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Alexis Durand

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Alexis Durand
Maurice Bourges (p. 5-24).
ALEXIS DURAND
MENUISIER-POÈTE
Né et mort à Fontainebleau




En décembre 1887, M. Charles Rabourdin, homme de lettres à Héricy, qui venait de terminer la biographie que nous reproduisons ci-dessous, écrivait :

« Il ne nous semble pas que Fontainebleau ait, jusqu’à présent, apprécié à sa juste valeur l’un de ses plus remarquables enfants, qui l’a tant aimée et si bien chantée.

» On cherche en vain dans ses murs et dans sa forêt quelque chose qui rappelle son souvenir.

» Nîmes est plus fière de Jean Reboul, son boulanger-poète, et Nevers de maître Adam, son menuisier-poète, qu’Alexis Durand égala pourtant en talent, s’il ne les surpassa pas, et qui n’a rien à leur envier sous le rapport de l’honorabilité.

» Espérons que tôt ou tard cet oubli, dont s’étonnent à bon droit les amis des lettres et les admirateurs du sympathique poète de Fontainebleau, sera réparé. »

Le vœu de M. Rabourdin est aujourd’hui exaucé puisque, dans sa séance du 14 mai 1897, le conseil municipal de Fontainebleau a décidé de donner le nom d’Alexis Durand à la rue Traversière.

Nous pensons donc qu’il est tout à fait d’actualité de publier maintenant la biographie de notre concitoyen qui a encore plusieurs membres de sa famille habitant Fontainebleau[1].




Durand (Jean-Baptiste-Alexis), menuisier-poète, né à Fontainebleau le 12 mars 1795, d’une honorable famille d’ouvriers, mort dans cette ville le 4 novembre 1853[2].

Il eut dès l’enfance le culte passionné de la poésie, à laquelle il consacra les rares loisirs que lui laissaient sa profession et ses devoirs de famille.

Alexis Durand était né poète, et l’impression générale qui se dégage de l’examen de ses œuvres, c’est qu’il eut atteint, sans nul doute, le sommet de l’art poétique si, né dans une autre condition de fortune, il eut pu lui consacrer plus de temps, développer plus à l’aise ses merveilleuses aptitudes, et donner un libre essor à sa Muse.

« Mais, comme il le disait lui-même, il fallait qu’il fût menuisier avant d’être poète ».

C’était un beau caractère, une personnalité bien sympathique que cet artisan-poète. Sa vie fut celle d’un homme probe et laborieux, d’un bon citoyen, et d’un patriote de la bonne école. Aussi est-ce une tâche agréable pour un biographe, que de la retracer.

Elle intéresse vivement, elle émeut même et l’on ne peut se défendre, en l’analysant, de plus d’une réflexion amère, si on la compare à celle du plus grand nombre de nos ouvriers d’aujourd’hui, chez lesquels l’esprit de révolte, la convoitise et l’irréligion ont étouffé en majeure partie les qualités de fond qui distinguaient leurs devanciers.

Alexis Durand, comme presque tous les jeunes gens de son temps, a payé largement sa dette à la Patrie. Il fit la campagne d’Allemagne en 1813, celle de France en 1814, et fut blessé à Leipsick[3].

Déjà, entre deux combats, et tout en faisant ses étapes, il accumulait des rimes dans sa mémoire, en attendant le moment de les noter au crayon, pendant une halte, sur un bout de papier, noir de poudre et chiffonné, qu’il conservait précieusement.

Quoi de plus intéressant que ce soldat-poète, promenant ainsi, sur la terre étrangère, ses rimes éparses dans un coin de sa giberne, mêlées à ses cartouches ?…


Plus tard, un de nos académiciens le surprit en train d’en noter quelques-unes fraîches écloses, dans son atelier de menuisier, entre deux coups de varlope.

On comprend la sympathie et l’estime dont des hommes comme Châteaubriand, de Pongerville, Soumet, Béranger, et d’autres savants illustres, honorèrent cet artisan aux mœurs pures, ce poète à la Muse sincère, sentimentale et douce, qui, sans leçons, et sans autres guides que son imagination, sa conscience honnête et la lecture de quelques poètes d’élite, était arrivé à produire des œuvres remarquablement belles.


