette a pour époux le dernier des misérables, qui la délaisse, qui la brutalise, qui la ruine et qui essaye de la vendre : au milieu de sa solitude et de son désespoir, elle fait la connaissance d’un homme qu’elle aime, qui l’aime et à qui elle se donne : ce n’est plus ici une simple liaison passagère, nouée par le désœuvrement de la principale intéressée, destinée à être dénouée par la satiété réciproque des deux amans ; c’est la passion qui absorbe la vie entière et qui ne se résout que par la mort. Dans de semblables conditions, l’adultère constitue-t-il vraiment un manquement impardonnable aux lois morales ? Ne soyons point trop exigeans encore. Plus tard, Alexandre Dumas fils, au moment de sa période d’intransigeance la plus implacable, se laissera aller à reconnaître que « l’amour à cette puissance devient presque l’égal de la vertu ». C’est assez dire que, en 1853, son austérité ne va pas jusqu’à flétrir la faute douloureuse et tragique de la duchesse Annette. Mais cette fois précisément, où le cas particulier de la femme coupable entraîne avec soi son excuse, observez le soin que met l’auteur à plaider les circonstances atténuantes, combien il se garde de toute thèse subversive et comment, au contraire, il saisit chaque occasion d’affirmer son respect de la régularité légale : « Avant tout, une femme ne doit pas tromper son mari, voilà la première loi de la société… Nul ne saurait fonder rien de certain et de stable sur une convention du cœur à laquelle aucune institution sociale n’offre de garantie et qui les a toutes pour adversaires… Les amours illégitimes se brisent tôt ou tard contre une impossibilité, à moins que l’homme et la femme n’aient de cœur ni l’un ni l’autre. » Comme preuve et comme sanction de ces justes, mais durs axiomes, nous aurons, au dernier chapitre, l’agonie et la mort de la duchesse : le censeur le plus scrupuleux ne pouvait rien objecter contre la moralité d’un tel dénouement.

Et ce n’est pas fini d’ailleurs, et il nous faut arriver au troisième avatar de cette affaire d’adultère à la fois triple et une, il faut lire le drame de Diane de Lys, pour mesurer à quel point s’est assagi en quelques années le romantisme de la première heure. Désormais, plus d’atténuations, plus d’excuses, non seulement dans le fait de l’oisiveté ou de l’ennui, mais même dans le fait de la passion la plus sincère et la plus profonde. Le droit supérieur du mari s’affirme sec et tranchant comme un article du Code : « Un duel ! répond le peu sympathique comte de Lys à Paul Aubry qu’il vient de surprendre auprès de la comtesse, un duel, monsieur ! Vieux moyen, et, qui pis est, moyen bête. Je ne vous connais pas ; vous avez pénétré chez moi pour un rapt ; à quoi bon me battre avec vous quand j’ai le droit de vous tuer ?… Il est possible que la société soit mal faite, qu’on ait eu tort de nous marier, madame et moi ; mais ce dont je suis sûr, c’est que je suis le mari de madame, que je la garde, et que rien, absolument rien au monde ne peut m’en empêcher, parce qu’elle est ma femme : voilà pour le présent. Quant à l’avenir,… si jamais je vous retrouve auprès de madame dans les conditions où je viens de vous trouver, je vous donne ma parole d’honneur que j’use du droit que la loi m’accorde, et que je vous tue. » Et le comte, au dernier acte, exécute sa menace, à l’abri de ce simple argument péremptoire : « Cet homme était l’amant de ma femme ; je me suis fait justice ; je l’ai tué. » Si l’on considère que le roman de la Vie à vingt ans, qui parut l’année suivante, n’est plus, en dépit d’un couplet sentimental sur la courtisane, qu’une virulente attaque contre toute possibilité de bonheur et d’amour « en dehors de la légalité du cœur », on n’a point de peine à discerner que nous touchons ici à une « une seconde manière » de l’auteur, seconde manière dont le légalisme féroce, que lui reprocha un jour J.-J. Weiss, sera en effet un des traits dominans.

