Alexandre Dumas père (Parigot)/5

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Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 114-144).

CHAPITRE V

LE ROMAN DE L’HISTOIRE

« Le plus insouciant d’entre eux dépeça, découpa le cadavre frémissant et, avec la plus joyeuse inconscience, en jeta la poussière à tous les vents du ciel : moyen infaillible de prévenir jusqu’aux velléités mêmes d’une renaissance. » — Que les curieux ne perdent point leur temps à chercher dans les feuilletons du Petit Journal cette phrase lapidaire. Elle se trouve dans un récent volume sur Walter Scott et le roman historique ; et Dumas y est en ces termes galants accusé d’assassinat. Nos jeunes ingénieurs-constructeurs de l’histoire littéraire ne reculent pas devant les dures vérités.

Que si vous leur demandez, selon la manière d’Antony, « combien de fois ce cadavre avait vécu », ils vous répondront qu’après s’être « organisé » pendant le xviie siècle et le xviiie aussi, le genre avait poursuivi son organisation dans Cinq-Mars d’Alfred de Vigny, œuvre artificielle de l’aveu d’un chacun, et fut enfin dans sa pleine fonction d’organisme avec la Chronique du règne de Charles IX, œuvre mince et faussée par la théorie qui lui sert d’armature, où le goût du petit fait vrai et de l’anecdote suggestive, qui est le propre de Mérimée, se contente avec art, et qui, au demeurant, ne vaut point Colomba. Êtes-vous curieux de connaître encore le secret de cette éphémère « vitalité », ils vous révéleront que, si la tragédie a vécu pour avoir mis les héros fameux au premier plan, la condition essentielle du roman historique est de reléguer dans l’ombre les personnages de l’histoire. Ne les poussez pas trop : car ils décideraient, pour la beauté des courbes, que Notre-Dame de Paris marque la décadence. Faut-il s’étonner que la poigne de Dumas ait désorganisé un genre si lentement élaboré, et, décidément, si fragile ? Nierons-nous qu’Isabel de Bavière ait irrévocablement accompli cette méchante action ? À moins que, comme le drame, le roman ne fût historique par ambition et populaire par nécessité ; qu’il n’ait été justement défini en sa raison d’être par cet aphorisme d’Alfred de Vigny : « L’histoire est un roman dont le peuple est l’auteur », et que, pour tout dire, historique ne pouvant, populaire ne daignant, il n’ait enfin trouvé en Dumas son homme qui le ramena bonnement à ses fins propres.

Il faut chercher surtout en des raisons sociales le succès que la France fait à Walter Scott dès 1820. Le peuple qui venait de naître à la vie publique, était prêt à recevoir du passé l’impression directe et romanesque qui contente les yeux, éveille le sentiment, et propage par vives émotions le goût de la réalité sensible. Qu’Ivanhoe, l’Abbé, Quentin Durward aient inspiré nos peintres et sculpteurs, on s’en avise sans peine. Il leur apportait des visions. Que cette archéologie de vitrine ait provoqué un mouvement historique et une renaissance plus considérable que celle des salles à manger Henri II, des vitraux et des panoplies, on en serait surpris davantage, si l’on ne songeait que le caractère national de cette œuvre suscita Augustin Thierry et enflamma Michelet, et qu’à la vérité, le « barde » écossais ne nous apportait ni le roman historique, ni l’histoire, mais un aimable mensonge de l’un et de l’autre, une illusion un peu matérielle, propre à flatter la fantaisie populaire. N’en faisons pas, certes, à présent que la science a tracé son sillon et précisé ses méthodes, plus de cas qu’il ne sied. Mais ne méprisons pas plus qu’il ne convient ce goût du pittoresque, du costume, des physionomies distinctes, qui est comme une introduction parlante aux yeux, une initiation par les couleurs à l’intelligence des siècles passés, et un rudiment du sens historique à la portée de la foule. Et si l’on se rappelle qu’à point nommé Scott faisait revivre une race absorbée par l’énergie britannique depuis quelque cent ans (1707), et au milieu de ces monuments, manoirs, fermes, chaumières la copiait, dessinait d’après nature et personnifiait en des types de tous âges, castes, et conditions, avec une singulière aptitude à caractériser les humbles, et une tendance à asseoir les Louis XI et les Quentin à la même table de la même auberge, on conçoit qu’il ait apporté à nos romanciers une révélation.

Sans doute il choisit volontiers les époques troublées des guerres civiles, comme dans Waverley et Ivanhoe, et les passions y sont à ce point amorties qu’à peine quelques singularités du langage ou des mœurs les révèlent. Peu importe. Il lui arrive de rompre avec la vérité, non pas seulement des faits (ce qui est péché véniel pour un romancier), mais des caractères historiques, sans racheter ces licences par les admirables intuitions de Shakspeare qu’il adapte et diminue : Richard Cœur de Lion nous apparaît comme ami des Saxons, au lieu qu’il ne cessa de les rebuter. Il est prolixe, il compile, il accumule, il abuse d’un procédé homérique qui consiste à répéter à tout propos le signe particulier qui peint un homme (voir une plaisante analyse de cette composition aux premières pages de l’Histoire de mes bêtes de Dumas, qui savait la manière de s’en servir). À la terrible longueur et minutie de ses descriptions nous sommes redevables des énormes morceaux de couleur où se complurent romantiques et naturalistes, — et que les myopes appellent encore des fragments d’épopée. Qu’importe ? Qu’importe ? L’essentiel, en cette affaire, est que le public français était prêt à connaître son histoire sous la forme pittoresque et romanesque, et que de ce genre qui contentât ce désir Scott apportait la formule.

