Alexandre Dumas père (Parigot)/1
CHAPITRE I
L’HOMME ET SON TEMPS
Plusieurs écrivains, dans la suite de l’histoire littéraire, semblent déplacés à leur époque. On les souhaiterait plus tôt ou plus tard venus, pour la parfaite harmonie des choses. Alexandre Dumas est inséparable de son temps. On ne l’en détacherait pas impunément. Plus tôt, il eût été pris au tragique ; plus tard, il n’était plus pris au sérieux. Il ne pouvait vivre et se développer que dans une atmosphère embrasée, où la force et l’imagination étaient souveraines.
Le cinquième jour de thermidor, l’an x de la République française (24 juillet 1802), naissait à Villers-Cotterets, dans une dépendance de l’hôtel de l’Écu, Alexandre Dumas-Davy de la Pailleterie, fils d’Alexandre Dumas, général de division, originaire de Jérémie, île et côte de Saint-Domingue, et d’Élisabeth Labouret, son épouse. Il avait pour grand-père maternel Claude Labouret, hôtelier audit Villers-Cotterets et commandant de la garde nationale. Son grand-père paternel, ancien commissaire d’artillerie, Antoine-Alexandre Davy de la Pailleterie, mort à Saint-Germain-en-Laye en 1786, avait épousé une négresse, Marie-Cessette Dumas, décédée en Amérique, à la Guinodée, en 1772. Marquis par son père, plébéien par sa mère et demi-nègre par sa grand’mère, Alexandre Dumas ouvre les yeux au « soleil de Thermidor » en attendant que son cerveau tropical s’échauffe « sous les soleils d’Austerlitz ». Il est, en vérité, un privilégié de la naissance : je veux dire qu’il prend bien son temps pour venir au monde et y prospérer.
Il a grandi, à l’aurore du siècle, dans une lumière radieuse à peine cernée par un nimbe de sang, au bruit des chevaux et des armes, bercé par les récits d’événements extraordinaires qui, depuis tantôt quinze années, ébranlaient les têtes françaises. Le destin, qui dispense aux peuples les émotions vives, faisait à la France pleine mesure. Ces enfants, nés avec les temps nouveaux, le soir, à la veillée, voyaient « les aïeules branler la tête » au souvenir du passé ; et pendant que les anciens contaient l’époque récente et déjà légendaire, où le peuple, las de souffrir et emporté d’un élan superbe, sauvait la patrie et fondait la liberté, ils s’endormaient, les petits d’hommes libres, sur ce mot magique, qui avait coulé tant de deuil et qu’ils entendaient prononcer avec une fierté douloureuse. Et le sang coulait encore sur les champs de bataille de l’Europe, et la liberté, chèrement conquise, s’évanouissait dans un rêve magnifique de gloire et de folie. À présent, un capitaine dominait le monde, courbait les rois, écrasait les couronnes sous sa loi d’airain. De l’air qu’il respirait, la France emplissait ses poumons ; de ses desseins grandioses, de ses coups surprenants, l’âme nationale s’enivrait. La splendeur de l’Énergie éblouit les yeux ; les songes des enfants sont traversés de chevauchées lointaines, de bataillons aux innombrables pointes d’acier, de batailles, charges, assauts mémorables, dans un décor de mosquées et de pyramides, de burgs, de kremlins et de minarets ; les richesses de l’Occident le disputent au luxe de l’Orient, et, en haut, tout en haut de l’horizon fantasmagorique, en avant de l’escorte des généraux chamarrés d’or, se profilent sur un cheval alezan la redingote grise et le petit chapeau, symboles de cette audace française qui, soutenue par le génie, étonne et maîtrise les nations.