Alexis Durand était doué d’une imagination saine, ardente, et des plus impressionnables.

Comme tous les vrais poètes, il se passionnait pour le beau, le grand, merveilleux. Les vastes horizons, les pics neigeux des hautes montagnes, le spectacle imposant de la mer en furie, le vent d’orage gémissant dans les gorges de la forêt et courbant les cimes des vieilles futaies, toutes les sublimités de la nature, en un mot, le plongeaient dans de délicieuses extases, et procuraient à son âme une jouissance infinie qu’il savait rendre en des vers mélodieux et souvent admirables.

Il poussait jusqu’au fanatisme son culte pour Fontainebleau, et surtout pour « sa forêt » qui occupa une si grande place dans sa vie de poète et de rêveur.

Il l’aimait comme Ossian, ce barde écossais qu’il imite parfois, aimait ses montagnes abruptes et ses torrents écumeux du Scotland ; comme Pétrarque aimait sa Laure, comme notre grand Châteaubriand aimait sa mer bretonne et les bruyères de l’antique Armorique. Son amour déborde à chacun de ses Chants.

Belle et noble passion que celle-là !… heureux l’homme qui s’éprend ainsi du coin de terre qui l’a vu naître !… Celui-là, on peut en être certain, sera toujours prêt à le défendre !…

Le poète Fontainebléen a laissé deux œuvres remarquables :

La Forêt de Fontainebleau, poème en quatre chants, et Le Château de Fontainebleau, poème en quatre esquisses, plus un Indicateur de la forêt[4].

Ces deux poèmes sont l’expression naturelle de son âme chaude et poétique ; on sent en les parcourant combien l’auteur était épris de son sujet. Il y fait preuve de réelles qualités littéraires, et l’on n’y rencontre que de légères et rares imperfections. Son style, en général, est clair, rapide, élégant. Ses pensées sont élevées et empreintes, çà et là, d’une philosophie douce et persuasive.


Dans ses Esquisses, le poète passe en revue ceux de nos rois qui ont fait de Fontainebleau leur résidence favorite.

Les portraits qu’il en trace sont fidèles, réussis. Disons cependant que celui de François Ier s’écarte quelque peu de l’opinion générale ; il nous paraît trop sévère.

Nous avons quelque raison de croire qu’Alexis Durand s’est inspiré, pour dépeindre ce souverain, de l’œuvre théâtrale de Victor Hugo, qui était l’un de ses modèdèles préférés. Il eut mieux valu, à notre avis, qu’il ne s’inspirât que de sa conscience.

Il y avait deux hommes dans François Ier, l’un qui s’amusait, c’est vrai ; mais l’autre qui était plein de majesté, vaillant à l’excès, chevaleresque, ami et protecteur des lettres, des sciences, des arts, et de leurs illustres représentants.

Ne leur a-t-il pas donné cette vigoureuse impulsion qui a été si féconde en heureux résultats ? N’est-ce pas à lui que la France doit, d’être devenue la première, ou tout au moins l’une des premières nations artistiques du monde ?…

Le roi, qui ne s’amusait pas toujours, et qu’on voyait souvent, de grand matin, dans les cours, ou dans les galeries du château de Fontainebleau, mêlé à toute une colonie d’artistes de tous les pays, et de manouvriers à qui il donnait des ordres, n’avait reculé devant aucun sacrifice pour qu’il en fût ainsi.

Entre ces deux natures, le choix de tout écrivain consciencieux ne doit pas s’égarer.

Dans la même esquisse, Alexis Durand loue sans réserve Henri IV qui, par son caractère et son tempérament, ressemblait fort cependant à François Ier. Il y avait également deux hommes bien distincts dans le Béarnais, l’un qui s’amusait, et qui n’avait pas plus que le vainqueur de Marignan les vertus de Saint-Louis ; l’autre bon, vaillant, chevaleresque, qui, de concert avec le sage Sully, travaillait sans cesse à la grandeur de la France et au bonheur de son peuple.

Il est visible que, pour ce monarque, le poète a suivi sa propre inspiration.

