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Alexis de Tocqueville et la science politique au XIXe siècle

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ALEXIS DE TOCQUEVILLE
ET
LA SCIENCE POLITIQUE AU XIXe SIECLE

Œuvres et Correspondance inédites, publiées et précédées d’une notice par M. G. de Beaumont. Paris 1861.

À toutes les grandes époques de liberté intellectuelle, on a vu la philosophie s’unir à la politique, lui prêter ou en recevoir des lumières. Il en a toujours été ainsi chez les anciens, au moins dans les beaux jours et jusqu’au moment où les études politiques furent rendues tout à fait vaines et inutiles, en Grèce par la conquête romaine, à Rome par la perte de la liberté. Dans les temps modernes, cette alliance commence à se renouer vers le XVIe siècle ; elle se resserre en Angleterre au XVIIe. La politique des Stuarts et la politique de 1688 y ont chacune son théoricien, l’une dans l’auteur du Léviathan, l’autre dans l’auteur de l’Essai sur le gouvernement civil ; mais c’est surtout en France, au XVIIIe siècle, que l’union de la politique et de la philosophie a été brillante et féconde : Montesquieu, Rousseau, Turgot, Condorcet, en sont les témoignages les plus éclatans, mais non pas les seuls. Après la révolution, le même mouvement continue : Destutt de Tracy, Bonald, de Maistre, Royer-Collard, Lamennais, M. Guizot, M. Cousin, M. de Rémusat, M. Rossi, sont tous, à des degrés divers, philosophes et publicistes, et leur philosophie contient les principes de leur politique. Enfin, parmi ces nobles esprits, il faut placer au premier rang l’illustre publiciste enlevé à la France il y a deux ans, et dont les œuvres et la correspondance inédites viennent d’être données au public par les soins d’une amitié fidèle et religieuse. M. de Tocqueville, à la vérité, n’était pas un philosophe, et il avoue lui-même qu’il avait peu de goût pour la métaphysique ; mais il possédait au plus haut degré et pratiquait merveilleusement la méthode philosophique : il avait cet esprit de réflexion et de généralisation qui, partout dans les faits particuliers, cherche et découvre les lois générales. D’ailleurs, s’il goûtait peu la philosophie savante, il portait en lui-même une philosophie naturelle, non systématique, mais toute vivante, et partout présente dans ses écrits, la philosophie de l’âme, de la dignité humaine, de la liberté. Ce n’est pas faire violence à ses opinions et à ses sentimens que de le réclamer comme un politique spiritualiste et comme un politique philosophe.

Les deux volumes d’écrits posthumes que vient de publier M. de Beaumont, en y joignant une belle et touchante notice, sont du plus vif intérêt ; ils complètent l’idée que l’on se faisait déjà de cet ingénieux et noble esprit, et ils y ajoutent. L’éditeur a fait le choix le plus sévère parmi les papiers de l’auteur, et n’a publié que ce qu’il eût publié lui-même. Dans la correspondance, il s’est contenté, avec une discrétion peut-être excessive, de nous donner les appréciations politiques qui pouvaient avoir un caractère général, et il a réservé pour un autre temps les lettres qui touchent de trop près aux événemens contemporains. Grâce à ce choix scrupuleux, la correspondance plane au-dessus des hommes et des choses dans la pure et libre atmosphère de la philosophie politique : elle semble presque avoir le désintéressement de la science avec la chaleur et le mouvement de la vie. Cette correspondance d’ailleurs, dans ce qu’elle a d’intime et de personnel, est une des lectures les plus attachantes : elle nous procure un plaisir doux, noble, tempéré, non sans mélange de tristesse. En quelques instans, vous y embrassez toute une vie : adolescence, jeunesse, maturité, passent et disparaissent devant vous avec la rapidité de l’éclair ; puis tout à coup cette vie, qui eût pu être pleine de jours, est interrompue, sans qu’on puisse dire pourquoi elle a cessé à tel moment plutôt qu’à tel autre. Cette page est encore imprégnée du parfum de la première jeunesse ; elle est fraîche et riante comme une journée de printemps ; la page suivante est déjà plus réfléchie, mais une certaine ardeur curieuse et intrépide, la recherche du nouveau et de l’inconnu, l’espoir de la renommée, témoignent que le foyer intérieur est plein de flamme et de lumière. Viennent ensuite les désirs plus tempérés, l’amour de l’intérieur, de la douce vie domestique, puis la passion d’agir, de conquérir, de se faire sa place dans la vie réelle, la grande et noble ambition, puis les déceptions, les combats, les tristesses, les chutes, les désespoirs des croyances trompées ; enfin les fruits d’arrière-saison, les retours de bonheur, quelques sourires de la gloire, et, pour couronner tout cela et comme dernier mot de l’énigme, la mort, la mort au sein de l’amitié, à côté de l’épouse chérie, sous un beau ciel, mais enfin la mort prématurée, étouffant mille pensées dans leurs germes, coupant court à tous les problèmes et à toutes les questions, et enlevant au mouvement du monde une âme qui l’embellissait et qui l’honorait. Voilà ce qu’un regard, même distrait, peut embrasser en quelques heures en parcourant cette correspondance. Cette vie, si pleine qu’elle fût, n’est qu’un atome dans notre propre vie, qui elle-même n’est qu’un atome.

D’autres ont dit ou pourront dire encore ce qu’a été cet homme rare, dont la vie a prouvé si éloquemment cette vérité consolante, que l’on peut avoir de l’âme sans manquer d’esprit. Il appartient à ceux qui l’ont intimement connu de peindre avec fidélité cette nature fine et noble, fière et timide, affectueuse et concentrée, qui unissait l’énergie à la tendresse, et n’avait qu’une seule passion exagérée, la passion de la perfection et de la grandeur. Une tâche moins riante, mais non moins utile, nous est réservée : c’est d’étudier la doctrine politique de M. de Tocqueville, de recueillir ses principales pensées, d’en montrer le lien, et, s’il est possible, d’en fixer la valeur. C’est ce que nous ferons en nous servant des élémens nouveaux réunis par M. de Beaumont, non sans recourir aux livres depuis longtemps connus.


I

Lorsque M. de Tocqueville aborda la science politique, un très grand nombre d’écoles ou plutôt de partis contraires et hostiles se partageaient l’empire des esprits. Le jeune publiciste se fit remarquer tout d’abord par son désintéressement et sa neutralité entre toutes ces écoles opposées. Nulle part il n’engage de polémique contre aucune d’entre elles, et il semble presque les ignorer toutes. C’était l’homme qui oubliait le plus les pensées des autres pour se concentrer dans les siennes. « Il faut rester soi, » disait-il. Cette méthode est sans doute très favorable à l’originalité. On pourrait croire seulement qu’elle est funeste à la largeur des vues, et doit conduire à une doctrine étroite. C’est là un écueil que M. de Tocqueville a su éviter. Peu d’esprits ont su concilier avec une semblable impartialité les idées les plus diverses et en apparence même les plus opposées.

La méthode qu’il appliqua est la méthode d’observation. M. de Tocqueville n’appartient pas à la classe des publicistes logiciens, tels que Hobbes, Spinoza ou Rousseau, mais à celle des publicistes observateurs, Aristote, Machiavel, Bodin et Montesquieu. Il y a deux manières d’observer en politique, — l’observation directe des choses présentes et l’étude du passé, c’est-à-dire l’histoire. Presque tous les grands publicistes observateurs ont été historiens. C’est là ce qui a manqué à Tocqueville, au moins dans son livre de la Démocratie. Il n’emploie que la première méthode, l’observation directe, et le manque absolu de comparaisons historiques est l’une des lacunes de son ouvrage. Plus tard, il a essayé de corriger ce défaut de son éducation première, et il était arrivé sur l’ancien régime à une érudition assez fine et assez rare, mais trop récente, et par conséquent toujours un peu incertaine. Au reste, ce défaut a ses compensations. La vue de l’auteur, moins distraite par les souvenirs historiques, est plus nette et plus décidée. Je me garde bien de comparer la Démocratie en Amérique à l’Esprit des Lois. Cependant il faut avouer que, dans le livre de Montesquieu, le nombre des faits et la masse des matériaux nuisent un peu à l’unité et à la clarté de l’ensemble. C’est une admirable analyse, qui n’a pas eu le temps de trouver sa synthèse. L’ouvrage de la Démocratie, dans des proportions moindres, a plus d’unité. L’auteur n’a pas vu autant de choses que son illustre maître, mais il a généralisé celles qu’il a vues. Dans l’Esprit des Lois, il y a en quelque sorte plusieurs ouvrages, dont chacun, pris à part, est un chef-d’œuvre, mais qui, réunis, forment un tout assez discordant, dont on discerne difficilement le centre et les limites.

M. de Tocqueville est un observateur, mais ce n’est pas un statisticien : il n’aime pas le fait pour le fait, il n’y voit que le signe des idées. Pour lui, rien n’était isolé, tout fait particulier s’animait, parlait, prenait une physionomie et un sens. Il aimait passionnément les idées générales, mais il les dissimulait si bien qu’un Anglais, auteur d’un livre intéressant sur les États-Unis, lui disait : « Ce que j’admire particulièrement, c’est qu’en traitant un si grand sujet, vous ayez si complètement évité les idées générales. » Il ne les évitait pas, loin de là ; mais il cherchait autant que possible à les incorporer dans les faits. D’ailleurs ses vues n’avaient jamais qu’un certain degré de généralité, et restaient toujours suspendues à peu de distance des faits et de l’expérience. Elles étaient ce que Bacon appelle des axiomes moyens, et non des axiomes généralissimes. C’est en cela surtout qu’il était original et se distinguait des autres esprits de son temps. À cette époque en effet, on avait le goût de la plus haute généralité possible dans l’interprétation des faits humains. C’était le temps de la philosophie de l’histoire, de la palingénésie sociale ; on expliquait les lois de l’humanité par les rapports du fini et de l’infini ; on traduisait Vico et Herder ; on se demandait si le monde marchait en ligne droite, en ligne courbe ou en spirale. C’est une chose remarquable de voir Tocqueville, si jeune alors, échapper à cette tentation, et retenir sur cette pente son esprit si généralisateur. Lui-même signale quelque part avec esprit cette maladie de ses contemporains. « J’apprends chaque matin, en me réveillant, dit-il, qu’on vient de découvrir une certaine loi générale et éternelle dont je n’avais jamais ouï parler jusque-là. Il n’est pas de si médiocre écrivain auquel il suffise, pour son coup d’essai, de découvrir des vérités applicables à un grand royaume, et qui ne reste mécontent de lui-même, s’il n’a pu renfermer le genre humain dans le sujet de son discours. »

Le point de départ des études de M. de Tocqueville semble avoir été ce mot célèbre de M. de Serres : « La démocratie coule à pleins bords. » Il a cru que la révolution démocratique était inévitable, ou plutôt qu’elle était faite, et au lieu de raisonner a priori sur la justice ou l’injustice de ce grand fait, il a pensé qu’il valait mieux l’observer, et, laissant à d’autres le soin de l’exalter et de la flétrir, il s’est réservé de la connaître et de la comprendre. Ce fut cette impartialité d’observation qui étonna et séduisit à la fois dans le livre de la Démocratie en Amérique. On admirait sans comprendre. Tocqueville se plaignait agréablement à M. Mill de ce nouveau genre de succès. « Je ne rencontre, disait-il, que des gens qui veulent me ramener à des opinions que je professe, ou qui prétendent partager avec moi des opinions que je n’ai pas. »… « Je plais, a-t-il dit encore, à beaucoup de gens d’opinions opposées, non parce qu’ils m’entendent, mais parce qu’ils trouvent dans mon ouvrage, en ne le considérant que d’un seul côté, des argumens favorables à leur passion du moment. »

L’entreprise originale de M. de Tocqueville a donc été de considérer la démocratie comme un objet, non de démonstration, mais d’observation, et si l’on veut repasser dans son souvenir les noms des plus grands publicistes modernes, on verra qu’il n’y en a pas un qui ait eu cette idée et qui ait accompli ce dessein. La plupart sont des systématiques et des logiciens qui font, ou des constructions a priori ou des plaidoyers : ils défendent ou condamnent la démocratie d’après certains principes généraux ; mais pas un n’a étudié la démocratie comme un fait, et cela d’ailleurs par une raison très manifeste, c’est que ce fait n’existait pas encore, au moins sur une grande échelle. Quant à Montesquieu, le plus grand observateur politique des temps modernes, il n’a vraiment étudié de près que deux grandes formes politiques, la monarchie et le gouvernement mixte. Pour la démocratie, il ne l’a vue qu’en historien et dans l’antiquité. On n’a pas assez remarqué que sur les républiques anciennes ce sage politique a exactement les mêmes idées que Mably et que Rousseau : ce qu’il appelle la république n’est pour lui qu’un rêve des temps antiques ; il n’a eu aucun pressentiment de la démocratie moderne. C’est comme observateur pénétrant et attentif de cette démocratie que nous apparaît surtout M. de Tocqueville.