Puis, ce sont les Cent-Jours ; puis, la vision de la chaise de poste traversant Villers-Cotterets au galop des chevaux qui emportent à toute bride le grand jouteur à Waterloo ; et puis, la défaite, la mort du conquérant sur son rocher, la banqueroute des ambitions, mais non pas de l’imagination déchaînée. Lui mort, sa légende monte du fond de la foule. Ceux qui l’avaient suivi à travers l’Europe, rentrèrent sous leur toit, déposèrent leur sabre, et narrèrent ses exploits. Sa figure grandit de tout l’enthousiasme dont il avait secoué l’Individualisme frémissant. Par deux fois le peuple avait enfin conquis ses titres de noblesse : la première, quand il s’empara de la liberté qu’il ne sut pas retenir ; la seconde, lorsqu’il fit voir au monde le prestige du génie et de l’individu. Plus les Bourbons étaient paisibles, plus l’épopée napoléonienne croissait en gloire et merveilles. L’imagination populaire, après de fortes émotions, faisait son œuvre. Il semble désormais que l’héroïsme réside moins dans le courage calme et réfléchi que dans le nombre des obstacles à vaincre et la force musculaire qui les renverse. Et comme le merveilleux est l’âme même des légendes et le ressort vital des épopées, alors apparaît triomphante la philosophie des petites causes et des grands effets. C’est l’heure des estampes qui décorent les plus humbles demeures, et représentent le « petit tondu » faisant la faction de la sentinelle endormie. Nul ne cherche une autre explication de la victoire d’Austerlitz, non pas même les philosophes, comme Stendhal, qui firent leurs premières réflexions au passage des Alpes ou à Marengo, ni non plus les poètes, tels que Byron, Victor Hugo ou Béranger, qui s’avisent à leur tour de ce nouveau règne poétique et populaire de la Force, de l’Énergie et de l’Individualisme. Et c’est d’abord le chansonnier qui exprime naïvement, avec les Souvenirs du peuple, les superstitions de la légende :
Il s’est assis là, grand’mère ?
Il s’est assis là !
Alexandre Dumas, fils d’un général républicain qui avait renoncé à la particule, tenait de son père un tempérament peu commun. Le « diable noir » (surnom que les Autrichiens donnaient au général en Italie) était une manière de colosse au teint bruni, aux yeux « marrons et veloutés », avec les dents blanches, les lèvres épaisses et souriantes, le cou solidement attaché sur de puissantes épaules, et « malgré sa taille de cinq pieds neuf pouces, une main et un pied de femme ». Cette finesse aristocratique de la main et du pied, ajustée à une musculature d’athlète nègre, son fils l’avait héritée et la légua à Alexandre Dumas, troisième du nom, qui en eut quelque fierté. Il faut lire les premiers chapitres de Mes Mémoires pour ressentir toute l’impression du jeune Dumas en présence de ce robuste père, « dont la force était proverbiale dans l’armée ». De quel style il nous conte que, le fusil ou le pistolet à la main, ce « véritable cavalier américain accomplissait des merveilles dont Saint-Georges et Junot étaient jaloux » ; qu’il s’accrochait à une poutre et enlevait son cheval entre ses jambes ; et cent autres gentillesses ! À cinquante ans de distance, Dumas les exalte comme avec religion. Il est bien de son temps, qui eut le culte de l’héroïsme, et aux yeux de qui la valeur commence à la contraction des muscles et aux coups de sabre, voire de poignard, solidement fournis. Lui-même ne dédaignera point, pour clore une discussion avec son concierge, de lui « passer la main sous les côtes » et de vous le suspendre, comme un Manfred, au-dessus des abîmes. Voyez, dans Mes Mémoires, comme il sauve la vie au premier objet de ses amours, et les prouesses qu’il accomplit pendant les journées de 1830. Partout il célèbre la force triomphante et souriante. Le moine cher à son cœur, Dom Modeste Gorenflot, lorsqu’il chante après boire, « fait trembler à droite et à gauche les vitres des maisons » ; et Porthos, l’aimable Porthos, dont il pleura la mort après tant de volumes et d’aventures, est homme à soulever les tours de Notre-Dame : même en dormant, il plaît, maîtrise, étonne par la beauté des biceps. « À ses muscles tendus et sculptés en saillie sur sa face, à ses cheveux collés de sueur, aux énergiques soulèvements de son menton et de ses épaules on ne pouvait refuser une certaine admiration : la force poussée à ce point, c’est presque de la divinité. » Mais si vous êtes curieux de voir cette force en action, cette énergie à l’œuvre ailleurs que dans les théories de Stendhal ou les récits de Marbot, lisez la défense du pont de Brixen par le général, la prise de la poudrière de Soissons par Dumas, l’occupation du bastion Saint-Gervais par les mousquetaires, la conquête d’Adèle par Antony, et toutes les œuvres d’Alexandre Dumas, et toute sa vie.