De même pour Napoléon Ier. Alexis Durand voyait en lui deux hommes tout différents. L’un — le vainqueur de l’Europe — qu’il admirait et dont il parlait beaucoup ; l’autre — le César — qu’il n’aimait pas, mais dont il parlait à peine. Par un sentiment délicat de patriotisme raisonné, il a su taire le côté fâcheux en souvenir des jours de gloire. L’enfant du peuple, l’honnête ouvrier de Fontainebleau donne ici, sans le vouloir, une lecon de tact et de modération au grand poéte qui a écrit : « le Roi s’amuse ».

Enfin, dans ses Esquisses, le chantre du Château consacre quelques vers élogieux au roi Louis-Philippe à qui la France a dû une ère de paix et de prospérité ; et il le loue d’avoir été, aprés Francois Ier, le souverain qui a le plus contribué aux embellissements du château.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Non, ma lyre pour toi ne sera pas muette,
Philippe, sage roi, philosophe éclairé ;
Oh ! dans ce beau royaume aux passions livré,
Si le règne des lois fut sonvent éphémére,
C’est que, prompt à voler de chimère en chimère,
Le Peuple, jusqu’au jour du sanglant thermidor,
A pris la liberté pour la poule aux œufs d’or.
Prince, à ta politique aisément on devine
Le brillant avenir de la vierge divine.


En résumé, les œuvres poétiques d’Alexis Durand sont belles, sérieuses, durables.

Elles renferment des récits intéressants, des vers d’une puissante facture, sonores, harmonieux ; des pensées heureuses, des rimes généralement riches, et des descriptions touchées de main de maître. Il en est de ces dernières que ne désavoueraient pas nos poètes de premier ordre. Et disons, à son honneur, que sa modestie égalait son talent, ainsi que l’attestent les vers suivants :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Oh ! si j’osais prétendre à ce dernier rayon,
Dont le ciel anima les Muses d’Albion !
Si dans mon infortune un aimable génie
Daignait de mes accords seconder l’harmonie !
Au maître, au créateur de ce bel Univers,
Avec ravissement consacrant tous mes vers,
J’irais, je chanterais sur ma lyre inspirée,
Cette voix qui du haut de la voûte azurée
Commande au vaste empire et dirige le cours
Du torrent impétueux, et des nuits et des jours.
Mais, pareil à ces fleurs dont l’agreste nature
Orne le sol ingrat d’un vallon sans culture,
Mes chants mélodieux résonnent au hazard
Simples comme au hameau sans parure et sans art.

Certes ! c’est pousser la modestie un peu loin. Il nous semble, au contraire, que ses vers, pour ne parler que de ces derniers, sont fort élégamment parés.

Le chant III de la Forêt renferme un vers peu flatteur pour le chef-lieu de Seineet-Marne. L’auteur y dit en parlant de Melun :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et l’antique cité qui, du temps des Romains,
Abandonna son camp sans en venir aux mains.

C’est là une interprétation erronée du texte de Jules César, une erreur historique qu’il importe, pour l’honneur de Melun, de ne pas laisser subsister.

Les habitants de l’antique Cité se sont trop vaillamment comportés dans les terribles sièges qu’elle eut à soutenir, pour que leur bravoure puisse être mise en doute un seul instant.

J. César dit bien dans ses Commentaires :

« À la vue d’environ 50 barques rassemblées à la hâte et chargées de soldats, les habitants, dont le plus grand nombre avaient été appelés à la guerre, furent si épouvantés de cette nouvelle irruption, qu’ils laissèrent occuper la ville sans résistance. »

Bien que le conquérant des Gaules n’ait relaté ce fait que brièvement, son texte n’en est pas moins très explicite, et son interprétation facile.

Ces 50 barques, trouvées sur la rive gauche de la Seine, prouvent suffisamment que les hommes valides, en état de porter les armes, n’étaient plus là ; qu’ils avaient été, comme César le dit lui-même, appelés à la guerre, et qu’il n’était resté dans Melodunum que les femmes, les enfants et les vieillards. Ses guerriers se trouvaient alors entre la Bièvre et la Seine, dans les plaines de Vaugirard, réunis aux forces de Camulogène.

On s’explique donc aisément que la population restée dans la place, et hors d’état de la défendre, ait été prise de panique à la vue de cette nouvelle irruption des Légions romaines, et qu’elle n’ait pas tenté de s’opposer au passage de Labiénus.