A partir du Demi-Monde, non seulement nous ne trouvons plus ombre de romantisme dans la conception morale de la vie, mais les procédés littéraires-mêmes de l’école vont être abandonnés radicalement. C’est fini des personnages aux passions démesurées que l’on sent mal à l’aise dans l’habit noir ou la redingote modernes ; c’est fini des aventures exceptionnelles closes par des coups de théâtre tragiques ; fini du « lyrisme de l’imagination »[2] ; fini même de certaines préoccupations de style qui, malgré les habitudes de production hâtive des premières années, rattachaient encore parfois l’écrivain à ses prédécesseurs. Plus tard, avec les mélodrames symboliques, nous reviendrons vers quelque chose d’approchant ; jusque-là du moins, et pendant dix ans environ, nous marchons en une tout autre voie.

Le plus souvent, lorsque l’on étudie l’œuvre d’Alexandre Dumas fils, il semble que l’on considère chaque préface comme directement rattachée à la pièce qu’elle précède, et l’on ne paraît pas prendre garde que la plupart de ces commentaires ont été conçus et rédigés longtemps après la comédie ou le drame auxquels ils empruntent leur titre, et parfois dans un esprit peut-être très différent de celui qui présida à la création du drame ou de la comédie même. L’hypothèse est pourtant infiniment vraisemblable selon laquelle l’idée de ces curieuses gloses philosophico-sociales ne serait jamais venue au glossateur, si, vers 1864 ou 1865, sa pensée n’avait subi une nouvelle et troisième transformation, qui nous vaudra une nouvelle et troisième « manière », aussi distincte de la seconde que celle-ci l’est de la première. Comme preuves à l’appui, nous nous contenterons, pour le moment, de noter la gêne incontestable qu’éprouve fréquemment le dramaturge à s’acquitter après coup de cette besogne qu’il n’avait point prévue, et les discordances singulières qui résultent de son embarras. L’essai d’esthétique théâtrale, imprimé en tête du Père prodigue, ne ferait ni mieux ni moins bien à n’importe quelle autre place, et ne se rattache par aucun lien appréciable à l’histoire du comte de la Rivonnière, de son (ils et de sa bru ; les souvenirs de jeunesse, qui précèdent la Question d’Argent, ne présentent, pas le moindre rapport avec les friponneries financières de Jean Giraud. Ce sont des ornemens qui n’avaient point été compris dans le plan primitif de l’édifice, et qui s’y trouvent rajoutés par un simple procédé de placage, un peu à la façon des portiques pseudo-grecs que les architectes du XVIIe siècle construisaient sur la façade des cathédrales gothiques ; l’ensemble du monument relève de deux inspirations distinctes. De même ici, la série des pièces qui s’intitulent le Demi-Monde, la Question d’Argent, le Fils naturel, Un Père prodigue, l’Ami des femmes, doivent être, sous peine de confusion, envisagées comme absolument indépendantes des argumens préliminaires auxquels elles ne sont jointes réellement que par un artifice de mise en pages : les comédies appartiennent à la seconde manière ; les préfaces à la troisième.