Comme l’indiquait avec sagacité M. André Le Breton dans un récent article sur les Origines du roman populaire (Revue de Paris, 15 avril 1901), de la Révolution est né l’état d’esprit favorable au développement de ce roman. Dès la fin du xviiie siècle, Pigault-Lebrun et Ducray-Duminil s’y attachaient. Scott mit, du premier coup, l’imagination des écrivains et du public au point d’y plaire et de s’y plaire. Mais l’erreur d’Alfred de Vigny fut d’entreprendre une œuvre aristocratique, et d’y appliquer la technique d’Ivanhoe. De là vient sans doute ce que Cinq-Mars offre d’artificielle discordance. Mérimée, qui goûtait la science de l’histoire, ne s’y est pas mépris. Dans la Chronique du règne de Charles IX, il rompt avec l’école de Scott. Au reste, psychologue, réaliste, ironique et hautain, il ne renouvellera pas un essai, où la vérité et la fiction sont agréablement fondues, sans qu’on puisse décider, toutefois, si la thèse fausse le récit ou si le récit fait tort à l’histoire, ni lequel gâte davantage l’impression finale de cette œuvre raffinée. Ne se faisant illusion sur rien, il ne s’abuse point sur la portée du roman historique. « Si j’avais, dit-il, le talent d’écrire l’histoire, je ne ferais pas de contes. »

Dumas n’a donc assassiné personne, non pas même avec la plus joyeuse inconscience. Il a recueilli en ses robustes mains ce genre un peu frêle, et, guidé par son instinct, entraîné par l’exemple de Scott, il lui insuffla l’allégresse et la santé ; il le trempa dans ce puissant réservoir de vie, toujours trop plein et débordant, dont son imagination fut la source intarissable. Le roman historique était un beau rêve ; du roman de l’histoire il a fait une plaisante réalité à l’usage de la foule. Les passions et rudes émotions que Ducray-Duminil et Ducange avaient subodorées, il les mania et manipula largement. Génie populaire et tempérament de théâtre, il a pleinement mis en œuvre une conception qui hantait aussi l’esprit de Victor Hugo. « Supposons, disait le poète, qu’au roman narratif, au roman épistolaire un esprit créateur substitue le roman dramatique, dans lequel l’action se déroule en tableaux vrais et variés, comme se déroulent les événements réels de la vie ; qui ne connaisse d’autre division que celle des différentes scènes à développer ; qui soit enfin un long drame où les descriptions suppléeraient aux décorations et aux costumes… » En sorte que, réalisant cette hypothèse, Dumas recevait de Scott la même impulsion et les mêmes services que sur le théâtre, et trouvait dans sa propre nature les mêmes ressources de vigueur, de gaîté, de sensibilité et de vitalité. Ce n’était pas assez pour reconstituer l’histoire ; mais c’était justement ce qu’il fallait pour en populariser le roman.

Il faut convenir qu’Isabel de Bavière, son coup d’essai, manque de suite et d’unité, et que c’était préluder étrangement à une série de Chroniques de France, que de compulser l’Histoire des ducs de Bourgogne, à la bonne franquette. Il n’est que de s’entendre. Dumas, à qui les prétentions ne font pas défaut, eut d’emblée celle d’être un historien. Le succès de l’emphatique compilation Gaule et France le grisa. Pendant longtemps il donnera des suites à ses premières chroniques : Jehanne la Pucelle, Louis XI, jusqu’au Drame de 93… Voyez au tome IX de Mes Mémoires comment il apprit l’histoire pour vous bien réjouir de la façon dont il l’ignora d’abord. Un article du Journal des Débats (26 nov. 1833) l’avertit à propos que cette science est plus difficile à pratiquer et veut un plus long apprentissage. On a pu reprocher à Michelet les lacunes de sa méthode critique. Je ne suis pas assuré que Dumas eût seulement entendu ces deux mots. Après avoir appris de mémoire un manuel en quatrains, il s’enfonce dans les chroniques, journaux, mémoires, pamphlets, sur lesquels la collection Petitot venait d’attirer l’attention.

Documents authentiques ou apocryphes, de première ou de troisième main, il les exploite comme une mine. Il y prend un plaisir extrême, plaisir d’imagination, qui est chez lui la veine féconde. Il y découvre un sire de Giac qui fut à la droite de Jean sans Peur, dans la rencontre du pont de Montereau. Et, pendant une partie de chasse, le peintre Boullanger lui ayant esquissé sur place un croquis de ce pont fameux, Dumas s’empare du croquis, dévore les textes, « déterre du monument » une femme infidèle, se souvient à point nommé de Lénor, ballade de Burger, qui l’émut dans sa jeunesse, et écrit d’affilée sa Légende du sire de Giac. Il traite l’histoire comme un décor où la passion s’agite. Il anime les almanachs, dessine les costumes, lance ses personnages à la poursuite de leurs désirs, rarement de leurs idées, et les fait dialoguer à l’aise. S’il lui arrive de discourir en son propre nom, le régal est de haut goût. En ce cas, n’attendez pas de lui l’historien impassible. Il étale sa foi dans sa philosophie des petites causes, qui est d’un bon dramaturge. Armé de cette doctrine, il aborde les idées générales. Avec l’ardeur d’un héros d’Homère, il suspend sur nos têtes d’énormes quartiers de synthèse, de redoutables blocs de métaphysique. Il rassemble son courage « pour descendre d’un pas ferme dans les profondeurs de l’histoire », comme un bourgeois de Montrouge visitant les catacombes. Il ouvre le livre de la philosophie ainsi que Dieu « ouvre le livre de la vie, aux pages blanches ». Après avoir essuyé ses considérations historiques, il convient de se réfugier dans ses Causeries, pour voir sans déplaisir à quel point la critique lui est étrangère. Historien, il élève ses gasconnades à la hauteur d’un pédantisme. Il mesure mieux ses forces, lorsqu’il se contente « d’élever l’histoire à la dignité du roman ».