Toute résistance de sa part eut été insensée, et n’eut abouti qu’à livrer des êtres faibles, et privés de tout secours, à la merci d’une soldatesque surexcitée qui se fut portée contre elle à toutes sortes d’excès.

C’est là, croyons-nous, l’interprétation la plus rationnelle qu’il convient de donner au texte de Jules César.

Henri Martin, que nous entretenions un jour de ce fait, était absolument de notre avis.

Le second poème d’Alexis Durand, Le Château, renferme des pages d’un vif intérêt et d’une éloquente poésie ; il en est qu’on voudrait pouvoir citer toutes entières.

Le portrait suivant, que le poète fait d’Henri IV, dans sa 1re Esquisse, est des plus gracieux et des mieux réussis :

D’où vient qu’il est absent ? Il aimait ce séjour ;
C’est lui qui fit percer ces arcades à jour
Qui décorent si bien cette large terrasse.
Aussitôt qu’il avait déposé la cuirasse
Il visitait ces lieux, s’égarait dans nos bois
Honorait le foyer du pauvre villageois
Cachait son rang, buvait, assis sur la bancelle,
Charmait de ses propos l’aimable jouvencelle
Et pour la rassurer riait de son effroi,
Quand la Cour, aux flambeaux, venait chercher le roi.
En mille occasions sa bonté fut extrême,
Il aimait l’indigent ; moi, qui le suis, je l’aime ;
Car ce roi vraiment roi, ne fut point à demi,
Galant homme, guerrier, père, fidéle ami.

(Esquisse Ire, page 20.)

Plus loin, le poète décrit en des vers exquis, d’une rare élégance, un lever de soleil sur la forêt. On croirait lire une page des « Méditations poétiques » de Lamartine :

Le jour naissait ; le ciel, le silence et les ombres,
Fuyaient à l’Occident moins paisibles, moins sombres.
Déjà l’aube éclairait l’oriental bandeau
Des reflets chaleureux du céleste flambeau.
Fleuve de rose et d’or qu’un merveilleux mystère
Fait briller chaque jour aux bornes de la terre.

Et qui, traçant dans l’air de lumineux chemins,
Se déborde à flots purs sur le front des humains.
Donne à tout une forme, un mouvement, une âme,
Inonde l’Univers de ses rayons de flamme
Et verse la rosée aux bois, aux champs, aux fleurs.

(Esquisse II, page 43.)

Comme Jean Reboul, le boulanger-poète de Nîmes, avec lequel il eut des relations suivies, Alexis Durand affirme sa croyance en la Divinité. Sa Muse aime à chercher à travers l’immensité, et dans les harmonies des merveilles de la Création, cet Être suprême, mystérieux, qui dirige les mondes et qui, bien que voilé aux regards des humains, se révèle sans cesse à eux par la sublimité de ses œuvres.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mais je l’aime surtout ce palais où nous sommes,
Depuis qu’un nouveau culte a passé chez les hommes ;
Ici je puis au moins rêver en liberté,
À l’hommage qu’on doit à la Divinité,
Et soit que j’erre au front des hauteurs solennelles,
Trône de la pensée où l’âme prend des ailes ;
Soit que rendant le calme à mon esprit confus,
Je rêve solitaire au fond des bois touffus ;
Que j’admire le ciel, que j’effeuille une rose,
Toujours en mon cerveau la même idée éclose
A pour objet Dieu, l’âme et la religion..

(Esquisse II, page 56.)

Dans sa 3e Esquisse, que nous considérons comme sa meilleure, le poète chante, en des vers vigoureux, qui démontrent ses merveilleuses aptitudes pour le genre épique, un tournois qui eut lieu à Fontainebleau sous François Ier.