Le 26 février 1806, le général Alexandre Dumas mourait à quarante ans. Deux années de sa solde étaient impayées ; la maladie avait consumé le peu de ressources qui lui restaient. Il laissait une veuve avec deux enfants, une fille en pension et un fils de quatre ans. En vain Brune, Murat, Augereau, Lannes, Junot s’entremirent-ils auprès de Napoléon ; l’empereur resta sourd aux sollicitations réitérées en faveur de la famille d’un républicain. En sorte qu’Alexandre Dumas, qui connut la gêne dans son enfance, connut aussi la liberté. Il grandit, sauvageon plein de sève, à l’orée des forêts ducales de Villers-Cotterets, sous l’œil d’une mère triste, mais courageuse et douce, en compagnie des forestiers (dont son cousin, M. Deviolaine, était l’inspecteur), en plein air, en pleine nature, dans la joie des muscles et de l’imagination. Cette structure colossale, que son père lui avait léguée, allait se développant sans contrainte. Des leçons d’énergie, il en recevait chaque jour de ces gardes frustes et vigoureux, frères du danger. La volonté se trempait dans l’effort, et l’habitude de l’effort y mettait l’allégresse. Désormais, cette volonté est opiniâtre ; nulle entreprise ne l’effraye, mais nulle ne la rebute. Il fait douze lieues à pied pour paraître dans un quadrille ; sans savoir le premier mot de l’histoire, il s’engagera dans la littérature historique. Toujours il en vient à ses fins. Et cette tête ardente, cette tête quarteronne et déjà crépue, se passionne, pendant les battues, pour les récits de ces hommes simples, qui content d’enthousiasme les prouesses du diable noir, sous le couvert des chênes noueux ou dans les grandes lignes des hautes futaies.
Ce qu’il y avait, à la vérité, de trop confiant ou audacieux en cette complexion, l’amour-propre effréné, l’extrême vanité, l’élan spontané de tous les caprices s’apaise dans l’atmosphère des soins féminins et de l’influence maternelle qui tempèrent sans raideur l’exubérance de ce petit Hercule. Cette mère attentive et résignée a imprimé sa marque en cet esprit. Dumas n’eut jamais la tendresse, sentiment d’abnégation aimante et durable. Mais il fut sensible, plus qu’on ne dit à l’ordinaire. Si sa vie est tissue de grandes passions sans lendemain, si son tempérament fut plus impérieux que son cœur ne fut difficile, toutefois il est doux à la femme. Il l’aime moins qu’il ne croit, alors même qu’il pense l’aimer passionnément ; pourtant, il l’aime à sa manière, avec je ne sais quelle fougueuse bonté, très capable d’une intime délicatesse, une fois donnés les rudes assauts à la vertu défaillante. Toutes les femmes qu’il a mises sur la scène ou dans le roman, même les plus perverses, écrasent sur leur paupière, à point nommé, la petite perle inestimable, larme de rédemption. Il en est de sa sensibilité comme de sa foi religieuse : il l’a souvent fourvoyée ou compromise, jamais entièrement perdue. Il est vrai que ni le pouf ni le scandale ne l’effarouchent, et que les contradictions ne l’embarrassent guère. Il y aura dans son existence, comme dans ses amours, quelques ambigus. Il lui arrivera d’aimer avec transport deux Mélanies à la fois, d’être révolutionnaire et ami des princes, républicain et épris du xvie siècle, satanique à la façon de Byron et gai d’une gaîté foncière, qui tient à l’épanouissement de l’organisme et contre laquelle il est désarmé. Maintes fois il invoquera Satan, glorifiera le Doute et montrera le poing à Dieu ; et il écrira d’ailleurs : « Jamais, dans le cours d’une vie déjà assez longue, je n’ai eu, aux heures les plus douloureuses de cette vie, ni une minute de doute ni un instant de désespoir. » C’est qu’au sortir de l’enfance, après la marche et les chasses, il a goûté des lectures à la mode parmi ses contemporains, et que, malgré la prudence maternelle, l’imagination débordante fut plus forte que sensibilité, foi, muscle et tempérament de colosse, entraînant l’homme comme en un torrent. Il sera vraiment « une force de la nature », selon le mot de Michelet, mais en proie à la folle du logis.