La principale erreur des partisans passionnés de la démocratie est de considérer cette forme de société comme un type absolu et idéal qui, une fois réalisé ici-bas, donnerait aux hommes le parfait bonheur. Il n’en est pas ainsi : la démocratie est un fait humain, et, comme tous les faits humains, mélangé de bien et de mal. Il faut voir à la fois l’un et l’autre, afin d’être en mesure d’accroître l’un et de diminuer l’autre. En outre, les choses ne se développent jamais dans la réalité telles que la spéculation pure les a conçues a priori. Les apôtres de la démocratie en 93 voulaient faire une république Spartiate fondée sur la pauvreté, la frugalité et la vertu, et au contraire la société sortie des ruines qu’ils ont faites est une société d’industrie, de bien-être et de luxe. On pourrait trouver d’autres exemples non moins remarquables des démentis donnés par les faits à la théorie. Il y a donc une grande différence entre une société rêvée et une société réalisée ; il ne suffit pas de se demander comment les choses doivent être, il faut voir encore comment elles sont. Les démocrates modernes parlent sans cesse de la foi démocratique, de la religion démocratique. La foi est sans doute une chose excellente dans l’ordre surnaturel, mais ici-bas elle n’est pas trop à sa place. Il ne suffit pas de croire, il faut comprendre. L’action peut avoir besoin d’aveuglement et d’illusion ; mais la science ne se nourrit que de vérité. Tocqueville ne s’est pas contenté de croire à la démocratie, il a voulu la comprendre, et par là il s’est assuré un nom durable dans la philosophie politique.

Que faut-il entendre par démocratie ? Il y a deux faits principaux auxquels on peut ramener la démocratie : l’égalité des conditions et la souveraineté du peuple. Le premier de ces faits constitue la démocratie civile, le second la démocratie politique. Ils peuvent ne pas se rencontrer ensemble, ou se rencontrer dans des proportions inégales. On conçoit une certaine égalité de conditions, sans aucun mélange de souveraineté populaire : c’est ce qui a lieu dans les monarchies asiatiques, où tous sont égaux, excepté un seul, Il y a même eu d’autres états où le peuple était considéré comme souverain, mais où il n’est intervenu qu’une fois pour décerner à un seul le pouvoir absolu, ne se réservant plus rien pour lui-même. Dans certaines sociétés démocratiques, l’égalité des conditions s’unit à l’inégalité politique. Dans d’autres sociétés, il peut y avoir plus d’égalité politique que d’égalité civile. Ainsi la séparation ou la réunion de ces deux faits élémentaires peut donner lieu aux combinaisons les plus différentes ; mais en général ils tendent à se rapprocher l’un de l’autre : l’égalité civile amène l’égalité politique, et réciproquement Or ce progrès a atteint son terme en Amérique : c’est là que vous voyez à la fois une extrême égalité civile (esclavage à part) et une extrême égalité politique. C’est là que la démocratie a atteint son extrême limite, et jusqu’ici ses dernières conséquences : c’est donc là, toutes réserves faites, qu’on la peut le mieux étudier.

La démocratie ainsi définie, quels en sont les effets ? Quels sont les biens et les maux qu’elle est capable de procurer aux hommes ?

Le plus grand bien de la démocratie, suivant M. de Tocqueville, celui qu’elle produit certainement, c’est le développement du bien-être. Certains économistes, même libéraux, Sismondi par exemple, ont pu le contester, au moins pour la France, et soutenir que la révolution a plutôt nui qu’aidé au bien-être des populations ouvrières. Les économistes anglais de leur côté sont presque tous d’accord pour prétendre que les institutions aristocratiques sont plus favorables au bien-être des masses. C’était en particulier l’opinion de M. Senior, l’un des amis et l’un des correspondans de Tocqueville ; mais celui-ci s’opposait de toutes ses forces à cette prétention, et affirmait que, dans la constitution anglaise, le bien du pauvre est sacrifié à celui du riche. Il reconnaissait que, dans les sociétés démocratiques, les lois ne sont pas toujours les meilleures possible. L’art de faire les lois est un art difficile que les sociétés démocratiques ne possèdent que rarement. De plus, les lois y sont instables : on les change sans cesse, sans attendre même qu’elles aient produit leur effet ; les gouvernans n’y sont pas toujours les plus éclairés, ni même parfaitement honnêtes, parce qu’ils sont souvent besoigneux. Toutes ces causes diverses exercent une action fâcheuse sur le gouvernement de la démocratie. Et cependant la tendance générale et constante de ce gouvernement est le bien-être du plus grand nombre. Les lois sont faites par ceux-là mêmes qui doivent en profiter ; les fonctionnaires n’ont qu’accidentellement des intérêts contraires à ceux du public ; au fond, leurs passions et leurs besoins sont identiques. Il y a donc, malgré les déviations, les temps perdus, les erreurs passagères, les dépenses inutiles, une résultante favorable au bien public. Au nombre de ces biens chaque jour répandus sur un plus grand nombre d’individus, il faut mettre au premier rang le développement de l’intelligence, la diffusion des lumières. Les démocraties peuvent être inférieures aux aristocraties pour les grands talens et les œuvres supérieures ; mais tout le monde y est plus ou moins instruit, plus ou moins éclairé.

Un des plus grands bienfaits de la démocratie, c’est la douceur des mœurs et les progrès de la sociabilité parmi les hommes. Dans les sociétés aristocratiques, toutes les classes sont séparées les unes des autres non-seulement par l’orgueil, mais surtout par l’ignorance où elles sont les unes des autres. On ne sympathise vraiment, les philosophes l’ont fait remarquer, qu’avec les sentimens qu’on a plus ou moins éprouvés soi-même. Plus les conditions sont inégales, plus il y a de manières différentes de sentir parmi les hommes, plus aussi par conséquent il leur est difficile de sympathiser entre eux : celui qui n’est pas votre égal n’est pas votre semblable. De là plusieurs couches superposées les unes aux autres dans une même société, de là l’indifférence et le dédain des classes supérieures pour les classes inférieures. Avec l’égalité, les manières perdent, il est vrai, de leur politesse ; la délicatesse, la distinction s’efface : en revanche les hommes se connaissent mieux, puisqu’ils sont sans cesse mêlés les uns aux autres. Si les classes les plus élevées perdent quelque chose de leur élégance, les plus basses perdent de leur grossièreté ; un esprit de cordialité et de familiarité, plus vulgaire, mais plus humain, remplace la politesse des anciens temps ; les mœurs deviennent plus douces et plus fraternelles. La sympathie pour les misères humaines et pour tout ce qui touche l’humanité, la curiosité et la compassion pour les races lointaines, opprimées, persécutées, l’horreur pour tout ce qui fait souffrir inutilement les hommes, le scrupule dans le choix et la mesure des peines, tels sont les traits les plus nobles et les plus relevés des sociétés démocratiques. Dans l’intérieur de la famille, la douceur et la confiance de l’affection remplacent la froide et respectueuse obéissance : moins d’autorité et plus d’amitié. « La douceur des mœurs démocratiques est si grande que les partisans de l’aristocratie eux-mêmes s’y laissent prendre, et que, après l’avoir goûtée quelque temps, ils ne sont point tentés de retourner aux formes respectueuses et froides de la famille aristocratique. Ils conserveraient volontiers les mœurs domestiques de la démocratie, pourvu qu’ils pussent rejeter son état social et ses lois ; mais ces choses se tiennent, et l’on ne peut jouir des unes sans souffrir les autres. »

Un autre effet de la démocratie, c’est de répandre dans le corps social une grande activité, un mouvement extrême. C’est là un des caractères les plus frappans des mœurs américaines. Peut-être ce caractère tient-il au génie de la race plus encore qu’aux institutions ; cependant on ne peut nier qu’en Europe les révolutions démocratiques (car elles l’ont été toutes plus ou moins) n’aient provoqué également un grand esprit d’entreprise et une extrême activité en tout genre. Si l’on demande à quoi cette activité est bonne, on peut répondre d’abord qu’elle est bonne à répandre dans la société plus de bien-être, plus d’instruction, plus de jouissances de toute espèce ; mais on peut dire surtout que l’activité est bonne par elle-même, parce qu’agir, c’est vivre. Or l’activité politique, quand elle ne se change pas en fièvre désordonnée, détermine et développe tous les autres modes d’activité, le commerce, l’industrie, l’agriculture, la science, au moins dans ses applications. À la vérité, cet effet est dû surtout à la liberté politique, qui peut se rencontrer dans des sociétés non démocratiques ; mais si l’on y regarde de près, on verra que c’est la part que les classes laborieuses ont au gouvernement de l’état qui leur donne cet esprit d’initiative et d’entreprise que nous admirons.

Tels sont les principaux avantages des institutions démocratiques. Quant aux inconvéniens et aux vices de ces institutions, Tocqueville en signale un grand nombre, tels que l’instabilité des lois, l’infériorité de mérite dans les gouvernans, l’abus de l’uniformité, l’excès de la passion du bien-être ; mais le mal décisif et générateur, celui qui produit ou envenime tous les autres, et contre lequel les états démocratiques doivent sans cesse lutter, c’est la tendance à la tyrannie.