Sa description est remarquablement belle, mouvementée, saisissante.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Muse, élève ton vol, bientôt les cœurs vont battre.
Quand tous les chevaliers furent prêts à combattre,
Une voix s’écria : Partez !! Au même instant
Volent comme emportés par un foudre éclatant
Les rapides coursiers que l’éperon dévore ;
Leur course fait au loin gémir l’écho sonore.
Mais à l’heure terrible où ces masses d’airain
Vinrent, d’un rude choc ébranler le terrain,
L’explosion mêlée aux bruyantes fanfares,
Dont la rauque harmonie ornait ces jeux barbares,
Fut telle qu’on crût voir, en ces tristes moments,
Le palais s’écrouler jusqu’en ses fondements.
D’abord on ne vit pas, tant l’arène était noire,
Les bienheureux à qui souriait la victoire.
Mais quand un peu de calme et le vent orageux
Eurent chassé de l’air ce nuage fangeux,
Alors on découvrit la plus étrange scène :
L’un sans casque, un second pâle, décuirassé,
Un autre tout sanglant, grièvement blessé,
Et bravant, irrité de l’affront qu’il abhorre,
Le choc des cavaliers qui combattaient encore.
Le sol était couvert de lances et d’écus.
Quand, pour venger les siens loyalement vaincus,

La réserve s’élance avec force, avec rage,
Avec l’agilité d’un tourbillon d’orage ;
Et cette fois les chefs, ainsi que des lions
Ardents et déchainés, guident les bataillons.
En exploits désastreux la mêlée est profonde ;
Tels au sein des rochers grondent les flots amers,
Quand Éole en courroux a soulevé les mers.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Quand ils eurent levé l’acier qui les déguise
On reconnut d’Enghien, Montmorency, de Guise,
Robert, Montluc ; alors une commune voix
Les invite à nommer la reine de leur choix.
Et belles de sourire à ce titre éphémére,
Pas une qui ne veuille en goûter la chimère.
Le Conseil éteignit cette rivalité
En nommant Angéline[5] à l’unanimité.
Le peuple en est ravi ; le monarque lui donne
Les rênes du coursier, le glaive, la couronne,
Et lui dit : “ Sur ma foi, chez les faibles humains,
Nul ne fut couronné par d’aussi belles mains ”.

(Esquisse III, page 98.)

Le vieux soldat de Leipsick, l’ancien sous-officier de hussards, qui revenait à Fontainebleau en 1814, quand Napoléon fit ses adieux à sa Garde, ne pouvait manquer d’accorder sa Lyre pour chanter cette douloureuse séparation. Il l’a fait avec son cœur, et a su trouver des accents pathétiques et d’un puissant lyrisme.

Son récit est d’une exactitude d’autant plus rigoureuse qu’il fut un des témoins de cette scène épique. On lit, en effet, dans une des notes de sa 3e Esquisse : « Quand Napoléon monta dans sa voiture, l’assemblée vivement émue, ne voyait pas à l’angle droit, et à l’intérieur de la grille, un pauvre soldat, son bonnet de police à la main, et sa pelisse de hussard tout humide de la pluie fine qui voltigeait dans l’air ; ce soldat était aussi de la Garde ; ses larmes ont coulé de concert avec celles de tant de héros ! Ce soldat, cet enfant de la vieille armée : c’était moi ! lecteurs, jugez si je dois m’en rapporter à d’autres sur le soin de décrire ce triste jour. »

Des poètes et des historiens ont décrit, depuis, ces tristes adieux mais aucun ne l’a fait dans des termes plus émus qu’Alexis Durand. Voici un extrait de son poème que nous regrettons, vu l’exiguïté de notre cadre, de ne pouvoir citer intégralement :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Grille, cour des Adieux, vaste palais, tribune,
Qui vîtes s’achever cette grande infortune,

Daignez m’en rapporter le moindre souvenir,
Toi surtout vieux gradin sacré pour l’avenir
Qui du haut de son trône a vu tomber l’archange.
Mais, que dis-je ? est-ce à moi vermisseau dans la