III

De 1854 à 1865, c’est la période où le grand maître des « pièces à thèses » ne soutient précisément aucune thèse très nette, où il écrit des œuvres sans conclusions, ou bien à conclusions tellement vagues qu’elles ne jouent guère dans son théâtre un rôle plus important que les fameux dénouemens de Molière ; c’est, en un mot, l’époque des tableaux de mœurs purs et simples, sans autre préoccupation apparente que le souci classique d’édifier notre humanité, en lui mettant sous les yeux la peinture vraie de ses défauts et de ses vices. Quand l’écrivain, en 1808, parlera du Demi-Monde représenté en 1855, nous le verrons, par ressouvenir sans doute de l’état d’esprit dans lequel il composa son étude dramatique, formuler des déclarations bien extraordinaires sous sa plume : « Est-ce que l’art, au théâtre surtout, est chargé d’épurer les mœurs des classes laborieuses ?… L’émotion causée par la peinture d’une vraie passion, quel que soit l’ordre de cette passion, du moment qu’elle est exprimée dans un beau langage, traduite dans un beau mouvement, cette émotion vaut mieux que les tirades toutes faites,… et elle moralise bien autrement l’homme en le forçant à regarder en lui, en faisant monter à la surface tous ses mystères intérieurs, en remuant le fond de la nature humaine. » Or, d’une manière générale tout ceci est soutenable, et a même été bien des fois soutenu par les réalistes et naturalistes d’aujourd’hui ou de jadis ; si une telle doctrine nous étonne quelque peu, c’est qu’elle ne cadre guère avec les théories que le moraliste professa ensuite, à l’apogée de sa gloire, et que, par ce motif même, nous nous sommes accoutumés à considérer comme les théories invariables de toute sa vie.

Durant cette période qui précède celle infiniment plus retentissante de l’apostolat, le réalisme d’Alexandre Dumas fils ne s’affirme pas seulement par le choix des sujets et des personnages, par la recherche de la familiarité parfois presque banale du dialogue, par le culte de la vérité exacte plutôt que de la thèse utile. Son procédé de composition littéraire constitue encore une nouvelle manifestation de son état d’esprit, et prouve suffisamment qu’il ne pratiqua pas toujours ce système rigoureux des sciences mathématiques et logiques appliquées à l’art du théâtre : système peut-être susceptible d’aider à la solution des problèmes moraux que soulève le spectacle de l’humanité et du monde, mais qui eût été assurément détestable dès qu’il s’agissait d’exprimer par des fictions vivantes les caractères, les sentimens, et les mœurs d’une société très complexe. Fort peu soucieux, en ce temps-là, d’élucider des questions de casuistique et encore moins de réformer nos codes, son effort ne tendait donc aucunement, — comme plus tard — à emprisonner son auditoire dans une argumentation serrée, violente, rapide, aboutissant directement à une résultante fatale. Mais sa principale préoccupation consistant au contraire à dresser sur la scène un individu ou un groupe d’individus aussi ressemblans que le comportait la convention théâtrale, il n’hésitait pas à multiplier les détails accessoires, les incidens parasites, les développemens prolongés, en un mot tout ce qui pouvait servir à éclairer et à mettre en valeur les physionomies des êtres réels dont il essayait d’animer les portraits.

Les comédies qu’il écrivit à cette époque se trouvent ainsi notablement plus étendues que les autres, et l’unité d’action y apparaît beaucoup moins manifeste. Enfin, comme dernier document psychologico-littéraire, le témoignage d’un homme qui le touchait d’assez près pour être bien renseigné sur ses méthodes de travail, semble précieux à retenir. Voici dans quels termes Dumas père s’exprimait sur son fils : « Alexandre cherche et adopte un type. Ou plutôt un type le rencontre et le prend. Ce type est l’embryon de la pièce. Dans la Dame aux Camélias, il s’appelle Marguerite Gautier ; dans Diane de Lys, c’est la dame aux perles ; dans le Demi-Monde, c’est Suzanne d’Ange ; dans la Question d’Argent, c’est Jean Giraud ; dans le Fils naturel, c’est Jacques Vignot. Ce type n’est point un type idéal, mais matériel ; il existe ou il a existé… Autour de ce type, moral ou immoral, élégant ou ridicule, il groupe d’autres types secondaires, mais vivans, mais animés comme le type principal. Ces types, c’est le cercle tracé avec le compas de l’intelligence dans la société où nous vivons… Ce point trouvé, Alexandre commence par la scène qui lui paraît la plus comique ou la plus intéressante ; le reste viendra après. Et le reste vient. Mais c’est là où est le labeur. Dix fois, il respire, et croit avoir fini. Dix fois, il s’aperçoit que le travail est incomplet et recommence. Il refait des actes tout entiers, et les change de place. Il enlève des personnages, qu’il avait crus d’abord indispensables à son action, ou il en met de nouveaux, qu’il avait jugés inutiles, et auxquels il n’avait pas songé… N’ayant pas tout trouvé d’abord, il lui reste toujours quelque chose à trouver. »