Dans une société où toute distinction a disparu, où tous les hommes ne sont plus que des individus égaux, la seule force décisive est celle du nombre. La majorité y est donc toute-puissante et par conséquent tyrannique. La tyrannie du souverain conduit à l’arbitraire des magistrats. Ceux-ci en effet, n’étant rien par eux-mêmes, sont les agens passifs de la majorité ; ils peuvent donc tout faire, pourvu qu’ils épousent ses passions : « garantis par l’opinion du plus grand nombre et forts de son concours, ils osent alors des choses dont un Européen habitué au spectacle de l’arbitraire s’étonne encore. » Une conséquence plus grave, et la plus grave de toutes, c’est l’asservissement de la pensée. « Je ne connais pas de pays, dit Tocqueville, où il règne moins d’indépendance d’esprit et moins de véritable liberté de discussion qu’en Amérique. La majorité trace un cercle formidable autour de la pensée. Au dedans de ces limites, l’écrivain est libre ; mais malheur à lui s’il ose en sortir ! Ce n’est pas qu’il ait à craindre un auto-da-fé ; mais il est en butte à des dégoûts de tout genre et à des persécutions de tous les jours. La conséquence de cette tyrannie obscure exercée sur la pensée est une sorte de servilisme nouveau et de courtisanerie démocratique digne d’être étudiée. » Cette servitude d’un nouveau genre peut se comprendre aisément. Lorsque tous les pouvoirs intermédiaires ont été détruits, il ne reste plus que des individus dispersés et un corps immense. Quelle existence propre peuvent garder ces molécules indiscernables dans cet océan infini ? Quelle défense peuvent-elles avoir contre un pouvoir social qui a hérité de tous les pouvoirs divisés d’autrefois, et qui semble le mandataire de la société même ? Les individus, à la fois indépendans et faibles, n’ont aucun secours à attendre les uns des autres. « Dans cette extrémité, ils lèvent naturellement les yeux vers cet être immense qui seul s’élève au milieu de l’abaissement universel. » Dans les âges aristocratiques, les individus sont inégaux, mais chacun pris à part est quelque chose ; dans les âges démocratiques, les hommes sont tous égaux, mais chaque individu n’est rien. L’extrême petitesse de chacun comparé au tout décourage et désarme la force morale : il semble même que la disproportion d’une âme forte et d’une situation faible a quelque chose d’inconvenant ; on craint de jouer au héros, et, chacun se diminuant ainsi par faiblesse et par scrupule, il en résulte une diminution générale, qui, en se perpétuant et en s’aggravant de génération en génération, pourrait avoir de tristes effets. Ajoutez que l’absence de grandes fortunes constituées par la loi et l’extrême mobilité des biens sont cause que chacun est obligé d’employer toute son énergie à vivre et à se procurer un certain bien-être : or cette perpétuelle occupation n’est pas toujours très favorable à l’élévation des idées et à la noblesse du caractère. Enfin, dans la démocratie, c’est la majorité qui fait la loi et qui fait l’opinion. Malheureusement la majorité est toujours la médiocrité. Un niveau général de médiocrité s’impose ainsi aux choses de l’esprit. Le bien-être, l’utile et le frivole deviennent la règle du bien et du beau. Les sciences tournent péniblement à l’utilité ; les arts ne recherchent que le petit et le joli, quand ils ne poursuivent pas le grossier. Telles étaient les tendances démocratiques contre lesquelles se révoltaient les instincts fiers, nobles et délicats de M. de Tocqueville.

Avant lui, beaucoup d’autres avaient dit déjà que nul pouvoir humain ne doit être absolu, que la toute-puissance est en soi une chose mauvaise et dangereuse, au-dessus des forces de l’homme, que la démocratie a une tendance naturelle à devenir despotique, et qu’il faut par conséquent la tempérer, la limiter, la contenir par les lois. En reprenant ces propositions, M. de Tocqueville les entend différemment. Ce que l’école libérale appelait le despotisme de la démocratie, c’était la violence démagogique, le gouvernement brutal et sauvage des masses ; mais Tocqueville avait en vue une autre espèce de despotisme, non pas celui de la démocratie militante, entraînée par la lutte à d’abominables violences et manifestant à la fois une sauvage grandeur : non, il croyait voir la démocratie au repos, nivelant et abaissant successivement tous les individus, s’immisçant dans tous les intérêts, imposant à tous des règles uniformes et minutieuses, traitant les hommes comme des abstractions, assujettissant la société à un mouvement mécanique, et venant à la fin se reposer dans le pouvoir illimité d’un seul. C’était là l’espèce de despotisme qu’il craignait pour les sociétés démocratiques. Il pensait que les démocrates et les conservateurs se trompaient également en prêtant à la démocratie organisée et. victorieuse, les uns la grandeur, les autres la férocité des crises révolutionnaires. Il la voyait plutôt amortissant les âmes que les exaltant, répandant la passion du bien-être plutôt que celle de la patrie. Il craignait la servitude plus que la licence, la médiocrité plus que le fanatisme. En un mot, ce qu’il appelait tempérer la démocratie, c’était y répandre l’esprit de liberté.

À la vérité, on pouvait lui opposer la fragilité du pouvoir dans certains états démocratiques ; mais il répondait que le pouvoir était fragile, précisément parce qu’il était trop fort et trop concentré. Il ne faut pas confondre la stabilité avec la force. Lorsqu’un pouvoir est très concentré, il n’est qu’un point où l’on puisse l’attaquer, et si l’on triomphe, tout le reste s’écroule. On comprend l’extrême facilité des révolutions dans ces sortes de sociétés. En second lieu, plus un pouvoir est fort et étendu, plus il a de besoins à satisfaire, par conséquent plus il provoque d’inimitiés. Toutes les fois qu’on se mêle des intérêts des hommes, on est sûr de ne pas leur plaire. Pour une place vacante, a-t-on dit, un gouvernement fait neuf mécontens et un ingrat : de même pour une faveur à accorder, pour un intérêt à régler, pour un droit à protéger. En outre, plus le pouvoir s’étend, plus il encourt de responsabilité. On s’habitue à lui attribuer tout ce qui arrive. Si le pain est cher, c’est la faute du pouvoir ; c’est sa faute si les fleuves débordent, si la grêle détruit les moissons, si l’ouvrier n’a pas de travail, si la terre enfin n’est pas un paradis. Autrefois on s’en prenait à la Providence, on laissait les gouvernemens tranquilles ; aujourd’hui on n’importune plus la Providence, mais on s’en prend aux gouvernemens. Ainsi c’est précisément la force des pouvoirs qui amène les révolutions, et les révolutions à leur tour augmentent par mille raisons la force du pouvoir ; de là un cercle d’où il est difficile de sortir. Sans doute il est étrange de dire qu’un gouvernement périt parce qu’il est trop fort, car il est évident qu’au moment où il a succombé il était le plus faible ; mais c’est l’extrême concentration qui a permis de l’attaquer avec avantage sur un point unique, comme on s’empare d’un pays en prenant sa capitale.

Au reste, pour bien comprendre la pensée de Tocqueville et ne pas confondre des choses très distinctes, il faut remarquer qu’il peut y avoir deux sortes de despotisme dans les sociétés démocratiques : le despotisme politique, qui naît de l’omnipotence des majorités, et le despotisme administratif, qui vient de la centralisation. Quand il parle de l’Amérique, c’est le premier de ces despotismes qu’il craint pour elle et non le second ; quand il parle du second, c’est à l’Europe qu’il pense et non à l’Amérique ; Nul écrivain n’a été aussi sévère que Tocqueville pour la centralisation. Sans doute la centralisation n’avait pas manqué d’adversaires, mais elle les avait jusque-là rencontrés dans l’école aristocratique. Au contraire, l’école démocratique et libérale lui était très favorable ; c’est ce qu’il est facile d’expliquer. Comme le combat entre les deux écoles portait sur la révolution et ses conquêtes, ceux qui avaient été dépouillés cherchaient à restreindre l’idée de l’état, instrument de leur ruine ; ceux qui avaient vaincu voyaient dans l’état l’instrument de leur délivrance et de leur victoire. De là vient que les uns réclamaient la liberté de la commune, la liberté de l’enseignement, la liberté de l’association, espérant ressaisir ainsi leur influence perdue ; les autres, au contraire, que leurs principes auraient dû conduire à défendre toutes les libertés, ne voyaient dans certaines d’entre elles qu’un piège de la féodalité, du clergé et de l’aristocratie. C’est à cause de ce malentendu que le parti de la révolution s’est toujours attaché si énergiquement à la centralisation et à l’omnipotence de l’état. M. de Tocqueville, l’un des premiers, sinon le premier, a soutenu à la fois ces deux principes : que la démocratie est la forme nécessaire de la société moderne, et que la démocratie doit avoir pour base et en même temps pour limite toutes les libertés. Tandis que toutes les écoles politiques de son époque combattaient pour ou contre le suffrage universel, il pénétrait plus avant, et, montrant dans la commune le noyau de l’état, il voyait dans la liberté communale la garantie la plus solide et de la liberté politique et de l’ordre public. « Les institutions communales, disait-il, sont à la liberté ce que les écoles primaires sont à la science : elles la mettent à la portée du peuple, elles lui en font goûter l’usage paisible et l’habituent à s’en servir. » Il conseillait donc de reprendre les choses par la base et d’assurer le sous-sol, au lieu de construire des édifices magnifiques qui tombent par terre l’un après l’autre avec fracas après les plus belles promesses. C’était là, comme il le dit lui-même dans une lettre à M. de Kergorlay, « la plus vitale de ses pensées… Indiquer, s’il se peut, aux hommes ce qu’il faut faire pour échapper à la tyrannie et à l’abâtardissement en devenant démocratiques, telle est l’idée générale dans laquelle peut se résumer mon livre… Travailler en ce sens, c’est à mes yeux une occupation sainte. »

Ce n’est pas seulement la liberté de l’individu, la liberté de la pensée, la liberté de la commune, que Tocqueville croyait menacées dans les sociétés démocratiques, c’est encore la liberté politique. Tandis que les écoles démocratiques et humanitaires s’enivraient elles-mêmes de leurs rêves et de leurs formules, croyant que les mots d’avenir, de progresse peuple, répondent à tout, tandis qu’elles confondaient l’égalité avec la liberté et s’imaginaient que l’une est toujours le plus sûr garant de l’autre, Tocqueville démêlait avec précision ces deux objets. Il montrait qu’ils ne sont pas toujours en raison directe l’un de l’autre, que l’esprit d’égalité n’a rien à craindre, qu’il est irrésistible, qu’il trouve toujours à gagner, même dans ses défaites, que les gouvernemens ont intérêt à l’encourager et à le satisfaire, que, soutenue par la passion des peuples et l’intérêt des souverains, l’égalité fera son chemin quand même et par la force des choses, qu’enfin le vrai problème ne consiste pas à chercher si l’on aura l’égalité, mais quelle sorte d’égalité on aura. Or il y a deux sortes d’égalité, l’égalité de servitude et l’égalité de liberté, l’égalité d’abaissement et l’égalité de grandeur. Peut-être Tocqueville a-t-il exagéré les chances que la société avait de tomber dans une de ces égalités au lieu de s’élever à l’autre ; mais que de pareilles chances existent dans une société démocratique, c’est ce qu’il est impossible de nier. Il a donc conseillé à la démocratie de chercher son point d’appui dans la liberté, et de ne s’avancer dans l’égalité qu’en raison des progrès accomplis dans la conquête des libertés publiques. Il a montré combien ces libertés sont fragiles et peu garanties par l’égalité même, lorsqu’elles ne reposent pas sur des habitudes de liberté, c’est-à-dire sur les mœurs. Toutes ces vérités avaient été dites à la démocratie, mais par les, aristocrates. Tocqueville est le premier qui, regardant la démocratie comme bonne en elle-même et inévitable, ait su voir qu’elle pouvait conduire au despotisme aussi bien qu’à la liberté observation vulgaire chez tous les publicistes de l’antiquité, et cent fois vérifiée dans les petites républiques de la Grèce, mais qui, appliquée à toute la surface du monde civilisé, inspire à l’entendement et à l’imagination une singulière impression de religieux effroi.