L’instruction qu’il reçut ne le gâta point. Le hasard qui en fit les frais, ne fit pas mal les choses. Passons sous silence les deux curés, pédagogues médiocres, qui lui enseignèrent le rudiment. À quinze ans, il ne savait guère que prendre les oiseaux à la pipée et tirer un lièvre adroitement, avec quelques notions d’escrime et très peu d’arithmétique. Joignez les éléments de la musique et quelques leçons de danse et de maintien. Ne parlons point de l’orthographe : il en usa toujours librement avec elle. Braconnier émérite, il est un médiocre grammairien. Mais il lit, à l’aventure, Buffon, Robinson Crusoë, la théorie et le roman de la nature, la Bible, la Mythologie et les Mille et une Nuits, l’épopée et le merveilleux de l’humanité. N’avais-je pas raison de dire que l’occasion ne l’avait pas mal servi ? Puis il dévore Télémaque, où la fantaisie trouve son aliment, et rencontre sous sa main les Aventures du Chevalier de Faublas, livre immoral mais rempli d’invention, qui l’amuse sans le séduire. Ici le hasard joua de malice, mais en pure perte : Dumas, parfois immoral dans ses audaces de tempérament, n’est jamais obscène à dessein ni par inclination. Il réussit mieux en amenant à Villers-Cotterets deux hommes qui devaient exercer une singulière action sur cette cervelle paysanne et la mettre en contact avec les passions de l’époque.
Un officier de hussards, Amédée de la Ponce, prend en amitié le fils du général et lui inspire avec le goût de la lecture l’habitude du travail. Jusque-là, Dumas ne lisait que pour l’agrément. Corneille et Racine l’avaient « prodigieusement ennuyé » : ennui ou plaisir, ses premières impressions sont toujours prodigieuses. Sous ce maître improvisé il lit Ugulo Fosco, une méchante imitation de Werther, mais qui lui donne une « intuition de la littérature romanesque ». Et comme il ne fit jamais de lecture inutile, il le traduira plus tard sous ce titre : Dernières lettres de Jacopo Ortis. Il entreprend l’étude de la langue allemande et se décourage : Schiller, à qui il est fort redevable, ne lui parviendra qu’en français. Pour Shakspeare, il en doit la première révélation à une troupe d’élèves du Conservatoire venus à Soissons pour représenter l’Hamlet de Ducis : jusqu’à cette heure, Ducis et Hamlet lui étaient pareillement étrangers. Enfin de la Ponce lui récita un jour la fameuse ballade de Bürger, Lénor, qui mit le feu aux poudres : une ballade allemande embrasa son imagination ; le théâtre allemand la devait alimenter jusqu’à la fin.
Il se met à traduire Bürger, avant d’utiliser Schiller ou Kotzebue. Mais il avait pratiqué la seule poésie de Demoustiers et de Parny ; il ne s’était encore essayé qu’aux bouts-rimés. Cette insuffisance poétique, non des images dont il s’est empli les yeux pendant sa jeunesse, non pas même de l’expression ni du rythme, mais de la syntaxe et du tour, il la déplorera sans cesse, il l’exagérera même. Pour le moment, après quelque labeur, il en a bientôt « assez ».
Le vicomte Adolphe Ribbing, dit de Leuven, futur auteur du Postillon de Lonjumeau — fils d’un gentilhomme suédois banni de son pays, chassé de France pendant la Révolution, exilé en Belgique après le second retour des Bourbons, extradé à raison d’un article publié à Bruxelles dans le Nain Jaune, et qui s’était un moment réfugié au château de Villers-Hélon près de Villers-Cotterets, — Adolphe de Leuven eut sur la destinée de Dumas une influence décisive. Chaque année, à la saison d’été, il revenait dans l’Aisne, traînant après lui l’atmosphère de Paris. Adolphe a ses entrées dans les théâtres et cabinets directoriaux ; il connaît Arnault, Scribe, Soulié, Talma, Mlle Duchesnois ; il est un frôleur de réputations ; il hante les coulisses ; il en répercute les échos. On devine l’effet que produisent sur notre demi-nègre ses propos alléchants. De Paris il lui adresse les ouvrages du jour : le Louis IX d’Ancelot et les Vêpres siciliennes de Casimir Delavigne. Il est vrai que Dumas se montre réfractaire à cette littérature timide. Mais en 1820, il reçoit Ivanhoe ; il en tire un mélodrame en trois actes et à grand spectacle, qui est son premier ouvrage. Quelques mois plus tard, il le présentait à Mlle Lévesque, actrice renommée et directrice de l’Ambigu, qui le régala de cette réponse officielle : « Dans ce moment ici nous montons deux ouvrages de Pixérécourt, et nous regorgeons de pièces. » Auparavant, il avait reçu de son ami la proposition de faire en société un vaudeville en un acte, le Major de Strasbourg. C’était l’époque des pièces patriotiques où Français rimait à succès, guerriers à lauriers, où chaque soirée vengeait Waterloo « sur les champs de bataille du Gymnase et des Variétés ». Dumas exécuta le couplet de facture, qui ravit le suffrage de son collaborateur.