Mais, à défaut de la méthode, il possède l’imagination historique. Ce n’est pas la science qu’il demande à « Froissard, Monstrelet, Chastelain, Commines, de Saulx-Tavannes, Montluc, l’Estoile, Juvénal des Ursins, Tallemant des Réaux, Saint-Simon », à côté desquels il devrait citer, pour le seul xviie siècle, les romans réalistes, Francion, le Roman bourgeois, le Roman comique, avec quelques bons peintres de mœurs comme Mme de la Fayette, le comte de Grammont, La Porte, Pontis, Courtils de Sandras, outre tous les mémorialistes et romanciers qui ouvrent des jours sur les dessous de la société. Car il les pratique tous pour s’introduire, à leur suite, dans les cercles et alcôves. Il recherche l’intimité des hommes et femmes de ces temps. Sitôt qu’il les a vus, dans leur propre milieu et dans leur privé, ils revivent en sa fantaisie. Ils lui donnent le spectacle d’une époque ; en retour, il les ressuscite parmi leur décor. Images d’Épinal, dit-on ; mais plutôt toiles de fond et portants brossés à larges traits, sans longues descriptions, et avec une exactitude singulière. Il lui faut voir les hommes en déshabillé, et aussi les femmes, pour ranimer une époque et l’air qu’elle respire. Les textes lui offrent des visions, sur lesquelles il imagine dans le sens de l’histoire. À y regarder de près, la teneur de l’ensemble est vraie. Si ce n’est pas absolument la résurrection du passé, c’en est du moins une intuition familière et vivante. À cet égard, la Reine Margot, le début de la Dame de Monsoreau, et deux tiers des Trois Mousquetaires sont des prodiges d’interprétation animée. Le Vicomte de Bragelonne, inspiré de l’Histoire d’Henriette d’Angleterre, met tout ce monde de la Cour de Louis XIV, les filles de Madame, la Montalais, Manicorne, de Vardes, de Guiche comme à la portée de la main. Les indications morales de Mme de la Fayette se transforment en récits et scènes qui font une étonnante illusion. Ceux qui raillent les incidents surprenants, dont les romans de Dumas sont remplis, nous font sourire. N’ont-ils point lu l’histoire écrite par Mme de la Fayette ? Et Guiche dans la cheminée ? Et les femmes espionnes ? Et les cassettes de Malicorne ? Et les machinations de Vardes ? Je méprise le paradoxe, prouesse facile. Mais il faut avoir le courage de dire que nul n’a mieux restitué la manière et le sentiment de ce xviie siècle. Les personnages, dont il est courant de répéter qu’ils tiennent un langage stupéfiant, empruntent à l’exactitude du costume, des mœurs, de l’atmosphère ambiante, et aussi à quelques traits de caractère adroitement notés une physionomie à la fois historique et romanesque, exacte et imaginée. Ils ont un air de vérité que les documents confirment. Un écrivain moderne a vu Richelieu, un Richelieu plus rigoureusement vrai dans son existence d’homme vivant et agissant que celui de Vigny et d’Hugo qui le maltraitèrent, et d’Émile Augier, qui le méconnut : cet écrivain a nom Dumas. Il a lu l’essentiel, qui peint l’individu ; sur ses lectures son imagination a travaillé : et la figure quelle a produite se rapproche étrangement de la vraie.

Il a lu, ou d’autres ont lu pour lui. Car ici, plus qu’au théâtre, une part de mérite revient aux collaborateurs, et sur tous à Maquet, qui fut un maître d’histoire. Fabrique de romans Alexandre Dumas et Cie, disait plaisamment Mirecourt. Les tribunaux n’ont pas exagéré le mérite de Maquet, lorsqu’ils reconnurent sa collaboration pour dix-huit ouvrages, — sans lui en allouer les bénéfices (1856 et 1858). Ils tranchent en droit, et ne décident point en littérature. Car à compter de cette collaboration, si Dumas n’évite pas toujours le fatras ni le délayage, au moins ne se risque-t-il plus à suivre pas à pas Anquetil ou de Barante. Une anecdote, peu connue, et qu’on peut tenir pour vraie, éclaire ce point obscur. Maquet, liseur et fureteur, arrive un jour chez Dumas, de l’air d’un homme qui apporte de l’or en barres. Dumas le préférait monnayé, mais lui faisait toujours accueil. L’érudit avait découvert à la Bibliothèque un beau type de roman, chansonnier, royaliste, que sais-je ? Ange Pitou, qui prétendait descendre du Pithou de la Satire Ménippée, Ange Pitou, le pendant de Rougeville, Ange Pitou que M. Maurice Engerand restituait naguère comme M. Lenôtre fit Maison-Rouge. « Faites le nécessaire », lui dit Dumas d’enthousiasme : c’est-à-dire poussez les recherches et apportez-moi le bonhomme dans son milieu historique et moral. Le même soir, il traite avec le Constitutionnel et reçoit les arrhes de son œuvre à venir. Cependant un différend survient entre Maquet et lui. Pressé par le journal, il n’a pas le loisir de compulser les documents ; et, l’eût-il, il les ignore. Que faire ? Bravement, il s’exécute, et lance à travers son nouveau feuilleton un Ange Pitou dont la jeunesse est une transposition de la sienne propre, et qui prend la Bastille.

Mais sur des textes soigneusement dépouillés et choisis il imagine aussi le roman d’Acté, où revivent la Grèce et la Rome antiques. Scott n’en eût jamais écrit les deux cents premières pages ; Renan, qui conta le martyre de Blandine, ne les eût pas désavouées. Tacite, Suétone et saint Paul sont les garants de tant d’érudition. Dumas n’y fait point un seul pas, qu’il ne pose le pied sur un document : l’entrée de Néron dans les municipes par les pans des murailles abattues en son honneur, la Maison Dorée, la statue colossale, les portiques immenses, et les soupers de Baïes, et les jeux du Cirque, et la lutte de Silas, et l’estrade du prince, et les lettres venues de Gaule qui interrompent le spectacle, tout ce roman est pris des bons auteurs, sans omettre la fuite de Néron et sa mort dans la villa de Plancus. Mais avec quelle grâce, oui, et quelle aisance d’imagination cette époque prodigieuse se ranime sous nos yeux ! À ces merveilles d’illusions amassées à grands frais par l’artiste dément (qualis artifex perco !) Dumas joint l’illusion vivante de son récit. Il faut suivre l’esclave Sporus, glisser sur le lac bordé de vastes pelouses où bondissent, comme aux solitudes d’Afrique, les bêtes sauvages, parmi les ruines factices. Il faut franchir les bois de pins et de sycomores, dont les branches, versant la nuit épaisse, amortissent les cris plaintifs des chrétiens entassés dans la prison prochaine. Il faut contempler le divin empereur, vêtu d’une tunique blanche, couronné d’olivier, languissamment étendu sur un lit de repos, Lucius Nero, beau jeune homme à la barbe d’or, chanteur et maître du monde. Il faut, il faut céder au prestige de cette fantaisie qui rappelle à la vie les écritures mortes et les monuments disparus, — avec le regret qu’à la fin incapable de mesure, elle se traîne dans le plagiat prolixe. Mais on m’observe que les Martyrs ont devancé Acté. À quoi je réponds avec La Bruyère : « Horace ou Despréaux l’a dit avant vous. Je le crois sur votre parole, mais je l’ai dit comme mien. »