En signalant avec tant de force, et peut-être avec un excès d’inquiétude, les maux et les périls que la démocratie recèle dans son sein, M. de Tocqueville a-t-il voulu décourager les sociétés démocratiques, les ramener aux institutions du passé, et leur proposer comme remède une restauration plus ou moins profonde de l’ancien régime ? Non. « Il ne s’agit plus, dit-il, de retenir les avantages particuliers que l’inégalité des conditions procure aux hommes, mais de s’assurer les biens nouveaux que l’égalité peut nous offrir. Nous ne devons pas tendre à nous rendre semblables à nos pères, mais nous efforcer d’atteindre l’espèce de grandeur qui nous est propre. »

Un de ses amis les plus intimes, M. de Corcelles, avait paru comprendre son livre dans un sens trop défavorable à la démocratie. Tocqueville rétablit sa pensée dans la lettre suivante, qui est l’une des plus belles, des plus nobles et des plus instructives de sa correspondance : « Vous me faites voir trop en noir, lui dit-il, l’avenir de ma démocratie. Si mes impressions étaient aussi tristes que vous le pensez, vous auriez raison de croire qu’il y a une sorte de contradiction dans mes conclusions, qui tendent, en définitive, à l’organisation progressive de la démocratie. J’ai cherché, il est vrai, à établir quelles étaient les tendances naturelles que donnait à l’esprit et aux institutions de l’homme un état démocratique. J’ai signalé les dangers qui attendaient une société sur cette voie ; mais je n’ai pas prétendu qu’on ne pût lutter contre ces tendances, découvertes et combattues à temps, qu’on ne pût conjurer ces dangers prévus à l’avance. Il m’a semblé que les démocrates (et je prends ce mot dans son bon sens) ne voyaient clairement ni les avantages, ni les périls de l’état vers lequel ils cherchaient à diriger la société, et qu’ils étaient ainsi exposés à se méprendre sur les moyens à employer pour rendre les premiers les plus grands possible et les seconds les plus petits qu’on puisse les faire. J’ai donc entrepris de faire ressortir clairement, et avec toute la fermeté pont je suis capable, les uns et les autres, afin qu’on voie ses ennemis en face, et qu’on sache contre quoi on a à lutter. Voilà ce qui me classe dans une autre catégorie que M. Jouffroy. Ce dernier signale les périls de la démocratie et les regarde comme inévitables. Il ne s’agit, selon lui, que de les conjurer le plus longtemps possible, et lorsqu’enfin ils se présentent, il n’y a plus qu’à se couvrir la tête de son manteau et à se soumettre à sa destinée. Moi, je voudrais que la société vit ces périls comme un homme ferme. qui sait que ces périls existent, qu’il faut s’y soumettre pour obtenir le but qu’il se propose, qui s’y expose sans peine et sans regret, comme à une condition de son entreprise, et ne les craint que quand il ne les aperçoit pas dans tout leur jour. » Dans une lettre de la même époque à un autre de ses amis, trop longue pour être citée, il exprime encore avec plus de précision la vraie pensée du livre de la Démocratie. « Il ne restait plus qu’à choisir, disait-il, entre des maux inévitables ; la question n’était pas de savoir si l’on pouvait obtenir l’aristocratie ou la démocratie, mais si l’on aurait une société démocratique sans poésie et sans grandeur, mais avec ordre et moralité, ou une société démocratique désordonnée et dépravée, livrée à des fureurs frénétiques ou courbées sous un joug plus lourd que tous ceux qui ont pesé sur les hommes depuis la chute de l’empire romain. »

Au reste, M. de Tocqueville, quand il propose et indique les remèdes qui lui paraissent nécessaires, se contente des indications les plus générales et n’entre pas dans les détails particuliers. Je suis disposé, pour ma part, à lui faire un mérite de cette discrétion même. Je dispense volontiers un publiciste de me présenter des projets de constitution et des projets de loi ; il est bien rare que ces constructions artificielles, combinées a priori dans le cabinet, soient d’une application utile. Et ce qui doit rendre plus indifférent à ces sortes de projets, c’est que les esprits vulgaires s’y abandonnent avec complaisance et qu’ils en ont toujours le cerveau plein. Combien d’abbés de Saint-Pierre pour un Montesquieu ! Les grands publicistes se bornent à donner des directions générales, c’est au législateur de faire le reste. Il faut donc louer Tocqueville précisément à cause de la généralité de ses vues, qui ne nous enchaînent pas à telle application plutôt qu’à telle autre, et qui, mettant à notre disposition des principes excellens, nous laissent libres de juger de la mesure et des moyens de l’exécution. Rien n’est moins instructif que ces politiques qui ont des expédiens particuliers pour toutes les affaires, ne vous permettant pas d’en imaginer d’autres que ceux qu’ils ont conçus. Sans doute, lorsqu’une question particulière est soulevée, le publiciste doit lui donner une solution pratique et proposer des moyens proportionnés aux conjonctures ; mais dans la science il doit se borner aux principes : c’est à cette condition qu’il peut espérer de vivre au-delà d’un temps et d’un pays particulier.

Pour s’assurer d’ailleurs qu’un auteur a quelque originalité et quelque puissance, il faut examiner si ses idées se sont répandues et ont conquis une certaine faveur. Or c’est ce que l’on ne peut nier de M. de Tocqueville. Quand le livre de la Démocratie a paru il y a près de trente ans, il semblait être l’œuvre isolée d’un penseur. Aujourd’hui il a presque formé une école. Parmi les écrivains qui depuis une dizaine d’années ont conquis l’attention publique, la plupart et les plus hardis ont pris parti pour l’individu contre la toute-puissance de l’état et même contre la toute-puissance des masses, si chère à l’école humanitaire. L’avertissement du socialisme a été décisif et a pu servir de démonstration pratique à la thèse de M. de Tocqueville. Un écrivain démocrate d’un rare talent, M. Dupont-White, a senti fléchir la thèse favorite de son parti. Il a écrit en faveur de l’état et contre l’individu deux livres remarquables, dont M. de Rémusat a fait ici même l’examen[1]. Ce cri d’alarme indique bien que l’école démocratique elle-même est aujourd’hui ébranlée dans sa foi sans bornes à la souveraineté absolue de l’état, et qu’elle est envahie par l’individualisme. Le panthéisme politique cède du terrain en attendant qu’il en soit de même du panthéisme philosophique. Je n’hésite pas à attribuer à M. de Tocqueville la première origine de cette direction nouvelle de la pensée en France, non pas que les événemens n’y aient été pour beaucoup ; mais c’est précisément la supériorité de ce grand esprit d’avoir pensé le premier et avant les événemens ce que tant d’autres ne devaient penser qu’après.


II

Après avoir exposé les doctrines de M. de Tocqueville et en avoir fait, je l’espère, ressortir la véritable portée, qu’il me soit permis de présenter quelques observations qui ne changent pas essentiellement le fond de sa pensée, mais qui la complètent. Quoique Tocqueville soit, à mon avis, un des publicistes qui se sont le moins trompés, je pense cependant que sa doctrine pourrait gagner en étendue et en solidité.

Un premier défaut déjà reproché au livre de la Démocratie, c’est que la vue de l’auteur y est constamment partagée entre deux objets différens qui, malgré quelques ressemblances essentielles, se refusent à entrer dans un même système : à savoir la démocratie en Europe et la démocratie en Amérique. Il est certain, il est évident que le problème qui agite M. de Tocqueville et qui l’a conduit aux États-Unis, c’est le problème de la démocratie européenne : c’est là même ce qui donne à ce livre sa grandeur, je dirai presque son pathétique, mais ce qui y répand en même temps une certaine obscurité. Tocqueville décrit l’Amérique, et il pense à l’Europe : de là des traits discordans qui ne peuvent s’appliquer à la fois à l’une et à l’autre. Par exemple, dans un des premiers chapitres, il montre que le trait fondamental de la démocratie américaine est l’absence totale de centralisation administrative, et dans le dernier livre de son ouvrage il soutient que cette sorte de centralisation est le plus grand mal des démocraties. Il n’y a pas là sans doute de contradiction, car il n’est pas question du même objet ni de la même société ; mais il est pénible d’être sans cesse transporté d’un hémisphère à l’autre et d’une société à une autre société radicalement différente. Il eût été, je crois, plus simple d’entrer hardiment dans cette difficulté et de décomposer le problème. En traitant d’une part de l’Amérique et de l’autre de l’Europe, on fût arrivé peut-être plus aisément à l’unité cherchée. Les lois communes se seraient mieux fait sentir, lorsque les différences auraient été bien accusées. Au reste, cette critique n’est que secondaire et ne tombe pas précisément sur le fond des choses, car M. de Tocqueville ne méconnaît et n’ignore aucune des différences qui distinguent l’Europe de l’Amérique, et il est toujours possible, quoique avec un peu d’effort, de faire, en le lisant, le partage qu’il n’a pas fait ; mais voici une observation d’un ordre bien plus important.

En considérant la démocratie comme un fait, résultat d’une révolution inévitable, M. de Tocqueville s’est affranchi d’une grande difficulté. Il ne s’est pas demandé si ce fait était juste ; il s’est contenté d’affirmer qu’il était inévitable. Sans doute c’est une grande présomption en faveur de la justice d’une révolution de la voir grandir et se développer à travers les temps et les lieux, sans rencontrer jamais d’obstacles invincibles, et tournant au contraire les obstacles en moyens. Cependant cette raison n’est pas décisive. L’histoire du monde se compose de grandeur et de décadence, de justice et d’injustice : il y a lutte entre les bons et les mauvais principes. De bons principes peuvent s’éteindre passagèrement et laisser la place aux mauvais, sans qu’on ait le droit de rien affirmer en faveur de ceux-ci. Les révolutions, même irrésistibles, ne sont pas toujours dignes d’être approuvées. Quel fait plus considérable et plus irrésistible que la recrudescence de l’esclavage après la découverte de l’Amérique ? Voilà un fait qui dure depuis trois ou quatre siècles, et qui peut durer longtemps encore. Conclura-t-on qu’il est juste ? De même la tendance démocratique des temps modernes est un fait manifeste ; mais est-elle légitime ? C’est une autre question.

Un fait n’est pas légitime parce qu’il est ancien ; que sera-ce s’il est récent ? Sans doute M. de Tocqueville a raison de dire, après beaucoup d’autres, que les souverains eux-mêmes, dans leur lutte contre la féodalité, ont travaillé à répandre l’égalité parmi les sujets, et à ce point de vue on peut dire que la révolution démocratique a commencé en France avec Philippe-Auguste ; mais n’est-ce pas changer singulièrement le sens des termes que d’appeler démocratie le règne et le progrès de la monarchie absolue ? Sans méconnaître ce que Henri IV, Richelieu et Louis XIV ont fait pour la nation et même pour l’égalité, il est très permis de ne pas considérer leur gouvernement comme un gouvernement démocratique. Quelle étrange démocratie que celle de la cour de Louis XIV ! Après tout, la royauté n’a jamais eu d’autre but que de détruire le pouvoir politique des nobles, mais non pas leurs privilèges, leurs faveurs, leurs immunités. Elle a ruiné dans l’aristocratie tout ce qui lui nuisait à elle-même, non pas tout ce qui nuisait au peuple. Elle ne voulait pas d’aristocratie, mais elle voulait une noblesse et une cour. D’ailleurs l’idée fondamentale de la démocratie, c’est la souveraineté populaire. Or quoi de plus opposé à un tel principe que la monarchie de Louis XIV et de Louis XV ? A dire la vérité, la démocratie n’est dans le monde moderne que depuis 1789. C’est donc un fait tout récent, et qui n’est pas assez couvert par l’antiquité pour n’avoir pas besoin de se démontrer.