Son cœur revoie aux champs de l’Allemagne !
Il croit encor voir les Français vainqueurs.
Lui-même en fut transporté. « À l’œuvre, futur Schiller, s’écrie-t-il trente ans plus tard en consignant ce souvenir dans ses Mémoires ; à l’œuvre, futur Walter Scott, à l’œuvre ! » Le malheur voulut que les directeurs parisiens fussent moins enthousiastes et que les faveurs, dont jouissait Adolphe dans les théâtres, ne s’étendissent pas à ses pièces. Mais la foi de Dumas était robuste. Pendant quelque temps encore, il s’essaye, avec son initiateur, à un vaudeville, le Dîner d’amis, à un drame, les Abencérages ; le démon de la scène s’agite en lui. Paris l’attire. Clerc de notaire à Crépy, il part avec un camarade pour la capitale, tous deux vivant du produit de leur chasse. Au débotté, Adolphe l’introduit dans la loge de Talma, sanctuaire redoutable, dont l’élite des hommes célèbres envahit le portique ; et le tragédien baptise poète l’apprenti tabellion, au nom de Shakspeare, Corneille et Schiller, Trinité sainte, mais peu familière à notre néophyte : car, s’il avait « de l’enthousiasme », selon le mot de l’acteur emphatique, sa science était courte. En revanche, il demeurait étranger aux théories et doctrines, partant plus proche de la nature et du peuple.
De Leuven, l’ayant mis sur le chemin de sa vocation, lui ouvrait en même temps les avenues de son époque. Revenu à Paris, Dumas entre en qualité d’expéditionnaire dans les bureaux du duc d’Orléans, où sa chance encore lui donne pour voisin un certain Lassagne, un de ces bureaucrates dont Paris a le privilège, garçon d’esprit, curieux du mouvement littéraire et dramatique, et qui reprend à pied d’œuvre cette éducation aventureuse. Avec un sens exact des lacunes qu’elle comporte, il n’hésite point sur les ouvrages propres à les combler. Dumas, soutenu par sa fougue impétueuse, s’empare des grands écrivains ; il s’en repaît avec l’avidité qui anime la jeunesse de son temps. Eschyle, Sophocle, Corneille, Shakspeare, Molière, Calderon, Gœthe et Schiller, qu’il cite continuellement, et Beaumarchais, dont il ne parle guère, impriment d’abord de vifs élans à son imagination. Puis il « étend leurs œuvres comme des cadavres sur la pierre d’un amphithéâtre, le scalpel à la main ». Entendez que ce scalpel est une plume, et qu’il les lit attentivement. Shakspeare et Schiller le ravissent par la vigueur des sentiments qu’ils expriment. Sur le conseil d’un médecin nommé Thibaut, il apprend un peu de physiologie et d’anatomie, curieux de connaître le jeu des organes. Ces études l’assurent, à cette heure, dans son goût de la nature et de la force. Il recherche la passion, mais la passion qu’il aime n’est ni contenue ni convenue.