Au vrai, Dumas se plaît mieux en France. Cette histoire, que le peuple attend, lui apparaît comme une suite de romans, où la force et les passions se prêtent une aide mutuelle. L’énergie dont Stendhal demandait le pur type aux chroniques des xve et xvie siècles italiens, Dumas la trouve en son pays, aux xvie, xviie et xviiie siècles, sous la Ligue ou le Tribunal révolutionnaire. À feuilleter les écrits familiers de ces époques, il s’anime et s’amuse abondamment. Et, s’amusant lui premier, il n’ennuie jamais. Il sème à travers ses livres la gaîté en action. Il juge ses héros, il les houspille ; il a des mots sur leur compte : il leur en prête avec bonhomie. Si cette complaisance nous vaut quelques anachronismes de langage, comme certaine saillie de Charles IX : « Que Condé soit trompé par le duc d’Anjou, je m’en bats l’œil », cette familiarité nous met d’abord de niveau avec ces fantômes de grands ou minces personnages. Ils s’orientent dans la vieille capitale de Charles IX ou d’Henri III, et nous nous engageons sur leurs pas. Ni le Louvre ni les hostelleries n’ont de mystère pour eux ni pour nous, hormis les portes et armoires, secrètes par définition et pour les commodités de la politique. Ils s’enquièrent des mœurs, sans chercher finesse et pour leur unique intérêt ou plaisir. Ils savent en gros les questions qui divisent le peuple, la noblesse et le clergé. Les femmes qu’ils rencontrent ne sont point des évangélistes, comme Diane de Turgis : elles se gardent de confondre et embrouiller les sacrifices. Pour elles ainsi que pour leurs héros, la science de la vie se réduit à deux points essentiels : l’action et l’amour.

Le local déterminé, les personnages se distinguent par la physionomie, la singularité du costume, les particularités de langage : cela d’abord pour faire une première connaissance. Puis, ils s’enquièrent de la façon dont ce monde sustente et réjouit ses muscles. Voilà pourquoi maître Claude Bonhommet et autres tenanciers d’auberges deviennent des seigneurs d’importance. Les buveurs d’eau sont chez nous d’importation récente, et n’ont point place en ce roman de l’histoire. Jamais Gorenflot ne fût devenu prieur, s’il n’eût été plus beau desbrideur de flacons que dépescheur de messes ; un des plus magnifiques exploits des mousquetaires est de défendre une cave contre des Anglais. Puis, ce sont les grandes chevauchées et les grands coups de rapière, qui mettent en valeur la force adroite et souple de l’être humain et la coquetterie de la vaillance, à la française. Dans l’action, c’est partout une aimable fureur. Tous ces viveurs montrent sans ostentation un beau mépris de la vie. Qui ne distingue sous ces couleurs vives, l’esquisse de mœurs qui furent proprement nôtres, la peinture de cette énergie passionnée qui soutient notre race ? L’épée au vent ou la main sur le cœur, ces raffinés joignent la décision au courage. Si la force n’est pas le reflet de l’intelligence, elle est pourtant belle en soi, de la beauté qui convient aux épopées ou aux romans populaires. Elle n’est pas la mesure de l’esprit ; mais elle en est parfois la source. C’est dans les pressants dangers que ces héros sont agréables à voir et à entendre. « J’aime les belles choses, moi, dit la duchesse de Guise à la reine Margot…. Au milieu des coups, des cris, je distingue enfin l’homme, et je vois… un héros, un Ajax Télamon, j’entends une voix de Stentor. » Jadis la Viriate de Corneille disait :

J’aime en Sertorius ce grand art de la guerre….
J’aime en lui ses cheveux tout couverts de lauriers,
Ce front qui fait trembler les plus braves guerriers,
Ce bras qui semble avoir la victoire en partage.

Voilà bien le héros qui mérita jusqu’en ces derniers temps l’amour des femmes de France. Rien n’y manque, sauf la voix de Stentor, encore qu’il s’agisse d’un héros de tragédie. Dans les romans de Dumas, même les mignons d’Henri III (les Quarante-Cinq « revêtent avec la cuirasse la force fabuleuse d’Hercule néméen » ; même frère Gorenflot, digne fils de Rabelais, ébranle de son puissant « gueuloir » les vitres d’hostelleries ; et le brave Bussy (la Dame de Monsoreau) ne fait une si belle mort, que parce que, tenant tête aux bandits de Monsoreau, il est, au fort de la lutte, « dans un de ces moments où la créature atteint l’apogée de la perfection ». Que dire de la fin épique de Porthos, où l’homme entre en lutte avec la nature même, pareil à un Titan ?

Consilio manuque est leur devise dans le roman et dans le drame. Bras solide, volonté trempée comme la lame des rapières, esprit lucide, rapidité de décision et d’exécution, courage à toute épreuve, constituent un fonds de solide vertu qui charme encore le peuple que nous sommes. Joignez-y le point d’honneur avec un rien de vanité. Voilà le caractère essentiel de ces beaux jeunes hommes. Tout ce qui n’est pas cela n’est que traîtrise et perfidie. Haro sur le Monsoreau ! Mais ces qualités suffisent à transfigurer les pires aventuriers de l’histoire. Respect au chevalier de Maison-Rouge ! Même les femmes n’échappent pas à cette double obligation de cultiver l’honneur et d’exercer la volonté. Catherine de Médicis (la Reine Margot) et Milady (les Trois Mousquetaires), à qui l’un des deux mérites ne fait point défaut, voient leurs plans déjoués, faute de l’autre. Si l’énergie, ainsi nationalisée, risque d’allonger les romans pour peu que soit lointain le but qu’elle se propose, elle n’y laisse du moins nulle place à la métaphysique ni à l’ennui. Non, non, ces géants romanesques, qui, après nombre de volumes grossis de leurs exploits quotidiens, meurent galamment, l’épée en main et le sourire aux lèvres, ne ressemblent guère à des idéologues. Légendaires ils sont, parce qu’ils sont français. D’une France à jamais évanouie ? L’avenir le dira. Mais s’ils ne représentent pas, Dieu merci, toutes les qualités de la race qui a produit le Béarnais, Corneille et Napoléon, ils en ont plus qu’un certain air et tour de physionomie, indubitablement.