Il me semble donc que M. de Tocqueville s’est privé d’une grande force en laissant de côté la question de droit, pour ne s’occuper que du fait. Il a examiné quelles sont historiquement les conséquences bonnes ou mauvaises, heureuses ou malheureuses, de la démocratie. Il n’a pas recherché si la démocratie prise en soi est une cause juste. Or c’est là, en cette question, un poids considérable à apporter dans la balance. Quel œil serait assez perçant pour prévoir et deviner toutes les conséquences qu’un état social aussi nouveau peut produire dans le monde ? L’immensité et l’obscurité du tableau défieront toujours l’observation la plus pénétrante. Si l’on soulève un coin du voile, comme a fait Tocqueville, c’est assez pour la gloire d’un publiciste, ce n’est pas assez pour la sécurité des peuples. Si la démocratie est une cause de hasard, destinée à paraître et à disparaître dans le monde, les peuples s’y précipiteront en aveugles pour jouir dès l’heure présente des prétendus biens qu’elle promet. Si elle est au contraire une cause solide et juste, elle a du temps devant elle, elle peut se donner le mérite de la réflexion et du choix ; elle est tenue de se gouverner avec sagesse, et elle doit peser avec équité et discernement les biens et les maux qu’elle porte en elle. Or c’est là, je crois, qu’est la vérité. La démocratie prise en soi, est une cause juste. La souveraineté populaire et l’égalité des conditions sont des principes dont on peut abuser, que l’on peut corrompre, mal entendre, mal appliquer, mais enfin des principes légitimes, bons par eux-mêmes, et une société qui repose sur ces principes est supérieure, toutes choses égales d’ailleurs, à celles qui s’appuient sur des principes opposés.

On a eu raison de soutenir, et c’est l’honneur de l’école doctrinaire, que le seul souverain légitime, le seul souverain absolu, ce n’est pas le prince, ce n’est pas le sénat, ce n’est pas la multitude, mais la justice et la raison, non pas la raison de tel ou tel homme, mais la raison en elle-même, telle qu’elle prononcerait si elle parlait et se manifestait tout à coup parmi les hommes. Le pouvoir arbitraire n’est pas plus légitime dans le peuple que dans le prince, et au-dessus de la volonté du maître, quel qu’il soit, principe de la tyrannie, il faut placer la raison et le droit, principes de la liberté. Jamais les publicistes n’avaient fait cette distinction. Le quidquid principi placuit était leur règle, que le prince d’ailleurs fût le monarque ou le peuple : despotisme de part et d’autre. C’est donc un grand progrès dans la science d’avoir établi que nulle souveraineté n’est absolue, pas même celle du peuple ; mais ce point une fois gagné, ne reste-t-il pas encore à savoir à qui appartient cette souveraineté limitée, la seule qui soit possible à l’homme ? Est-ce à tous, est-ce à quelques-uns, est-ce à un seul ? C’est ici que l’école doctrinaire paraît prêter le flanc à de nombreuses objections.

Elle enseigne que, puisque la souveraineté de droit appartient à la raison, la souveraineté de fait appartient aux plus raisonnables, c’est-à-dire aux plus capables. Or il y a, si je ne me trompe, un abîme entre la souveraineté de la raison et la souveraineté des plus raisonnables. Sans doute il est convenable que les plus sages gouvernent, mais cela ne constitue pas pour eux un droit absolu : je dois de la déférence à celui qui est plus sage que moi, je ne lui dois pas obéissance. On me dit que j’obéis à mon médecin : oui, mais je le choisis et j’en puis prendre un autre ; il n’est pas mon maître, je ne suis pas son sujet. Dans l’ordre naturel, nul homme n’est le maître d’un autre homme, quelque supériorité qu’il ait sur lui. D’ailleurs où est la limite des capables et dès incapables ? Où commencent, où finissent le sujet et le souverain ? On peut, dans la pratique, fixer conventionnellement une limite, on ne le peut a priori. En supposant qu’il y en ait une, qui la déterminera ? Est-ce tous ? Voilà la souveraineté populaire. Est-ce quelques-uns ? sont-ce les capables ou les incapables ? A quel titre ceux-ci choisiront-ils, et dans l’autre cas les capables ne se décerneront-ils pas à eux-mêmes la souveraineté ? D’ailleurs de quelle capacité s’agit-il ? De la science ? Mais de ce que je sais le sanscrit ou l’algèbre, s’ensuit-il que je sache gouverner l’état ? De la capacité politique ? Mais en quoi consiste-t-elle ? à quel signe se reconnaît-elle ? Si l’on écarte la science, il ne reste que deux capacités, la naissance et la fortune, et ainsi la souveraineté des capables deviendrait la souveraineté des nobles et des riches. On rencontre du reste ici une difficulté nouvelle : quel sera le degré de cens qui représentera la capacité politique ? Dans la pratique, on peut mépriser cette objection, car on fait comme on peut ; mais en droit il faut autre chose qu’un signe changeant et mobile comme la fortune pour élever ou abaisser un homme au rang de souverain ou de sujet. Je finis par une dernière objection : c’est que la capacité n’est nullement une garantie de justice et de bienveillance dans le souverain. La sagesse politique n’exclut pas la tyrannie. Quel corps politique a jamais été plus capable de gouverner l’état que l’oligarchie vénitienne ? S’en est-il jamais trouvé un plus oppresseur ?

Je conclus que la souveraineté de la raison n’est pas un principe contraire à celui de la souveraineté du peuple, que ces deux doctrines s’expliquent l’une par l’autre. En droit, la société est maîtresse d’elle-même ; nul n’est exclu du droit social, par conséquent de la souveraineté, et quelque distance que la sagesse conseille d’établir entre la théorie et la pratique, c’est une loi des sociétés qui s’éclairent de faire une part de plus en plus grande, suivant les circonstances, à la souveraineté populaire. Les sociétés qui sont sur cette pente ne sont donc pas dans le faux : elles peuvent dépasser le but, aller trop vite, s’égarer même. Elles peuvent, comme les aristocraties et les monarchies de tradition, être passionnées, violentes, serviles, oppressives. Ces égaremens n’altèrent pas le droit fondamental qu’elles représentent et qui est la vérité.

J’en dirai autant de l’égalité des conditions. M. de Tocqueville, né dans les rangs de l’aristocratie, a compris la démocratie : cela est admirable. Il l’a même aimée jusqu’à un certain point : cela est plus beau encore. Cependant il ne l’a ni tout à fait aimée, ni tout à fait comprise comme celui qui, sorti des classes autrefois déshéritées, a pu juger par lui-même quels biens il a conquis. Il semble n’avoir aperçu dans l’égalité qu’une augmentation de bien-être parmi les hommes, et presque toujours il réduit la démocratie au développement du bien-être. Sans doute c’est là un des effets et une des tendances de la démocratie, c’est surtout un de ses écueils ; mais la démocratie a une racine plus noble et plus pure, elle ne vient pas seulement du désir de partager les biens de la terre : elle vient du désir plus élevé de faire respecter sa personne et ses droits ; l’amour de l’égalité dans ce qu’il a de meilleur n’est autre chose que le respect de soi-même et la défense de sa dignité.

Nous sommes bien loin de soutenir que cet amour n’ait pas d’autres principes que celui qu’on vient d’indiquer : il en a d’autres, les uns légitimes, mais inférieurs, comme l’amour du bien-être, d’autres plus bas encore et tout à fait illégitimes, comme l’envie et les appétits brutaux ; mais si l’on prend les aristocraties par leurs grands côtés, il faut prendre aussi les démocraties par ce qu’elles ont de grand. Or le bien des démocraties, quand elles sont sages et honnêtes, c’est qu’il y a un plus grand nombre d’hommes qui éprouvent le besoin de se faire respecter.

Je suis porté à croire que la révolte des peuples contre les aristocraties est venue beaucoup moins du partage inégal des avantages sociaux que de l’irritation causée dans les classes inférieures par le mépris et souvent l’indignité des classes supérieures. Une âme fière peut souffrir la pauvreté, mais non l’humiliation. Lorsque la noblesse, dans les états-généraux, forçait le tiers-état à parler à genoux, ne préparait-elle pas elle-même contre elle-même de tristes représailles ? Lorsque Fra Paolo, le publiciste du conseil des dix, écrivait : « Que le peuple soit pourvu des choses nécessaires à la vie ! qui voudra le faire taire doit lui remplir la bouche[2] ; » lorsque Richelieu, ennemi des grands, mais né parmi eux, écrivait de son côté : « Si les peuples étaient trop à leur aise, il serait impossible de les contenir dans les règles de leur devoir ;… il faut les comparer aux mulets, qui, étant accoutumés à la charge, se gâtent par un long repos plus que par le travail, » lorsque ces écrivains laissaient échapper ces outrageantes paroles, ne trahissaient-ils pas par là les sentimens secrets de leur caste ? On n’écrit de pareilles paroles que lorsque les mœurs peuvent les autoriser. Ainsi les grands méprisaient le peuple et lui faisaient sentir le poids de leur mépris. Le peuple a cessé de supporter le mépris, et il a demandé à être respecté à l’égal des grands : tel est le véritable bienfait de la démocratie. Ce n’est pas seulement un accroissement de bien-être, c’est un accroissement de l’être moral ; c’est un gain pour la nature humaine.

Si de la question de principe nous passons à la question de fait, nous trouverons que Tocqueville n’a peut-être pas aperçu complètement ni tous les périls ni tous les avantages de la démocratie. On peut avoir à la fois plus d’inquiétudes et plus d’espérances qu’il n’en a lui-même, suivant que l’on considère certains faits sur lesquels il n’a je : é qu’un regard inattentif.

Quand M. de Tocqueville parle de l’égalité des conditions, il en parle comme d’un fait accompli, définitif, arrêté, dont il faut chercher les conséquences, mais qui en lui-même n’est plus un problème, et laisse l’imagination humaine en repos. Sans doute il reconnaîtrait facilement que cette égalité n’est pas immobile, qu’elle est au contraire en progrès, et c’est ce progrès continu et insensible, ce nivellement lent des classes sociales, cette diffusion du bien-être et des lumières, c’est cet ensemble de faits qu’il appelle d’un seul mot l’égalité des conditions. Cependant il ne paraît pas croire que l’on puisse accuser un tel état social d’être fondé sur le privilège et l’inégalité. Il aperçoit bien quelques écoles utopiques qui rêvent l’égalité des biens ; mais il ne voit là que le rêve de quelques individus, et non un fait social de quelque importance. En un mot, M. de Tocqueville, qui a prévu beaucoup de choses avec une sagacité vraiment surprenante, n’a pas prévu le socialisme, au moins dans ses écrits, car il a été un des premiers à s’en émouvoir comme homme politique. À la vérité, M. de Tocqueville, ayant été plus qu’aucun autre frappé des excès et des périls de la centralisation, a bien entrevu cette sorte de communisme où pourrait conduire l’abus de l’intervention de l’état en toutes choses, et c’est là une des formes du socialisme : mais ce n’est pas la plus redoutable, quelque grave qu’elle soit. Avec du temps, des lumières, de l’expérience, on peut réussir à combattre, peut-être même à guérir ce grand mal et cette déplorable tendance. Il y a dans les démocraties un goût si vif d’indépendance individuelle, qu’on peut toujours persuader à l’individu que ce ne serait pas le souverain bien pour lui d’être nourri par l’état et réduit à la condition de pensionnaire de l’administration ; sous ce rapport, le peuple serait peut-être plus facile encore à persuader que les classes éclairées, n’ayant pas été gâté, comme celles-ci, par la douceur des fonctions publiques. Il est si habitué à gagner son pain à la sueur de son front, que son bon sens comprendra sans peine, malgré le cri de ses passions, que chacun doit se suffire, et que la fortune publique n’est faite que pour le bien public, et non pour les besoins et les appétits des particuliers. Ce qui est bien autrement redoutable, c’est le mal que voici. — Supposez une société démocratique née d’une révolution qui a aboli tous les privilèges de l’aristocratie, supposez que dans cette société il y ait encore, comme dans toutes les sociétés du monde, des heureux et des misérables, des riches et des pauvres : croit-on qu’il serait difficile de persuader à ceux-ci que la pauvreté des uns et la richesse des autres sont le résultat de certains privilèges des classes supérieures, et viennent de l’oppression des pauvres par les riches ? Au lieu de rapporter ces faits à leurs vraies causes, qui peuvent sans doute être combattues et jusqu’à un certain point vaincues, mais très lentement, très difficilement, grâce aux efforts persévérans de chaque classe, à la concorde de toutes, à un régime de paix et de liberté, combien n’est-il pas plus aisé de faire croire à l’ignorance que le mal vient des privilèges du capital et de la propriété ! Et comme on a vu une révolution réussir par l’abolition immédiate des privilèges aristocratiques, les imitateurs sans génie ne trouveront-ils pas tout simple de proposer le même moyen, et d’appeler le prolétariat à la nuit du 4 août de la propriété ? Lorsqu’une société en est arrivée à se partager ainsi en deux sociétés hostiles qui combattent non pour le pouvoir, non pour la liberté, mais pour l’existence, et qui se disputent le tien et le mien, quel espoir et quel remède peut-il subsister, sinon la paix dans l’obéissance ?