En même temps, il revoit Talma sur le théâtre, Talma dont le jeu vrai et l’admirable diction le confirment dans ses desseins. On ne sait plus assez l’action qu’exerça sur les hommes de 1830 ce tragédien qui avait le génie du drame. Aucune recherche historique ni archéologique ne lui coûtait pour établir un personnage. « Il y a dans sa manière, écrivait Mme de Staël, Shakspeare et Racine artistement combinés. » En 1827, les comédiens anglais, en représentation à Paris, apportèrent aussi à Dumas de fécondes émotions. Le dramatiste anglais lui fut révélé dans sa vérité et ses audaces. Rappelant plus tard ce spectacle, il ne lui faut rien moins qu’une phrase de la Bible pour exprimer son transport. Il voit sur ce théâtre la passion même, « des hommes et des femmes en chair et en os ». Il est reconnaissant à Macready, Kean, Young, miss Smithson, « ses anges de poésie », d’oublier qu’ils sont des acteurs sur des tréteaux, de faire passer en lui le frisson de la vie réelle, et non pas l’illusion d’une vie factice. En cet état d’âme, il dévore des yeux, des oreilles et de toute son imagination exaltée Hamlet, Roméo, Othello, Macbeth, et probablement Richard III avec Jules César, et sans doute aussi le Marchand de Venise et la Tempête, c’est à savoir les œuvres de Shakspeare que la jeune France avait adoptées, et que Dumas déclare qu’il « savait par cœur » : ce qui signifie sous sa plume que lui aussi les avait lues. Il va sans dire qu’il en retint surtout le sens des situations fortes ou pittoresques, avec une préférence marquée pour le pathétique à la fois brutal et vrai, parfois douloureux comme dans Hamlet, qui ébranle les nerfs et prend le public à la gorge. Je ne prétends pas que ce soit là le meilleur de Shakspeare ; mais Dumas en étouffait, tout simplement ; et, au total, tel qu’il le ressentait et le comprenait, cela valait bien le tragique de M. de Jouy.
Après le départ des comédiens anglais, il vit, pour se soutenir en cet enthousiasme, deux comédiens français, Frederick Lemaître et Mme Dorval, qui parurent ensemble dans Trente Ans ou la vie d’un Joueur, par Ducange et Goubaux, — mélodrame bien construit, d’un intérêt poignant et violent, et dont le dénouement est calqué sur celui du Vingt-Quatre février de Werner. Plus tard il se hausse au mode lyrique pour célébrer cette inoubliable soirée : « Le drame populaire avait son Talma ; la tragédie populaire avait sa Mademoiselle Mars… » — Il ne lui manquait plus que son Alexandre Dumas.
Il traduira plus tard Werner. En attendant, pour suivre le train de son époque, il s’engoue de Byron, dont le hautain sarcasme lui impose plus que le génie ne le touche. Le moyen de s’abîmer dans le pessimisme, quand on abat cent à la Tête de turc et qu’on éprouve toute la joie de vivre ? Mais le monologue d’Hamlet, Werther, Manfred sont de grandes beautés, au dire des contemporains qui dirigent la mode des lettres. Et Dumas fait de consciencieux efforts pour être chagrin. Il adopte pour quelques années un masque satanique ; il s’exerce à tousser ; il voudrait souffrir de la poitrine : hélas ! Porthos ne s’assombrit qu’à son corps défendant. Il suit la mode encore en s’éprenant d’abord de l’art dilué de Walter Scott ; mais bientôt il s’attache au romancier écossais par une naturelle inclination. Il fait provision de tableaux, de décors, de costumes. La peinture des époques et des milieux se révèle à sa vue. Tout ce qui s’adresse à l’imagination des lecteurs dans ce réveil du passé frappe soudainement la sienne. Depuis qu’il reçut à Villers-Cotterets Ivanhoe, il a fait son régal des Puritains, de l’Abbé, de Rob Roy, du Château de Kenilworth, de Quentin Durward, des Chroniques de la Canongate, qui n’ont pas de secrets pour lui ; et comme la discrétion n’est pas son fait, ces secrets reparaîtront d’abord dans son théâtre sous une forme vivante et parlante, avec le goût du détail exact, du dessein précis, du bric-à-brac historique, de la singularité exotique et du pittoresque meublant. Et d’emblée, il entreprend avec Frédéric Soulié un drame, les Puritains d’Écosse, qui ne vit point le jour. Il trouve dans Walter Scott un autre attrait. « Le rude naturel de Gurth, gardien de pourceaux, et les drolatiques facéties de Wamba, fou de Cédric », lui dessillent les yeux. Il découvre le relief romanesque et plastique du peuple. Le caractère national du roman écossais achève de dissiper « les nuages qui bornaient sa vue ».