Même les rois passent sous cette toise de l’énergie. C’est dire que ces puissances manquent un peu de mérite. Cela n’est point pour étonner les fils de la Révolution. Ces princes ne trouvent grâce en ces aventures que selon la mesure où ils représentent nos qualités foncières. Il faut choisir parmi le fatras des feuilletons. Mais tranchons le mot : le roman de Dumas n’a pas trahi l’histoire. Les hommes que furent ces rois sont pris en leur exacte mesure. Dumas a évoqué les petits Valois en des portraits saisissants, et qui ne manquent point leur but, lequel est de nous consoler d’être nés parmi le peuple. Il semble que la royauté tarisse et contamine en eux les sources de l’action. Ils sont sujets à des accès de volonté qui s’énervent en des crises d’impuissance. Charles IX, ardent, intelligent et enclin aux grandes choses, ce prince qui est poète, diplomate, audacieux, s’épuise à gouverner un Louvre tout machiné de chausse-trapes ; on le voit sans cesse occupé à débrider ses instincts et réprimer ses élans, tortueux, subtil, bien craignant Dieu, les Guise et sa mère. Il n’est véritablement homme qu’à la chasse et aussi par une force de dissimulation peu commune. Henri III, dans la Dame de Monsoreau et les Quarante-Cinq, est un modèle de fiction et de vérité. Ne vous récriez pas, ne dites pas que c’est impossible, que Dumas, improvisateur, n’a pas le secret des âmes. Que vous répondrai-je ? Revoyez l’histoire : c’est bien la même physionomie complexe, déconcertante, et fatale ; même air de hauteur, qui révèle d’abord son fils de France ; même perfidie peinte sur le visage et pareille finasserie à l’italienne. Et c’est encore le même assemblage de ruse, de subtilité, de superstition, de folie, d’hypocrisie, (« le plus grand comédien de son royaume »), de débauche sans plaisir, de foi sans mesure, de férocité souple et de lâche despotisme. Vraiment, oui, le voilà, le vainqueur de Jarnac, fardé, grimé, cosmétique, voyageant en sa litière avec sa ménagerie de petits chiens et de favoris, incroyable parodie du pouvoir absolu ! Et voici qu’apparaît, se glissant dans les couloirs du Louvre, celui en qui la royauté revit, le Béarnais fin, adroit, besogneux, opiniâtre et tenace, tremblant avant le combat, mais ferme, alerte et vaillant et gai à l’action. C’est l’esquisse d’un prince français, presque d’un mousquetaire. Thane de Glamis, tu seras roi !

Ainsi, de Charles VII à Louis XVI ils défilent sous nos yeux, ou plutôt ils s’animent et s’agitent, caractérisés par les traits essentiels, et jugés à leur mesure, ou plutôt à la nôtre qui est l’admiration populaire pour cette énergie française, dont Napoléon venait d’éprouver les réserves. Ils ne sont point analysés avec subtilité ; mais ils ne heurtent pas l’histoire. La foule, qui les voit de si près, n’étant elle-même qu’une force naturelle, tempétueuse, sentimentale et trop longtemps servile (Dumas n’éprouve pas pour elle la tendresse de Michelet ; mais il aime les gens du peuple et les individus sortis de son sein), compare le sang fatigué de ces Valois et Bourbons à la sève toute neuve qu’elle sent en soi, le fou Chicot à son maître, le médecin Rémy, Ange Pitou, Lorin aux princes du passé ; elle songe encore une fois aux Marceau, Hoche, Augereau ; et, l’imagination prenant l’essor, elle revoit celui qui, par sa seule puissance, ruina la légende des rois pour fonder la sienne. À présent, il lui semble que la force soit reine du monde…. « Car en ces temps de force brutale, où la puissance personnelle était tout (la Dame de Monsoreau), un homme pouvait, s’il était vigoureux et adroit, se tailler un petit royaume dans le beau royaume de France » ; elle revoit en pensée tous les humbles héros, en qui se perpétue l’âme de la France, depuis la Reine Margot, la Dame de Monsoreau, les Quarante-Cinq, jusqu’à Balsamo, le Collier de la Reine, Ange Pitou, la Comtesse de Charny, le Chevalier de Maison-Rouge ; et joyeusement, elle assiste à sa propre élévation et au triomphe de l’individu dans la suite de ces romans historiques qui de l’histoire ne sont que la plaisante résurrection, à la mode du plaisant pays de France.

Car dans les chroniques et mémoires, Dumas, non moins que Stendhal, Mérimée et Alfred de Vigny, recherche la passion forte. Mais il la veut forte, parce qu’il la veut dramatique. Ni l’affection née du devoir, ni les inclinations issues de l’estime ou de l’habitude ne font ici l’affaire. Il nous faut l’amour volcanique et fatal, qui bouleverse la vie des hommes et des peuples et les précipite en des péripéties émouvantes. Il y a quelque trois cents ans que nous n’en connaissons guère d’autre sur le théâtre. Pourquoi ne le point faire rentrer dans le roman, fût-ce sous le couvert de l’histoire ? Non seulement la passion, ainsi conçue comme une autre énergie, explique tous les grands événements du passé, mais elle est aussi une mesure des hommes. Plus elle touche au paroxysme, ou tient de la frénésie, plus l’individu s’élève au-dessus du commun dans toutes ses actions. Il n’est que juste de retenir que par cette conception romanesque des événements et des caractères historiques, Dumas ne se sépare pas de ses contemporains. On en trouvera dans le Rouge et le Noir des preuves notables. Elles ne manquent pas ailleurs. « Il en est de même des grandes passions ; elles prennent d’étranges aspects selon nos caractères ; mais qu’elles sont terribles dans les cœurs vigoureux qui ont conservé leur force sous le voile des formes sociales (Cinq-Mars) ! » Ce jeune cœur vigoureux n’est autre que M. le Grand, Henri d’Effiat, marquis de Cinq-Mars, conspirateur par amour, héros d’un roman historique écrit par un artiste qui fut un penseur, Alfred de Vigny. Et après la théorie, l’application. « Eh bien, oui, rebelle, mais non plus favori ! Rebelle, criminel, digne de l’échafaud, je le sais ! s’écria ce jeune homme passionné en retombant à genoux ; mais rebelle par amour, rebelle pour vous, que mon épée va reconquérir tout entière » (Ibid.)