Et l’auteur du Demi-Monde lui-même ne fait que corroborer ces détails fournis par son père, quand il reconnaît écrire toujours ses pièces « comme si les personnages étaient vivans » ; grâce à quoi, il obtient, prétend-il, des « dessous d’une grande fermeté », auxquels il suffit d’ajouter ensuite « quelques glacis, quelques lumières, pour que la chose soit au point ». Et, par-là, s’explique le jugement que formulait sur son compte, en 1858, J.-J. Weiss, et que nous considérerions volontiers aujourd’hui comme parfaitement paradoxal : « Une œuvre théâtrale, affirme le critique, n’est point aux yeux de M. Dumas fils un tout organique qui se développe en vertu de sa propre loi ; mais une suite arbitraire de tableaux de marionnettes, où l’auteur, ne reconnaissant d’autre règle que son bon plaisir et le besoin du moment, dispose à son gré des acteurs, les prend, les laisse, les ramène, et allègue pour toute raison qu’il tient la ficelle ». L’arrêt peut sembler sévère ; on ne saurait dire qu’il porte à faux, du moment, cela va de soi, où l’on fait abstraction des œuvres postérieures à celles étudiées par J.-J. Weiss ; en somme, celui-ci a raison, et il a raison encore, lorsque, en termes assez durs, il refuse à l’écrivain qu’il commente les qualités par où doivent se compenser d’ordinaire les négligences de la composition : « M. Dumas, dit-il, échoue dans ce qui relève de l’observation exclusive ; il regarde mal ; il manque d’attention ; il arrange la réalité ou il la dérange ; il ne voit point les objets à leur taille ni dans leur jour ; il ne sait point juger. » Atténuez ce qu’il y a d’excessif en cette série d’aphorismes tranchans, et analysez l’impression qui les a dictés : vous n’aurez point de peine à reconnaître que, en réalité, cette impression est juste.

Il ne s’agit point ici évidemment de rabaisser en aucune manière la valeur d’œuvres comme le Demi-Monde, comme le Fils naturel, ou comme l’Ami des femmes. Le prodigieux tempérament de leur créateur, à défaut d’autres mérites, aurait suffi à leur faire une place à part, et au premier rang, dans notre littérature dramatique contemporaine. Le seul point qu’il importe d’établir c’est qu’elles ne valent pas par où elles prétendaient valoir ; c’est que, visant à la peinture des caractères et des mœurs, elles ne nous donnent que des tableaux d’un relief assez mesquin et d’une exactitude assez contestable ; c’est que les observations, sur lesquelles elles s’appuient, apparaissent douteuses, superficielles et trop abstraites, pour nous procurer la sensation de la nature vivante. Par ce fait même qu’Alexandre Dumas fils possédait un tempérament très personnel et très absolu, il manquait de désintéressement dans la contemplation du monde extérieur ; très jeune, il avait adopté un certain nombre de théories philosophiques et sociales, et il ne regardait les hommes et les choses qu’à travers ces théories préalablement arrêtées. Quand, par bonheur, elles s’adaptaient rigoureusement aux objets qu’observait l’écrivain, la puissance et l’acuité de sa vision acquéraient un degré d’intensité extraordinaire ; quand elles ne s’y adaptaient point, elles obscurcissaient et elles déformaient, sans qu’il eût l’air de s’en apercevoir, les réalités les plus élémentaires, les plus aisément perceptibles par l’œil le moins expérimenté.