Schiller l’initia aux accents de la passion forte. On le retrouve partout dans le théâtre de Dumas. Les Brigands, la Conjuration de Fiesque à Gênes, l’Intrigue et l’Amour sont un fonds qu’il exploita pendant toute sa carrière, depuis une première adaptation inédite en vers de Fiesque jusqu’à Lorenzino, 1842, qui en est une nouvelle mouture, sans oublier en 1847 Intrigue et Amour, en 1849 le Comte Hermann, où le rôle de Fritz Sturler est emprunté des Brigands. Werner, Ifland, Kotzebue le fournissent de sujets tour à tour. Il se pourrait que l’Honneur est satisfait fût encore une adaptation d’outre-Rhin. Les Allemands l’armèrent pour le drame. Walter Scott le mit en état de ressusciter le passé, premièrement sur le théâtre, et plus tard dans le roman, quand il essaiera « de faire pour la France » ce que l’auteur d’Ivanhoe et de Rob Roy « avait fait pour l’Écosse ». Voilà les deux sources où, malgré les dénégations de la critique contemporaine, il n’a cessé de puiser. On l’avait noté sans bienveillance, au lendemain de ses premiers succès ; on l’a trop oublié aujourd’hui. Shakspeare, qu’il proclame son « Dieu », ne fut guère son maître. Il n’a garde d’imiter le monstre lui-même. De Gœthe il n’a emprunté que quelques scènes d émotion et surtout le monologue, tout en action, du duc d’Albe, qu’il utilise dans Henri III et Christine,
C’est bien lui ; son cheval de vitesse redouble,
et en maint autre endroit, comme il refait dix fois la scène de la porte de l’Abbé, à laquelle se heurtent d’abord le duc de Guise et le colonel d’Hervey, porte de cave dans les Trois Mousquetaires, et dans les Quarante-cinq porte Saint-Antoine. Ai-je dit qu’il ne lit point en vain ? S’il a étudié Calderon, comme il l’assure, il n’a pas dû s’y plaire : car il n’en a rien retenu. Schiller et Scott sont ses auteurs.
En 1822, au moment où il s’installait à Paris pour vivre de son écriture en attendant qu’il vécût de sa plume, il ne savait rien ; en 1829, il était muni d’une éducation littéraire qui le mettait de plain-pied avec les passions de son époque. Employé au Palais-Royal, il tournait volontiers ses regards vers la Comédie-Française, comme il seyait alors à un homme qui portait en lui sa révolution littéraire. La collection Ladvocat avait mis à sa portée les chefs-d’œuvre du théâtre étranger ; les Chroniques et Mémoires du xvie siècle, tels que le Journal de l’Estoile, dont Guizot, Buchon et Petitot achevaient à peine la publication, allumèrent sa fantaisie ; les Soirées de Neuilly de Dittmer et Cavé, les Scènes contemporaines de Lœwe-Veimars, les Scènes historiques de Vitet, l’entretenaient en un état de curiosité imaginative ; le Théâtre de Clara Gazul, qui semble une mystification dont l’ironie recuite lui échappait, fut en même temps la synthèse et comme l’écorché de la passion dramatique, dont il goûtait à vif l’extrême violence ; ajoutez enfin la Jaquerie, adaptation de Gœtz de Berlichingen, — tout ce mouvement, tout cet effort le tenait en haleine, prêt à s’élancer. Les Nouvelles contemporaines (Laurette, le Cocher de cabriolet, la Rose rouge), qu’il fait imprimer à ses frais « ou plutôt aux frais de sa pauvre mère », ne trouvent que six lecteurs ; mais un premier vaudeville, en société avec Rousseau et de Leuven, représenté en 1825, et un autre, en collaboration avec Lassagne — ce même Lassagne qui l’avait guidé dans l’étude des maîtres, — le mettent en contact avec le vrai public, celui de l’Ambigu et de la Porte-Saint-Martin, dont il ne se détachera guère. Car, s’il s’essaye en même temps à une tragédie des Gracques, aujourd’hui perdue, s’il lit au baron Taylor enfoncé dans un bain, une Christine en vers, qu’il fait applaudir du Comité de la rue de Richelieu (mais à corrections), qu’il perd dans un ruisseau, qu’il récrit de mémoire, qu’il relit de plus belle, qu’il impose d’enthousiasme, et qu’il retire pour la porter à l’Odéon, — cependant la lecture accidentelle d’une page de l’Esprit de la Ligue d’Anquetil, fortifiée d’un article de la Biographie générale et de détails pittoresques puisés dans la Confession de Sancy et l’Île des Hermaphrodites, suscitent en son esprit Henri III et sa cour, drame en cinq actes et en prose, représente le 11 février 1829, sur la scène traditionnelle de la Comédie-Française, devant une galerie de princes, drame historique et révolutionnaire, et populaire plus que tout le reste.