« Tout entière » est une devise conforme aux goûts et aux moyens de Dumas. Ses héros, hormis Buckingham et Maison-Rouge, n’aiment guère à crédit ni à trop lointaine échéance. Jamais obscènes, toujours dispos, plus fougueux que tendres, ils engagent leur cœur, comme ils croisent l’épée, à toute réquisition. Une fois enflammés, ils n’ont plus d’autre soin. « Car c’est le propre d’un amour violent, de faire prendre en dédain toutes les choses de la vie qui n’ont pas rapport à cet amour même. » Au fond, il est le ferment de l’action en même temps que l’objet. C’est pourquoi on ne les voit guère s’engourdir dans les souffrances sentimentales. « Elles sont des situations anormales, dont l’esprit secoue le joug aussi vite qu’il lui est possible. » Parlons franc : ces héros ne sont point dupes. Stendhal s’en fut réjoui.

Les femmes mêmes, qu’un regard ou le timbre de la voix masculine bouleverse, et dont l’existence est absorbée par l’amour, ces faibles femmes, rêveuses et moites, s’accoutument à ces passions entières. Les plus douces et honnêtes, qui sont du peuple, qui consolent les rois (Isabel de Bavière, la Reine Margot) ou qui se dévouent pour leur reine (les Trois Mousquetaires, le Chevalier de Maison-Rouge) ne sont point de marbre. Les pires, comme Milady, s’abandonnent éperdument. Dumas n’a que sarcasmes pour les créatures insensibles ; et il ressent toute sa pitié pour ceux que l’amour a désertés ou meurtris. Notre R. P. Gorenflot, malgré sa voix de Stentor et sa compétence de gourmet, n’échappe pas à ce dédain ; et les malheurs conjugaux d’Athos éveillent cette sympathie. À la vérité, même chez les personnages de haut rang, ces passions sensuelles « n’illuminent ni ne dévorent toute l’époque qui leur est contemporaine », quoi qu’en pense la reine Margot ; à l’imagination de Dumas elles empruntent cette éclatante influence ; mais, conçues selon l’idéal de 1830, elles reflètent toutefois avec une aimable exactitude les milieux et les époques où ces héroïques pécheresses s’abandonnent vaillamment. Si l’histoire, réduite à des rencontres où le hasard joue un rôle d’importance, « ce hasard qui est la réserve de Dieu pour déjouer les combinaisons des hommes », et restreinte à une philosophie de boudoirs et d’alcôves, souffre souvent d’être ainsi accommodée, qui ne voit l’avantage qu’en retire le roman ainsi dramatisé ? Car la passion agissante est, comme j’ai dit, la grande ressource de l’imagination dramatique.

Grâce à elle, la composition est simple, si l’invention semble prodigieuse. Dumas accroche son récit à une question qui lui paraît caractéristique d’une époque. Pour s’y intéresser, il n’est point nécessaire d’être un historien ni un savant. Le roi de Navarre sera-t-il roi de France ? Catherine de Médicis écarte-t-elle du trône le Béarnais ? C’est bien un problème historique, où la foule trouve l’intérêt du drame. Dramatiques, en effet, sont les procédés et les moyens. Dumas commence par caractériser les protagonistes, noblesse, clergé, peuple. Puis, il imagine le « machiniste » qui a pour mission de dérouler cet « imbroille », comme disait Beaumarchais. Chicot, fou du roi, en est un bon exemple. Les considérations historiques qui répandent l’atmosphère morale, se mêlent au mouvement du récit et du dialogue — au moins dans les premiers volumes, et quand l’Homère du feuilleton n’est pas encore las de son sujet. Chicot critique avec esprit la politique d’Henri III qui pensa faire un coup de maître en prenant la tête de la Ligue. Dumas intervient aussi de sa propre grâce, quand il veut tirer à la ligne. Les personnages esquissés, le sujet situé, les passions en jeu, vous pensez lire un roman : vous lisez un drame historique et romanesque, où l’imagination se donne libre carrière et les trouvailles scéniques abondent. À nous les auberges, les abbayes, les portes secrètes et les caves richement meublées ! À nous M. Chicot, fou du roi, « qui écoute les plus graves explications politiques dans un demi-sommeil avisé, fermant tantôt un œil et tantôt l’autre ! À nous les coups de tonnerre qui accompagnent de leurs salves les coups de poignard et d’arquebuse. À nous les scènes de drame coupées par les tableaux de comédie, l’art de Goya et de Daumier, la nuit du 24 août 1572 et le charnier de Montfaucon ! À nous les routes de France et les embuscades savamment échelonnées ! Que nos pauvres globe-trotters sont mesquins auprès de ces courriers endiablés ! Le message royal parviendra-t-il au roi de Navarre ? Marie-Antoinette aura-t-elle l’œillet ? Galops, luttes, mort et sang, guet-apens, bataille, meurtre de Nicolas Flamand, adresse, souplesse, ruse, la cellule de la reine, les gendarmes, sauve qui peut ! Oh ! les beaux tours de passe-passe et les spirituels coups de théâtre !

Le pathétique allait s’éteindre et il se rallume. Le héros pensa échapper au danger et le danger le ressaisit. Lui mort, la curiosité allait mourant ; la scène se relève, le roman se redresse et se poursuit dans un élan d’émotion poignante, dans un renouveau d’intérêt suspendu, ménagé, dosé. L’action languissait ; le drame la réveille… « Isabel pâlit affreusement ; puis, prenant d’une main une bourse pleine d’or, qui était sur son chevet, et de l’autre le bras de cet homme : — Tu vois, cette bourse, lui dit-elle ; eh bien, elle est à toi, si tu le veux. — Que faut-il faire ? dit l’écuyer. — Il faut courir auprès de ton maître avant que personne enlève le corps, tu entends bien ? — Oui, et alors ? — Et alors, tu lui arracheras un portrait de moi, qu’il porte sur la poitrine. » (Isabel de Bavière.) Comparez la scène de l’arquebuse dans la Chronique du règne de Charles IX et dans la Reine Margot (le roi montre à Maurevel cette arme de choix qui ne manquerait point un Coligny) : là elle est d’un écrivain, qui excelle à choisir le trait essentiel et atteint au relief saisissant du vrai par la concision ; ici elle accuse un dramatiste qui répand à profusion la vie, la décuple, la propage d’un progrès naturel et habile. Rapprochez les deux chapitres consacrés au baptême d’un poulet qui devient carpe… Ou plutôt ne rapprochez, ne comparez point Dumas et Mérimée. Il y a trop en l’un de ce que la science et l’art étroitement unis réservent de jouissance discrète aux esprits d’élite, et trop en l’autre de ce que l’imagination de l’histoire fécondée par une force vitale qui de son propre mouvement incline au drame, donne en pâture à la foule sous la forme de fictions émouvantes et quasiment véritables.