Tel est l’ordre de faits qu’on aurait voulu voir décrit et jugé par M. de Tocqueville. Comme il n’a jamais rien vu d’une manière commune, il nous eût laissé sur ce point des observations intéressantes et instructives. Sans doute il a vu ces faits en 1848, mais il les a vus du milieu même de l’action, et non avec le désintéressement et l’impartialité d’un juge. On aurait voulu qu’il nous apprît si, suivant lui, le mal dont les symptômes viennent d’être esquissés n’est qu’à la surface de notre société, ou s’il a déjà pénétré au fond, si ce malentendu redoutable n’est que le résultat de certaines prédications violentes, ou s’il tient à l’essence des choses. On aurait aimé qu’il s’expliquât sur les plaintes des réformateurs, qu’il appréciât le mérite de leurs plans, qu’il expliquât enfin comment, dans sa pensée, ce débat pouvait se résoudre. C’est ce qu’il n’a pas fait. En 1835, il n’a pas vu le problème ; en 1848, il l’a vu, mais de trop près : il était alors trop assiégé par les faits et trop découragé par ce qu’il voyait pour arriver à une solution.

Ce problème n’est pas un petit problème. Rien de plus difficile à définir, à préciser, à limiter, que la notion d’égalité. Le christianisme avait résolu la difficulté en transportant cette idée dans l’ordre religieux. Tous sont frères et égaux en Jésus-Christ, ce qui laisse ici-bas la porte ouverte à toutes les différences de condition ; mais lorsqu’on a transporté cette idée de l’ordre moral et religieux dans l’ordre social et politique, on a été bien embarrassé. La raison et l’expérience nous disent que les hommes sont à la fois égaux et inégaux. En quoi sont-ils égaux, en quoi inégaux ? C’est ce qu’il n’est pas facile de savoir. Dès qu’on a laissé entrevoir aux hommes que la plupart des inégalités qui les séparaient étaient artificielles, ils sont aussitôt tentés de croire qu’elles le sont toutes. Et ce qu’il y a de plus grave, c’est que les inégalités nous pèsent d’autant plus qu’elles sont moindres, et que ceux qu’on envie avec le plus d’amertume sont ceux qui ne nous surpassent que de très peu. Posant en principe l’égalité des hommes sans pouvoir fixer de limites certaines, la démocratie éveille chez tous des ambitions jalouses que rien ne peut satisfaire. L’esprit, qui n’est plus arrêté comme dans le temps des castes par des faits sacrés, traditionnels, et par les obstacles de toute nature que le hasard et la coutume avaient mis entre les hommes, l’esprit, qui a contracté l’habitude de pousser chaque principe à ses dernières conséquences, s’indigne d’autant plus de tout ce qui semble faire résistance à ses théories. Aussi voyons-nous que jamais cris plus redoutables n’ont été poussés en faveur de l’égalité que dans ce siècle, qui est celui où les hommes ont été le plus égaux. Et l’on ne peut guère espérer faire taire ces cris en leur donnant satisfaction sur quelques points, puisque la plus grande satisfaction qui ait jamais été donnée en ce monde à l’esprit d’égalité, je veux dire la révolution française, a eu précisément pour effet de produire cette race de niveleurs insatiables et effrénés. Je le répète, est-ce là un fait accidentel et passager, un résidu de l’esprit révolutionnaire qui doit disparaître peu à peu et céder la place à un sage esprit de progrès ? Est-ce au contraire un mal incurable de la démocratie ? J’incline à la première de ces deux solutions, qui est la moins décourageante ; mais je n’oserais absolument nier la seconde. Il faudrait plus de faits que nous n’en avons à notre disposition pour trancher la question. Au reste, si l’on résolvait cette terrible difficulté dans le sens le moins favorable, on ne s’éloignerait cependant pas des vues générales de M. de Tocqueville, car cet esprit de nivellement à outrance appelle le pouvoir absolu, soit qu’il triomphe, soit qu’il succombe. Il en a besoin pour réussir, et la société en a besoin pour se défendre contre lui. C’est donc un des phénomènes par lesquels se manifeste la tendance des sociétés démocratiques vers le pouvoir concentré.

Quant aux avantages de la démocratie, Tocqueville leur a-t-il rendu tout à fait justice ? Il est très vrai sans doute que la démocratie, en détruisant les pouvoirs moyens, les privilèges locaux, les corporations, les titres personnels, a laissé l’individu seul et désarmé en face de l’état ; mais en même temps qu’elle le prive des points d’appui, des forces artificielles de l’ancien régime, elle le protège à son tour par des libertés générales, qui à la vérité ne s’appliquent pas à tel individu en particulier, mais à tous. Je ne suis plus protégé contre le pouvoir public à titre de prince du sang, de seigneur, de parlementaire, de bourgeois, comme possédant tel nom, ayant acheté telle charge, jouissant de telle immunité, ayant été gratifié de telle charte. Non ; mais je suis protégé à la fois contre le pouvoir public et contre l’oppression particulière comme membre de la société humaine. Ce sont ces libertés générales qui, loin d’être en contradiction avec la démocratie, sont de son essence même ; ce sont elles qu’elle doit conquérir, compléter, organiser, bien comprendre. Quelques-unes d’entre elles sont assurées, d’autres ne demandent qu’à l’être, d’autres le seront un jour. J’en citerai principalement trois : la liberté de penser, la liberté de conscience, la liberté de l’industrie.

La liberté de penser a grandi avec la société moderne et avec l’esprit d’égalité ; elle est aujourd’hui un de nos besoins les plus impérieux. Sans doute cette liberté peut souffrir des accidens de la politique, et je ne doute pas que si une société, même démocratique, était privée longtemps de toute liberté publique, elle ne vît à la longue s’altérer et s’éteindre la liberté de la pensée spéculative. Sans doute il y a certaines institutions qui peuvent être mises à l’abri de la discussion par l’inquiétude jalouse de la société et par l’intérêt de la sécurité publique ; mais, à prendre les choses d’une manière générale et dans leur ensemble, on ne peut nier qu’au XVIIe siècle il n’y eût plus de liberté de pensée en Hollande qu’en France, qu’il n’y en ait plus aujourd’hui en Amérique qu’en Russie, et dans la France de nos jours que dans celle du moyen âge. Il est permis de soutenir le mouvement de la terre sans aller en prison comme Galilée, l’infinité du monde sans être brûlé comme Bruno ; on peut être panthéiste et même athée sans craindre le supplice de Michel Servet et de Vanini. M. de Tocqueville, dans une lettre à M. de Corcelles, se plaint « de ce que certains esprits voient dans la liberté illimitée de philosopher contre le catholicisme une compensation suffisante à la perte des autres libertés. » J’avoue que c’est là un vilain sentiment ; mais, sans soutenir que cette liberté puisse tenir lieu de toutes les autres, au moins faut-il reconnaître que c’est une liberté, par conséquent une limite à la toute-puissance de l’état. Sans doute une majorité toute-puissante, comme en Amérique, peut empêcher l’individu de penser ce qui ne lui convient pas ; mais il restera toujours un champ très étendu de pensée libre, et de ce retranchement la liberté pourra toujours faire peu à peu des sorties et prendre pied sur le terrain qui lui est interdit. La liberté de penser, au moins dans l’ordre spéculatif et scientifique, est donc une première limite à l’esprit de tyrannie des démocraties.

Il y a une autre liberté, liée à la précédente, et qui sert également de frein à l’omnipotence démocratique : c’est la liberté religieuse. Or il est juste de remarquer que c’est dans des sociétés démocratiques, en Hollande, en Amérique, que l’on a vu les premiers exemples de la liberté religieuse. La France, qui, depuis le XVIIIe siècle et surtout de nos jours, a les principaux caractères d’une société démocratique, a établi chez elle la liberté religieuse, et c’est une des conquêtes de 89 auxquelles elle est le plus attachée. On peut discuter sur le plus ou le moins, trouver que la liberté de prosélytisme n’est pas assez facilitée, on peut enfin s’inquiéter d’avance pour les cultes futurs ; mais quant aux points les plus essentiels de la liberté religieuse, on ne peut nier qu’ils ne soient solidement garantis. Enfin, s’il y a eu lieu à de graves discussions sur les rapports de l’église et de l’état, il n’y en a pas sur l’indépendance de la conscience. C’est là, il faut le dire, la plus grande victoire des temps modernes : « Nous sommes ici, vous et moi, disait naguère M. Guizot au père Lacordaire, les preuves vivantes et les heureux témoins du sublime progrès qui s’est accompli parmi nous dans l’intelligence et le respect de la justice, de la conscience, des droits, des lois divines, si longtemps méconnues, qui règlent les devoirs mutuels des hommes, quand il s’agit de Dieu et de la foi en Dieu, Personne aujourd’hui ne frappe plus et n’est plus frappé au nom de Dieu ; personne ne prétend plus à usurper les droits et à devancer les arrêts du souverain juge. »

Il est enfin une troisième liberté qui tend à grandir de plus en plus : c’est la liberté industrielle. Ici, à la vérité, je me rencontre précisément sur le terrain où M. de Tocqueville croit sentir le plus clairement la main toute-puissante de l’état. — Le progrès de l’industrie, dit-il, amène le développement de la puissance publique de trois manières : d’abord l’industrie, en réunissant un grand nombre d’hommes dans des cités populeuses, appelle des lois de police, une surveillance compliquée et coûteuse, la crainte des révolutions et par conséquent l’augmentation de la force publique ; en second lieu, un pays où l’industrie prospère a besoin de routes, de ponts, de ports, de canaux : de là un immense déploiement des travaux publics, et par suite de la puissance de l’état. En outre, dans un pays industriel, l’état lui-même se fait industriel et tend à devenir le chef de toutes les industries. Les industries ne vivent que d’associations, et l’état surveille et contrôle toutes les associations. — Tout cela est vrai, parfaitement observé, et les conséquences de cet état de choses ont été cent fois signalées par les économistes. Et cependant on peut affirmer que, toute proportion gardée, il y a aujourd’hui infiniment plus de liberté industrielle qu’il n’y en avait avant 1789. C’est ce qu’attestent les plus fervens défenseurs de la liberté du travail, les plus énergiques adversaires de l’intervention de l’état dans l’industrie[3]. Que l’on compare le régime actuel au régime de Colbert, qui a duré, à peu près sans changement, jusqu’à la révolution, et l’on verra à quel point l’industrie était asservie, non-seulement par les corporations, mais par les règlemens de l’administration centrale[4]. Ces règlemens déterminaient la longueur et la largeur des étoffes, les dimensions des lisières, le nombre des fils de la chaîne, la qualité des matières premières et le mode de fabrication. Des inspecteurs des manufactures, officiers dépendans des intendans, marquaient les étoffes, visitaient les foires, coupaient les marchandises défectueuses, appointaient les procès de communauté. Au XVIIIe siècle, des règlemens nouveaux soumettaient les comptes des corporations à l’examen du procureur du roi. On multipliait les ordonnances sur les prohibitions, sur le plomb et la marque, on paralysait les fabricans par la crainte des châtimens, on étouffait l’industrie sous le poids des formalités, sans pouvoir détruire la fraude, contre laquelle on luttait. On voit par ces faits et par beaucoup d’autres que la société démocratique de 89 est bien plus favorable à la liberté de l’industrie que la société aristocratique de l’ancien régime.