Aussi, dans le cycle qui va du Demi-Monde, jusqu’à et y compris l’Ami des femmes, tâchez de dénombrer les héros-types qui émergent de la foule des autres personnages, non pas amorphes ni indifférents d’ailleurs, mais assez fantaisistes et romanesques : en dehors peut-être du comte de la Rivonnière, pour qui Dumas père a posé, en dehors aussi de certains individus de second plan, comme de Tournas, vous ne trouvez véritablement que deux figures solidement dessinées : l’une, c’est celle du théoricien raisonneur, combatif, cachant soigneusement sa sensibilité derrière un voile de scepticisme ironique, fort occupé des femmes, un peu fat et agaçant du reste avec sa perpétuelle prétention de jouer les directeurs de conscience, cérébralement très frondeur, mais très honnête homme au fond, très humble desservant en définitive de la morale la plus sainement traditionnelle et bourgeoise. Ce théoricien s’appelle Olivier de Jalin dans le Demi-Monde, M. de Ryons dans l’Ami des femmes ; auparavant, à l’état d’ébauche, il s’était appelé à la fois Paul Aubry et Mme Marceline de Launay dans Diane de Lys ; on l’avait vu passer à travers les romans de jeunesse, tels que Antonine, la Dame aux Perles, la Vie à vingt ans, où il tenait volontiers l’emploi de narrateur, dissertait philosophiquement sur ses propres récits, et s’occupait déjà de sauver tout le monde, comme Olivier de Jalin sauve Raymond de Nanjac et comme M. de Ryons sauve Jane de Simerose. Plus tard, il se fera de plus en plus envahissant et prépondérant ; on le retrouvera partout, avec des modifications légères ; il se nommera Barantin dans les Idées de Mme Aubray, Lebonnard dans la Visite de noces, Galanson dans la Princesse Georges, Claude Ruper dans la Femme de Claude, Montaiglin dans Monsieur Alphonse, Remonin dans l’Etrangère ; toujours à côté des événemens et supérieur aux événemens qu’il commente, qu’il dirige ou qu’il se figure diriger, il deviendra quelque peu irréel et abstrait à mesure qu’il représentera davantage la Conscience et le Devoir ; mais jusqu’à cette période de symbolisme à outrance, il sera bien réel et vivant, et il ne sera en somme qu’Alexandre Dumas fils lui-même, tel qu’il était, ou plutôt tel qu’il aurait voulu être. Ici, le modèle se trouvait assez intéressant et assez facile à observer pour que l’écrivain n’eût point de peine à en tirer une physionomie très nette et curieusement originale. — L’autre figure qu’il a également peinte avec une vigueur de contours qui ne nous semble malheureusement pas chez lui très fréquente, c’est celle de la femme déclassée, non pas précisément courtisane, mais d’autant plus dangereuse que son vernis de respectabilité extérieure la rend en apparence inoffensive, et qu’elle peut ainsi répandre son influence dissolvante dans l’organisme social, sans que celui-ci fasse même effort pour la rejeter ; c’est un peu Albertine de la Borde, dans Un Père prodigue, et c’est surtout Suzanne d’Ange dans le Demi-Monde. Plus tard, elle aussi, quand elle reparaîtra dans les pièces de la troisième manière, elle se haussera, au grand détriment de la vérité, jusqu’aux proportions d’une abstraction monstrueuse ; elle sera l’Instinct brutal opposé au Devoir réfléchi ; elle sera la Prostitution, la Bête, Mme de Terremonde dans la Princesse Georges, Césarine dans la Femme de Claude ; avant de subir cependant cet avatar symbolique, elle s’était au moins une fois fortement incarnée en un personnage vivant d’une vie fictive, mais non factice, et elle avait donné à Alexandre Dumas fils une seconde occasion de se révéler observateur et peintre de mœurs. Là encore, il faut le reconnaître, l’observation lui avait été d’ailleurs particulièrement facile ; il n’avait pas eu à la chercher ; elle s’était offerte à lui, au cours de sa jeunesse accidentée, où les modèles de son héroïne se présentèrent en foule. Un de ses romans à moitié autobiographiques, la Dame aux Perles, permet même d’affirmer avec une quasi-certitude qu’il fréquenta de près le prototype de Suzanne d’Ange, et Charlotte de Wine semble bien une première esquisse prise sur le vif de la célèbre aventurière ; déjà, à propos de cette femme, le mot « demi-monde », en un sens assez différent de celui où il sera employé ensuite avait été inventé par l’écrivain ; la comédie, qui a illustré ce terme, avait donc très probablement, en dépit du récit contenu dans la préface de 1868, des origines plus complexes et plus lointaines que le simple hasard d’une rencontre au bal de l’Opéra.