[fange,

D’oser peindre en sa chute un guerrier si fameux ?
D’autres l’ont bien osé, je puis l’oser comme eux.
Moi, qui mieux né, peut-être aurais été son barde ;
Moi, qui sorti du peuple, et dans sa vieille garde,
De l’Elbe à Montmirail, ai suivi tous ses pas ;
Moi, qui l’admirais tant et qui ne l’aimais pas !
Qu’importe ! j’ai choisi la vérité pour Muse…
Quiconque a de ce jour vanté l’éclat s’abuse !
Bien qu’avril eut des fleurs et des épis nombreux
L’air était froid, le jour indécis, ténébreux,
Le sol était humide et le ciel demi-sombre,
D’un pluvieux brouillard à peine éclairait l’ombre.
Le soleil d’Austerlitz avait dans son essort
D’un sinistre bandeau voilé ses rayons d’or.
Dės l’aube, cependant la Garde au front sévėre,
Pour son derier hommage au dieu qu’elle révère,
Muette, l’arme au bras, couvre la vaste cour ;
Si brave, si terrible, et subir un tel jour
Sans broyer en mourant une horde flétrie !
Pénible dévouement, tu sauvas la Patrie !
Tandis que chacun rêve, un noir et lourd marteau,
Réveille douze fois le timbre du château.
Dans nos cœurs abattus le son vibrait encore
Quand au seuil élevé qu’un monument décore.
Napoléon paraît… non plus comme autrefois
Fougueux, créant d’un geste, ou renversant les rois ;
Mais sombre, mais troublé ! tel qu’un lion sauvage
Que la ruse a flétri du joug de l’esclavage,

Et qui doit le briser de son prochain effort.
C’est l’ange foudroyé qui tombe aux sombres bords.
Il vient jusqu’à nos rangs, tristement nous regarde,
Et dit à haute voix : « Adieu ! ma vieille garde !
J’ai, vingt ans au combat, guidé votre valeur
Et je vous vis toujours au chemin de l’honneur,
De l’Europe sur moi j’ai vu tomber l’orage ;
Des généraux français ont manqué de courage,
Et la France elle-même a trahi son devoir,
Avec vous je pourrais, conservant mon pouvoir,
Être longtemps encor vainqueur de ville en ville,
Mais périsse à jamais la discorde civile !
Ne plaignez pas mon sort, ô soldats généreux !
Il sera fortuné si vous êtes heureux.
Je pouvais, en brisant de fragiles entraves
Mêler, à Montereau, mon sang au sang des braves.
Mais je dois vivre, et veux avec fidélité,
Transmettre nos exploits à la postérité.
Dociles à vos chefs, sans crainte, sans envie,
À la France, à son roi, dévouez votre vie.
Je ne puis vous presser en ce moment fatal,
Mais j’embrasserai l’aigle et votre général.
Général, approchez ! et toi, drapeau fidèle,
Que ce baiser s’imprime à ta gloire immortelle !
Adieu donc ! ô guerriers toujours exempts d’effroi.
Mes braves ! mes amis ! adieu ! pensez à moi !! »
Il nous fait signe alors de reposer les armes,
Et la Garde, ces preux tant de fois triomphants,
Tristes, pleuraient ainsi que de faibles enfants !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .



Alexis Durand est aussi l’auteur de Poésies fugitives où l’on retrouve les mêmes qualités qui distinguent ses deux principaux poèmes.

On éprouve une réelle satisfaction en lisant les œuvres de cet enfant du peuple, si sympathique, si original ; de ce poète au labeur tenace, à l’esprit droit, à l’âme pure, à la muse sentimentale et patriotique, à qui il n’a manqué pour acquérir plus de célébrité, que le temps d’écrire, et un peu moins de modestie.

Chartrettes, le 5 décembre 1887.


(Extrait du Dictionnaire biographique et anecdotique des personnages illustres nés dans la Brie, de M. Ch. Rabourdin. — Manuscrit.)




Fontainebleau. — Maurice Bourges, imp. breveté
  1. Les familles Pallet, Jules Glaudin, Alfred, Paul et Charles Pouyé.
  2. Né rue Basse (aujourd’hui rue du Château) et décédé Grande-Rue, no 125 (aujourd’hui no 123, maison Moucheux), dans un immeuble qu’il avait acheté avec ses modestes économies.

    Il était cousin du Conventionnel Geoffroy, lui aussi menuisier et entrepreneur du Palais de Fontainebleau.

  3. Comme nous l’avons dit dans l’Abeille de Fontainebleau du 20 mai 1897, Durand assista aussi à Waterloo.
  4. Il faut ajouter à ces trois volumes Napoléon à Fontainebleau, publié peu de temps avant la mort de l’auteur et le Manuscrit que possède la bibliothèque de la ville.
  5. Pseudonyme sous lequel l’auteur désigne Diane
    de France.