Il y a donc des libertés générales qui sont nées ou qui ont grandi avec la démocratie, et qui ne sont point par conséquent incompatibles avec elle. On peut en réclamer d’autres, on peut étendre encore le domaine de celles-là : c’est là l’objet de la politique appliquée. Il suffit à la science que la liberté et l’égalité n’aient rien de contradictoire. À la liberté de privilège, la démocratie cherche à substituer la liberté de droit commun. L’individu est-il donc vraiment diminué parce que son droit, au lieu d’être fondé sur une situation extérieure, l’est sur sa qualité d’homme ? Là est la question. N’étant plus soutenu par le dehors, il n’a de grandeur que celle qu’il trouve en lui-même. Aura-t-il la force de la défendre contre tout ce qui l’envahit et la menace ? Je n’oserais le soutenir et c’est ici que M. de Tocqueville me paraît nouveau, pénétrant et profond. Cependant il est vrai de dire que la vraie destinée de l’homme est de valoir par soi-même et non par sa condition. La démocratie met donc l’homme dans l’état où il doit être ; mais c’est à lui d’être ce qu’il doit être. Je crois volontiers que l’égalité, dans les premiers momens de la jouissance, et lorsque la grandeur de la lutte a cessé, tend à répandre un certain esprit de médiocrité parmi les hommes ; mais je ne désespère pas qu’avec le temps, et si elles échappent à l’anarchie et au despotisme, les sociétés démocratiques ne finissent par découvrir pour l’individu un nouveau genre de grandeur, égale ou supérieure même à celle de l’aristocratie. Pour y arriver, il ne faut point laisser diminuer l’idée de l’homme et du citoyen, et c’est en quoi j’applaudis à la pensée générale qui a inspiré M. de Tocqueville, tout en me permettant de corriger quelques-unes de ses pensées particulières.


III

Il nous reste, pour compléter cette étude, à interroger M. de Tocqueville sur ses doctrines philosophiques et religieuses. Chose remarquable, Tocqueville, qui avait un esprit si philosophique, si porté à rechercher le comment et le pourquoi des choses historiques et politiques, n’avait aucun goût pour la philosophie elle-même. Son esprit n’était nullement tourné de ce côté. Cependant la philosophie le touchait par deux endroits : d’abord comme un grand et noble exercice de l’esprit, et en second lieu par son influence sur les institutions politiques. Ces deux vues lui inspiraient pour la métaphysique, qu’il n’aimait pas, une sorte d’estime respectueuse. Il en parle avec un sens très juste et très fin dans cette belle lettre à M, de Corcelles : « Comme vous, mon cher ami, je n’ai jamais eu beaucoup de goût pour la métaphysique, peut-être parce que je ne m’y suis jamais livré sérieusement, et parce qu’il m’a toujours paru que le bon sens amenait aussi bien qu’elle au but qu’elle se propose ; mais néanmoins je ne puis m’empêcher de reconnaître qu’elle a eu un attrait singulier pour plusieurs des plus grands et même des plus religieux génies qui aient paru dans le monde, en dépit de ce que dit Voltaire, que la métaphysique est un roman sur l’âme. Les siècles où on l’a le plus cultivée sont en général ceux où les hommes ont été le plus attirés hors et au-dessus d’eux-mêmes. Enfin, quelque peu métaphysicien que je sois, j’ai toujours été frappé de l’influence que les opinions métaphysiques avaient sur les choses qui en paraissaient le plus éloignées et sur la condition même des sociétés. Il n’y a pas, je crois, d’homme d’état qui dût voir avec indifférence que la métaphysique dominante dans le monde savant prît son point de départ dans la sensation ou en dehors de celle-là, car les idées abstraites qui se rapportent à l’homme finissent toujours par s’infiltrer, je ne sais comment, jusque dans les mœurs de la foule. »

Quelque peu métaphysicien qu’il fût, il avait bien pénétré le sens de certaines doctrines, et en particulier du panthéisme, et il expliquait parfaitement le secret de son empire dans le siècle où nous vivons. Un des premiers, il a montré le lien étroit qui unit le panthéisme et l’esprit de démocratie exagéré. « On ne peut nier, disait-il dans la deuxième partie de la Démocratie en Amérique, publiée en 1840, que le panthéisme n’ait fait de grands progrès de nos jours. » A peu près vers le même temps, un philosophe de profession, Théodore Jouffroy, disait au contraire que le panthéisme avait peu de chances de succès dans les nations occidentales. Ici le publiciste voyait plus clair que le philosophe. Il était contre le panthéisme politiquement. « Le grand péril des âges démocratiques, soyez-en sûr, écrit Tocqueville, c’est la destruction ou l’affaiblissement excessif des parties du corps social en présence du tout. Tout ce qui relève de nos jours l’idée de l’individu est sain ; tout ce qui donne une existence à part à l’espèce et grandit la notion du genre est dangereux. L’esprit de nos contemporains court de lui-même de ce côté. La doctrine des réalistes, introduite dans le monde politique, pousse à tous les excès de la démocratie : c’est elle qui facilite le despotisme, la centralisation, le mépris des droits particuliers, la doctrine de la nécessité, toutes les institutions qui permettent de fouler aux pieds les hommes, et qui font de la nation tout, et des citoyens rien. » La même pensée est fortement développée dans la seconde partie de la Démocratie en Amérique. C’est en se plaçant au même point de vue qu’il attaque la doctrine du fatalisme historique, trop répandue à cette époque, et défend contre elle l’idée de la responsabilité des nations. « Une pareille doctrine, dit-il, est particulièrement dangereuse à l’époque où nous sommes : nos contemporains ne sont que trop enclins à douter du libre arbitre, parce que chacun d’eux se sent borné de tous côtés par sa faiblesse ; mais ils accordent encore volontiers de la force et de l’indépendance aux hommes réunis en corps social. Il faut se garder d’obscurcir cette idée, car il s’agit de relever les âmes, et non d’achever de les abattre. »

Sur un autre point, j’admire également la finesse de l’auteur, mais je n’approuve pas autant sa conclusion. Il montre comment la doctrine de l’intérêt bien entendu est conforme à l’esprit démocratique. « Il n’y a pas de pouvoir sur la terre, dit-il, qui puisse empêcher que l’égalité croissante des conditions ne porte l’esprit humain vers la recherche de l’utile, et ne dispose chaque citoyen à se resserrer en lui-même. » Il y a en effet bien des raisons, et trop longues à énumérer, pour qu’il en soit ainsi ; je ne sais cependant s’il faut dire : « La doctrine de l’intérêt bien entendu me semble la mieux appropriée aux besoins des hommes de notre temps. C’est principalement vers elle que l’esprit des moralistes de nos jours doit se tourner. » Sans doute il est bon d’éclairer l’intérêt et de montrer que le bien de tous peut se concilier avec le bien de chacun ; mais faut-il s’en tenir là et laisser aux siècles aristocratiques l’honneur de parler des beautés de la vertu, tandis que nous ne parlerons que de ses avantages ? Faut-il renoncer à dire que le mutuel dévouement des hommes est noble et généreux, et se contenter d’affirmer qu’il rapporte autant qu’il coûte ? Il semble qu’ici l’auteur laisse un peu trop paraître son dédain pour les sociétés démocratiques, puisqu’il les juge complètement incapables d’entendre parler de la vertu d’une manière désintéressée. Il semble même qu’il n’est pas ici entièrement fidèle à sa doctrine, qui consiste en toutes choses et partout à revendiquer la grandeur humaine. Il dit avec raison : « Éclairez les hommes à tout prix, car je vois approcher le temps où la liberté, la paix publique et l’ordre social lui-même ne pourront se passer de lumières. » Est-il donc contraire aux lumières de cultiver la vertu pour elle-même, et d’obéir au devoir, parce qu’il est le devoir ? Ce serait une triste chute pour l’humanité, et sans compensation, si, en passant des siècles aristocratiques aux siècles démocratiques, il fallait renoncer à voir dans la vertu autre chose qu’un égoïsme éclairé.

Il n’entre pas dans mon sujet d’examiner quelles étaient les pensées intimes de Tocqueville sur la religion. Si nous en croyons un juge éclairé en matière si délicate, « sa foi tenait peut-être de la raison plus que du cœur. Il n’avait pas atteint cette sphère où la religion ne nous laisse plus rien qui ne prenne sa forme et son ardeur. Ce fut la mort qui lui fit le don de l’amour. » On peut accepter ce jugement du père Lacordaire. Dans sa jeunesse, Tocqueville avait douté ; mais il s’était arrêté dans le doute, et son esprit, curieux surtout des choses politiques, semble avoir mis en réserve les vérités révélées pour s’exercer en toute liberté sur le reste. C’était donc principalement dans ses rapports avec la politique qu’il considérait la religion : non qu’il fût de ces publicistes, comme Machiavel et Hobbes, pour qui la religion n’est qu’un instrument de gouvernement. Au contraire il y voyait un instrument et une garantie de liberté, le contre-poids le plus salutaire et le plus nécessaire aux maux et aux périls de la démocratie. C’était là une de ses pensées les plus persistantes et les plus invétérées. Il lui semblait que plus l’homme s’accorde de liberté sur la terre, plus il doit s’enchaîner du côté du ciel, qu’il est incapable de supporter à la fois une complète indépendance religieuse et une entière liberté politique, enfin « que s’il n’a pas de foi, il faut qu’il serve, et s’il est libre, qu’il croie. »

Quelque pénétré qu’il fût de la nécessité de cette alliance entre la liberté et la religion, il ne se faisait aucune illusion sur les difficultés qu’elle rencontrait de notre temps. Il voyait bien qu’en fait la religion est souvent d’un côté, et la liberté d’un autre. C’était une de ses grandes tristesses, et plus d’une fois, dans sa correspondance avec M. de Corcelles, il se plaint de cette étrange contradiction. C’est aussi sous l’empire de cette inquiète préoccupation qu’il adressait à M. Albert de Broglie la question suivante, qui, de la part d’un écrivain un peu suspect de libre pensée, ne laisserait pas de passer pour indiscrète : « Pourquoi la religion chrétienne, qui, sous tant de rapports, a amélioré l’individu et perfectionné l’espèce humaine, a-t-elle exercé, surtout à sa naissance, si peu d’influence sur la marche de la société ? Pourquoi, à mesure que les hommes devenaient individuellement plus humains, plus justes, plus tempérans, plus chastes, paraissaient-ils devenir chaque jour plus étrangers à toutes les vertus publiques ? De telle sorte que la grande société nationale semble plus corrompue, plus lâche, plus infirme dans le même temps où la petite société de la famille est mieux réglée ! Vous touchez à ce sujet en plus d’un endroit, jamais à fond, ce me-semble. Il mériterait, suivant moi, d’être traité à part, car enfin nous ne prenons ni l’un ni l’autre au pied de la lettre, et comme règle de morale publique, de rendre à César ce que nous lui devons, sans examiner quel est César, et quel est le droit et la limite de sa créance sur nous. Ce contraste, qui frappe dès les premiers temps du christianisme, entre les vertus chrétiennes et ce que j’ai appelé les vertus publiques s’est souvent reproduit depuis. Il n’y en a pas dans ce monde qui me paraisse plus difficile à expliquer, Dieu, et après lui la religion qu’il nous a donnée, devant être comme le centre auquel les vertus de toute espèce doivent aboutir, ou plutôt d’où elles sortent aussi naturellement les unes que les autres, suivant les occasions et les différentes conditions des hommes. Cette grande question me semble digne de votre esprit, et celui-ci capable de la saisir et d’y pénétrer. » C’est là un grand problème, trop grave peut-être, traité ici en quelques mots, mais qui montre avec quelle pénétration hardie Tocqueville abordait les questions les plus délicates ; peut-être la demi-liberté qu’il s’accordait sur ces matières ne lui permettait-elle pas de le sonder dans toute sa profondeur.