Mais, Olivier de Jalin et Suzanne d’Ange étant ainsi mis hors de pair, on n’aurait pas besoin de pousser très avant l’analyse des autres personnages, conçus et créés pendant la période dite réaliste, pour constater que leur réalisme est extraordinairement superficiel et ne résiste guère à un examen quelque peu attentif. M. René Doumic semble bien indulgent lorsqu’il affirme qu’Alexandre Dumas fils « a peint au vrai le décor de la société moderne, et fait se mouvoir dans un milieu exactement observé des êtres de chair et de sang ». Passe pour le décor ! Quant aux êtres de chair et de sang, ils manifestent surtout leur humanité et leur modernisme par une série de détails extérieurs très accessoires, et particulièrement par des familiarités de langage qui confinent assez souvent à la trivialité pure ; ils procèdent d’un réalisme moins grossier et moins lourd que celui de M. Emile Zola, mais d’une catégorie identique. Dès que l’on soumet, en revanche, à un contrôle minutieux les caractères et les mœurs de ces divers individus, hommes ou femmes, qui défilent sous nos yeux de 1855 à 1864, — Clara Vignot, la fille-mère idéale, Jacques Vignot, l’enfant naturel tellement sublime qu’on le croirait sorti du cadre d’un feuilleton, Jean Giraud, le financier véreux des mélodrames opposé à René de Charzay, le gentilhomme si pauvre et si digne, Hélène de Brignac, la jeune fille d’une ingénuité trop laborieuse, la marquise d’Orgebac, la bourgeoise entichée de noblesse, Jane de Simerose, la femme incomprise, M. de Montègre, l’homme fatal, et tous les autres, — on est malheureusement contraint de reconnaître, ou bien qu’ils procèdent d’une inspiration essentiellement romanesque, ou bien qu’ils ont été coulés dans le moule le plus étroit des conventions littéraires. Ce qui les relève, ce par quoi ils font illusion et se placent tout de même au-dessus des héros de Scribe, d’Emile Augier ou de M. Victorien Sardou, c’est par les « mots d’auteur », c’est par l’intervention, à peine dissimulée et déjà presque constante de l’écrivain, dans leurs actes et leurs paroles. Autrement dit, ils ne vivent vraiment que de la vie propre de leur créateur, et ils ne valent que par des qualités qui constituent l’absolue négation de la peinture des mœurs et de l’étude des caractères. — Bientôt, cette intervention indirecte d’Alexandre Dumas fils dans son œuvre ne va plus lui suffire ; son absorbante personnalité ne se trouvera à l’aise qu’après avoir réduit à l’état d’abstractions dociles ceux qu’il essayait encore naguère d’animer d’un certain souffle individuel ; et quand il arrivera enfin à l’apogée de son talent, quand il aura découvert sa troisième manière, il n’y aura plus que lui, et lui seul, dans ses pièces, étalant audacieusement sur la scène devant un auditoire parfois réfractaire, mais jamais indifférent, ses dégoûts, ses colères, ses enthousiasmes, ses idées et ses aspirations.


MAURICE SPRONCK.

  1. Cet aveu assez singulier se trouve formulé dans la préface de la Dame aux Camélias, édition des comédiens.
  2. Georges Pellissier, Nouveaux essais de Littérature contemporaine. Alexandre Dumas fils.