Un seul rapprochement s’impose, pour nous mettre décidément en état de juger à quel point Dumas, qui n’est pas psychologue, reflète l’âme française. Fermez-moi ces épais volumes de classifications et synthèses littéraires a priori ; et prenez en main, ayant le courage de votre plaisir, les Mémoires de M. d’Artagnan de Courtils de Sandras avec les Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas. Par ma foi, l’imagination de ces critiques ne vaut pas celle de ce romancier. Et leur esprit ne s’accorde guère : saxon et gascon ne vont point ensemble. En revanche, Dumas s’accommode fort de Courtils : ils sont français tous deux, mais d’une époque différente.

Courtils de Sandras avait suivi le courant réaliste, qui, pendant le xviiie siècle, ouvrit les voies au roman historique. « Les victoires auxquelles il nous fait assister, dit fort justement M. le Breton (Revue des Deux Mondes, 15 février 1897), sont celles que Van der Meulen a peintes…. Peu à peu le siècle ressuscite, non pas tel qu’il apparaît à travers les bienséances de la tragédie et de l’oraison funèbre, mais tel qu’il se laisse voir chez Tallemant, Retz et Saint-Simon, chez Molière et ses successeurs. » Et voilà donc un écrivain utile à consulter, qui nous révèle les dessous d’un grand siècle, les mœurs vraies de cette époque, et marque de traits précis des héros descendus de leur piédestal et dont l’individualité peut revivre dans le roman de l’histoire. Partant, Dumas et Maquet lui ont fait de larges emprunts, qu’on n’a pas assez dits, et qui offrent ce trait commun d’être caractéristiques du temps et des milieux où les trois mousquetaires, qui sont quatre, se cambrent, s’intriguent et s’évertuent. Le bidet de d’Artagnan, le baudrier de Porthos, le surplis d’Aramis, le Rochefort qui s’appelle Rosnay dans les Mémoires, le ménage Bonacieux, la perfide Milady, la gloriole de la casaque, la rivalité des Mousquetaires du roi et de ceux du Cardinal, les duels, la mort de Jussac, le jeu de Paume, l’enquête de M. de Tréville, l’audience du roi, la colère de Richelieu, vous trouverez dans Courtils tout ce qui précise les physionomies et distingue les types qui évoluent entre le Louvre, la rue du Vieux-Colombier et le Pré-aux-Clercs.

Dumas emprunte, mais Dumas choisit. Il se réjouit de ranimer cette époque de Louis XIII plus qu’à moitié romantique. Mais à travers les mœurs militaires ou galantes il peint l’âme française, il en exalte l’énergie brillante et avisée, qui conserve son prestige. Dumas choisit, parce que, sans emphase, il aime son pays et respecte ses lecteurs. Il n’aligne pas sur le terrain un Aramis travaillé par la colique. Il n’omet point la complexion voluptueuse de Milady ; elle est anglaise, et de bonne prise ; mais il se garde de reproduire certain billet de cette terrible ingénue. Ce n’est pas lui qui écrirait tout uniment : « Madame lui répondit que son nez l’incommoderait trop dans son lit, pour qu’il lui fût possible d’y demeurer ensemble. » (Histoire d’Henriette d’Angleterre.) Il reste en deçà des libertés que prend cette charmante La Fayette. Il sait qu’au xviie siècle les petits cadeaux soutiennent la galanterie des amoureux : il indique ces usages, il les excuse, au besoin, sans les souligner. Il cueille le mot pittoresque, qui donne la couleur ou la vivacité au récit. « Si c’est ainsi que vous faites votre charge ! » s’écrie Louis XIII, fâché contre M. de Tréville. « C’est un enfant ! » dit Athos croisant le fer contre « l’apprenti mousquetaire », qui a nom d’Artagnan. D’ordinaire, il adoucit le trait, si la vérité, trop crue ou choquante, dépare le caractère français ou l’abaisse dans l’esprit public. Il ne fausse point, il atténue avec discrétion ou esprit. Quand Courtils est trop libre, Dumas rompt avec lui pour demander au Roman comique des croquis plus amusants (portrait de Volichon), des manœuvres plus adroites (Porthos à l’église), et, sans trop manquer à l’histoire, ne consent point à trahir notre renom. Il emprunte aux mémoires de La Porte l’enlèvement de Bonacieux calqué sur celui du valet de chambre d’Anne d’Autriche, parce que, bon Français, il ne manque pas à publier les méchants procédés d’un ministre. S’agit-il de dénoncer la fanfaronnerie des Anglais, il trouve chez Tallemant des Réaux (Historiette 139) un « Fontenay coup d’épée » qu’il dénationalise ; de célébrer la furia francese, il transforme en un fragment d’épopée une escapade des nôtres au siège de Casai en 1630. « Un grand nombre d’officiers de la garnison soupant un jour ensemble, M. de Baradas propose d’aller danser sur une demi-lune, d’y boire à la santé de tous les princes chrétiens et de terminer par celle de Spinola. L’invitation est reçue avec enthousiasme par les convives, et l’on part. Un trompette et un aveugle avec sa vielle servent d’orchestre, et l’on danse. Or cette demi-lune était minée, et les Espagnols y mettent le feu. » (Histoire de l’inf. française, Susane, IV, p. 229.) Mais Dumas ne fait rien à demi. Que parle-t-on de demi-lune et d’aveugle ? Le bastion Saint-Gervais est, parbleu ! bien une lune tout entière ; et les mousquetaires qui l’occupent n’ont pas froid aux yeux.