Quoi qu’il en soit, il nous semble que M. de Tocqueville pose la question en termes bien absolus, lorsqu’il n’admet aucun milieu entre la foi avec la liberté et l’incrédulité avec la servitude. Une société peut exister sans être toute croyante, ni toute incrédule. Il peut se faire entre la raison et la foi une lutte généreuse à l’avantage de l’un et de l’autre. On se dispute les âmes, non plus par la menace du bûcher, mais par la discussion, par la persuasion. On se fait des conquêtes réciproques. Lorsque cela arrive, on crie de part et d’autre à l’apostasie, à la défection ; mais la plupart du temps ces sortes de conversions naissent des vrais besoins de l’âme, partagée entre le doute et la foi. Or cette situation, que l’on peut déplorer au point de vue du salut des âmes, n’a rien qui rende impossible la liberté civile et politique. Si Tocqueville a exagéré une pensée qui lui était chère, il faut reconnaître en même temps qu’il avait le sentiment le plus juste, lorsqu’il demandait à la religion et à l’église de s’unir à la liberté au lieu de la combattre, et à la liberté de respecter la religion et l’église au nom de ses principes mêmes ; mais il est plus facile de réconcilier les idées que les intérêts et les passions.

Si nous essayons de résumer cette analyse de l’œuvre accomplie par M. de Tocqueville comme publiciste et comme philosophe, nous reconnaissons qu’il a rendu à la politique un incontestable service en lui restituant son caractère de science, qu’elle avait perdu presque entièrement dans notre siècle. Depuis la révolution, les passions se mêlaient sans cesse aux doctrines, et il était presque impossible de séparer les écoles des partis. Tocqueville, au contraire, se plaçait à une hauteur et dans un lointain où il n’était plus guère accessible aux passions et aux préjugés. De là ce caractère de placidité noble et de haut désintéressement qui a été si justement admiré dans son grand ouvrage. Ce n’est pas qu’il fût indifférent aux choses de son temps, car on sent dans tous ses écrits une émotion contenue qui témoigne d’une âme vivement préoccupée ; mais cette émotion, qui lui donnait l’ardeur de la recherche, n’était pas assez violente pour le dominer et l’aveugler. Il y a beaucoup d’analogie entre lui et M. Jouffroy. L’inquiétude que celui-ci éprouvait sur la destinée humaine, Tocqueville la ressentait pour la destinée des sociétés. L’un et l’autre étaient intérieurement atteints d’une secrète mélancolie devant les obscurités et les redoutables mystères de ce double problème ; l’un et l’autre contenaient leur âme dans leurs écrits, et ne laissaient paraître que la curiosité du vrai et la lente et patiente recherche des faits humains. L’un aimait à se replier sur lui-même et à surprendre dans l’intimité de la conscience les différences les plus subtiles des faits intérieurs ; l’autre portait un regard non moins attentif sur les faits du dehors : il les démêlait avec le même plaisir, avec la même finesse, avec la même sincérité. Dans le plaisir de la recherche, ils oubliaient la passion qui les avait inspirés. De là, chez l’un et chez l’autre, ce contraste d’un esprit si calme et ; si éclairé et d’une âme si mélancolique, si inquiète et si émue.

Tocqueville a eu le goût des faits politiques dans un temps où la plupart des esprits n’aimaient que les systèmes politiques il apportait à la recherche et à l’analyse de l’histoire positive la même ardeur et la même passion qu’Augustin Thierry et M. Guizot appliquaient à l’étude des origines du moyen âge, et Cuvier à l’histoire des révolutions du globe. Les sociétés humaines, comme tous les objets de la nature, sont des phénomènes très complexes, qui ne peuvent être la plupart du temps devinés a priori. Sans doute on peut bien fonder une sorte de politique absolue en partant de l’idée de la nature humaine et de la notion abstraite de l’état, et c’est par là seulement qu’on arrive à la notion du droit et du devoir dans les sociétés. Il ne faut pas dédaigner cette politique spéculative, et j’ai fait remarquer qu’elle manque un peu trop dans les écrits de M. de Tocqueville. Il n’en est, pas. moins vrai qu’il ne suffit pas de savoir ce qui doit être, il faut encore observer, ce qui est. Or c’est ici que la richesse et la fécondité des faits humains dépassent toute prévision, et que les lois générales ne peuvent être découvertes que par les mêmes procédés qu’on emploie dans les sciences naturelles, l’observation et l’expérience, avec cette différence que dans les-sciences de la nature c’est le savant qui expérimente, tandis que dans les sciences politiques c’est la société elle-même qui très souvent accomplit des expériences pour l’instruction des savans. C’est ce qui a lieu surtout dans les temps modernes. Lorsque les esprits aventureux ont jeté en avant quelques hypothèses, les sociétés se mettent à les vérifier sur elles-mêmes. Fidèles aux règles prescrites par Bacon, elles varient l’expérience, la transportent, la renversent, la prolongent ou la suspendent ; procédant par exclusion et élimination, elles rejettent tantôt un élément, tantôt un autre, souvent même elles s’abandonnent à ce que Bacon appelle les hasards de l’expérience, sortes experimenti, comme pour voir ce qui en arrivera. Les publicistes recueillent les résultats de ces expériences si bien préparées ; ils constatent et comparent les faits : ils en forment des lois. Voilà la politique expérimentale telle que Tocqueville l’a comprise et l’a conçue.

Cette manière d’entendre la politique pourrait avoir des inconvéniens entre les mains d’un esprit corrompu, comme Machiavel, ou un peu trop indifférent, comme Aristote et quelquefois Montesquieu, car, en se contentant d’observer comment les hommes agissent, on peut oublier comment ils devraient agir, et prendre leur conduite habituelle pour règle et pour mesure du juste et du droit. Que faut-il pourtant conclure de là ? C’est que la politique ne se suffit pas à elle-même, et qu’elle doit reposer sur le droit naturel et sur la morale ; c’est ce que pensait M. de Tocqueville. « Sa visée, dit-il en parlant de Platon, qui consiste à introduire le plus possible la morale dans la politique, est admirable. » Pénétré de ce principe, quoiqu’il ne fût lui-même qu’un publiciste observateur, il n’est jamais indifférent entre le bien et le mal, et il apportait dans la politique un esprit de haute moralité qu’il n’aurait jamais trouvé par la politique seule. Toutefois, s’il ne faut pas conclure de ce que font les hommes à ce qu’ils doivent faire, il ne faut pas conclure davantage de ce qu’ils doivent faire à ce qu’ils feront en réalité. Il reste donc toujours à examiner comment les choses se passent, et ce qui advient des principes abstraits, lorsqu’ils sont réalisés par les hommes et parmi les hommes. C’est ici que la politique spéculative est en défaut et qu’elle doit appeler à son secours la politique expérimentale.

Si l’on cherche maintenant à quelle conclusion la méthode précédente a conduit M. de Tocqueville, on verra qu’en dehors des vues particulières, qui sont très nombreuses dans ses écrits, il a mis en pleine lumière cette loi aperçue par quelques auteurs, mais que nul n’avait encore développée comme lui. « Le plus grand péril des démocraties, c’est l’affaiblissement et la ruine de l’individualité humaine ; » d’où il tire cette règle pratique : « tout ce qui relève l’individu est sain. » Sa morale était conforme à sa politique. C’était la morale stoïcienne, la morale de l’effort et de la volonté. Elle a inspiré ces belles maximes éparses dans sa correspondance : « en toutes choses, il faut viser à la perfection ; — ce monde appartient à l’énergie ; — la grande maladie de l’âme, c’est le froid. » Sa vie même était une confirmation de ses doctrines : c’était une nature noble et haute, admirablement sincère, ayant toujours devant les yeux la grandeur morale : c’était une personne, une âme, un caractère.

Comme les écoles et les partis n’aiment guère plus que les gouvernemens qu’on leur dise leurs vérités, les démocrates ont toujours tenu M. de Tocqueville en défiance et ne l’ont jamais considéré comme un des leurs. Homme des anciennes races, il se mêlait de trouver à redire à l’idole du siècle ; il ne pensait pas que le peuple fût nécessairement parfait, irréprochable, infaillible ; il pensait que, tout en développant la démocratie d’un certain côté, il était urgent en même temps de la tempérer, de la surveiller et de la retenir ; il accusait enfin la démocratie de répandre partout un esprit d’uniformité, de médiocrité et de servitude. Toutes ces hérésies devaient souverainement déplaire à une école très intolérante et très passionnée. Et cependant M. de Tocqueville est certainement un des amis les plus sérieux, les plus éclairés, les plus sincères que la démocratie ait eus de notre temps. Sans doute il était cruel à une cause qui s’était toujours confondue avec celle de la liberté de s’entendre dire, et cela sans passion et même avec bienveillance, qu’elle portait la servitude dans son sein, qu’il lui fallait lutter contre ses plus violens instincts pour rester libre. Cet avertissement cependant est le salut de la démocratie : c’est pour l’avoir méconnu dans la bouche de tous les sages qu’elle a toujours succombé sous les périls du dehors ou les périls du dedans. Il est digne de la démocratie moderne, qui se croit la loi future de l’humanité, d’éviter les écueils où ont échoué Athènes et Florence. Ce n’est pas parce qu’elle s’étendra sur un plus grand espace et s’appliquera, non plus à de petites cités, mais à de grands peuples, que la démocratie verra ses périls diminuer : ils ne peuvent que croître avec son empire. Si elle parvient à se persuader de ces vérités et à se corriger de ses principaux vices, elle devra de la reconnaissance à M. de Tocqueville comme à l’un de ces maîtres sévères que l’on maudit dans l’enfance et qu’on honore avec gratitude à l’âge de l’expérience et de la maturité.


PAUL JANET.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre 1860.
  2. « Chi vuol farla tacere, bisogna otturarli la boccha. » Le Prince de Fra Paolo, trad. de l’abbé de Marty ; Berlin 1751, p. 41.
  3. Voyez Ch. Dunoyer, Liberté du Travail, l. IV, ch. 7 et 8.
  4. Voyez l’intéressant livre de M. Levassour sur l’Histoire des classes ouvrières, ouvrage couronné par l’Institut.