Désormais l’histoire de sa vie est celle de son imagination. À mesure qu’il met en œuvre les rêves, élans et convoitises de son époque, sa force féconde s’accroît avec sa popularité. Pendant quarante années, il suffit à un prodigieux labeur et communie avec l’âme même du peuple de France qu’il nourrit de l’énergie et de la légende françaises. Le col à l’aise, le visage toujours en allégresse et en santé, échauffé par le succès et stimulé par la défaite, penché sur la fournaise dévorante du théâtre et du feuilleton, il entretient la flamme sacrée de l’invention à larges pelletées, et engouffre dans le foyer ardent drames, comédies, romans d’histoire, romans d’aventures, romans de passion, impressions de voyage, mémoires, contes, nouvelles, propos d’art et de cuisine, essuyant parfois du revers de sa main déliée la sueur qui perle à son front de bon géant. Il a des compagnons qui travaillent sous lui et qu’il épuise. Quarante années durant, avec son opiniâtreté de belle humeur, il s’attelle parfois aux pires besognes et retrouve à tout coup l’inspiration nécessaire à de meilleures. L’extrême confiance en soi lui a valu de rudes traverses ; le continuel besoin d’argent nous vaut d’interminables discours. Plus d’une fois le goût du banquisme a renchéri sur l’amour de la popularité. Dumas n’a pas conquis l’Europe, mais c’est tout comme ; il a poussé jusqu’au Caucase, dont l’éloignement suffisait à réveiller l’enthousiasme du boulevard. Hanté par le souvenir de Byron et de Lamartine, il équipe une goélette, l’Emma, pour se rendre en Terre Sainte, fait voile sur Palerme, où il ravitaille Garibaldi, est nommé par le chef de bandes conservateur des musées de Naples, puis se voit poussé dehors par les Napolitains, sans être retenu par son grand homme las de ses rodomontades. Cuisinier émérite, ne pensa-t-il pas devenir un politique ?
Mais pendant quarante années, il crée, il anime milieux, époques et individus pour le plus grand plaisir de ses contemporains. Il n’est ni un penseur, ni un idéologue : les idées générales ne lui réussissent guère ; de méditer il n’eut jamais le loisir. Sa fonction est d’imaginer ; la force vitale frémit en son cerveau. Toute son existence, toutes ses œuvres, il les a livrées en proie à son imagination et à ce don de répandre la vie. De là vient qu’il lui arrive de se confondre avec ses héros, d’extraire l’illusion de la réalité vécue, ce qui est le fonds solide d’Antony, ou, ce qui offre plus de danger dans la pratique, de réaliser le rêve : alors il construit à grands frais la demeure de Monte-Cristo, qui le ruine. Mais qu’importe ? Il lui faut un château à lui, un théâtre à lui, un journal à lui, une légende à lui. Si les huissiers vendent le reste, la légende est insaisissable. Pendant quarante années, il la soutient à grand effort, jusqu’à ce que le poids de son rocher l’écrase, malgré ses muscles raidis et malgré ses membres d’Hercule : tel Porthos succombe sous la caverne qui s’écroule, étonné de rencontrer un fardeau trop lourd !
Cette gigantesque musculature, cette imagination embrasée, cette sensibilité à la fois exubérante et délicate, cette joie de vivre et de propager la vie, cette popularité même qui semblait inaltérable autant que l’homme, finirent par s’user dans le continuel besoin du tour de force. Les événements et le train des idées détournaient le peuple du colosse vieilli. Dumas devenait l’homme d’un autre temps. L’imagination française, déjà fort entamée depuis 1852, recevait en 1870 un coup malaisément réparable. La légende et l’énergie nationales avaient été frappées d’une blessure plus grave encore. Dumas, cette force de la nature, était comme isolé de son atmosphère vitale.
Il s’éteignit doucement à Puys, le 6 décembre 1870, dans un suprême sourire, qui résume cette extraordinaire existence de triomphe et de pouf, de labeur et de gaspillage, tout illuminée par la fantaisie. « On me reproche d’avoir été prodigue, dit-il à son fils. Je suis venu à Paris avec vingt francs. » Et montrant du regard sa dernière pièce d’or sur la cheminée voisine : « Je les ai conservés. Les voilà. »