Pour peu que Richelieu, à l’auberge du Vieux-Colombier, vous déconcerte, n’oubliez pas qu’en effet il organisa la police et l’espionnage au profit de sa politique intérieure et extérieure, et que s’il est, comme j’ai dit, plus conforme à l’histoire dans les Trois Mousquetaires que dans Cinq-Mars ou Marion de Lorme, il y fait davantage aussi figure dun premier ministre français. Dumas ne l’a point voulu cassé, usé, brisé par la douleur et l’intrigue. Qu’il interroge le pleutre Bonacieux, qu’il chevauche de nuit au siège de la Rochelle ou donne ses instructions à son agent femelle, Armand du Plessis nous apparaît dans l’ardeur de l’action et la vigueur de l’esprit, avec sa haute allure de cardinal botté. Même Louis XIII, dont la chasteté étonne un peu Dumas, même ce roi impérieux et passif fait paraître à ses heures qu’il est de la race.

Ce sentiment très vif de la nationalité élève ce roman au-dessus de son modèle, Courtils de Sandras. Prenez garde que c’est le charme secret des quatre héros : d’Artagnan, Athos, Porthos et Aramis. La volonté ardente, la mélancolie aristocratique, la force un peu vaine, l’élégance subtile et galante font d’eux comme des abrégés de cette aimable France, brave et légère, qu’il nous plaît encore de revoir telle en imagination. Certes, il y eut, en dehors de ce monde remuant qui mêle les intrigues amoureuses aux intrigues politiques, des Descartes et des Pascal qui, pour le dire en passant, ne vécurent pas ignorants de ces mœurs militaires ou mondaines. Mais que de grâce, d’élégance, de décision, de vigueur et d’esprit chez ces jeunes hommes qui se joignent par l’épée avant d’être réunis sous la casaque ! Il n’est pas jusqu’à Mme Bonacieux qui ne mette le courage plus haut que la vertu.

D’Artagnan, gascon adroit, avec son doigt caressant sa moustache, Porthos, infatué et musclé, Athos, grand seigneur un peu romantique, Aramis, qui pince son oreille pour l’avoir rouge et fleurie, Aramis, le discret Aramis, qui cache sa religion et ses amours, fringant élève des bons pères (non inutile est desiderium in oblatione), ces quatre amis, et non pas quatre frères, comme l’avait imaginé Courtils, figurent les quatre points cardinaux de notre pays. Avec quelle persévérance et quel entrain, on le sait de reste ! Ils accomplissent le plus simplement leurs prouesses. Ils brûlent les étapes, ils franchissent les obstacles avec cette belle humeur qui relève chez nous le courage. Le voyage à Calais, indiqué seulement dans les Mémoires, est digne des campagnes d’Italie pour la rapidité d’exécution. Et lorsqu’Athos s’érige en juge de son abominable épouse, n’oublions ni les cours martiales ni les tribunaux révolutionnaires. Si Danton et Napoléon furent les professeurs de l’énergie française, Dumas en est le romancier national dans les Trois Mousquetaires. Son roman est aussi dramatique que le leur — mais plus souriant et d’un agrément plus continu.

Et Vingt ans après ? Ces trois volumes font une suite aux Trois Mousquetaires. Et le Vicomte de Bragelonne ? Ces six volumes s’ajoutent aux cinq premiers. Dumas aime les suites. À mesure qu’il multiplie les volumes, il ménage son talent. Quand, après avoir orné les Trois Mousquetaires d’une conclusion et Vingt ans après d’une seconde conclusion, il entreprit de conclure une troisième fois par un roman plus long que les deux autres ensemble, son fils effrayé lui dit : « Malgré le secours de Mme de la Fayette, qui te fournit le nom et les premières amours du fils d’Athos, comment t’y prendras-tu pour soutenir l’intérêt de ces livres nombreux ? — Eh bien, répondit Dumas, il arrivera au vicomte tout ce qui est arrivé au comte. » — Voire un peu davantage. L’histoire est toujours complaisante au romancier ; Dumas est toujours fécond en fictions. L’une apparaît bientôt en tranches découpées ; les autres s’enchevêtrent et se dramatisent de plus belle. L’auteur en vient à s’excuser « d’être forcé, bien malgré lui, de faire un peu d’histoire », comme au chapitre XXIII du Vicomte de Bragelonne. Je vous laisse à penser si cette modestie cache de bonnes libertés. C’est qu’alors les feuilletons s’ajoutent aux feuilletons, les conclusions aux suites, et les suites aux conclusions. Nulle matière n’est trop vaste. Dumas avait rêvé de mettre en roman l’histoire de France ; et, commençant Isaac Laquedem, il pensa écrire le roman historique du monde. Il s’arrête bientôt, la matière lui paraissant un peu courte. Cependant il se retourne vers les Louves de Machecoul ou les Compagnons de Jéhu. Et cela, prouve, assurément, que dans cette immense production il faut faire un choix. On ne saurait trop le redire.

Mais, objecte encore mon systématique historien de l’Influence de Walter Scott, les personnages illustres sont diminués par ces fictions dramatiques et rabaissés au commun niveau. — À la bonne heure, si ce résultat est conforme aux origines du roman historique.

…. Ils sont, comme nous sommes,
Véritablement hommes,
Et meurent comme nous….


— Mais, observe aussi mon contempteur de l’imagination populaire, cela n’est que vulgarisation, et « le vulgarisateur vient immédiatement au-dessus du plagiaire ». — Je vous entends : au-dessus des deux règne la critique transcendante, sans fantaisie et qui ne sait pas sourire. On tranche au nom des genres, et l’on oublie trop le genre excellent qui est d’avoir talent et personnalité. On étudie la vie des genres sans égard à celle des peuples. On rebute l’imagination sous prétexte de science, mais en vérité par impuissance et sécheresse d’esprit. Mais de rechercher comment « se développe et fructifie l’étonnante imagination de Dumas dont la semence, dit J.-J. Weiss, fut dans une race enfantine, infiniment plus sensible que ne l’est la nôtre, aux beaux contes absurdes et gigantesques » — on ne s’embarrasse point de ces considérations subalternes. Et par une singulière contradiction, après l’avoir accusé de dépecer les cadavres frémissants, on appelle, avec quelque dédain, l’auteur d’Acté, des Trois Mousquetaires, de Balsamo et de quelques autres choses encore du nom d’un amuseur. Mais, à regarder présentement autour de moi, le mérite ne me semble pas si banal.