Aller au contenu

Alfred Jarry ou le Surmâle de lettres/04

La bibliothèque libre.


“ UBU-ROI ”

IV


La vie d’Alfred Jarry connut son apogée lors de la fameuse représentation d’Ubu-Roi. Il ne s’en aperçut point. Toujours pauvre, toujours indifférent, toujours ivre d’un mauvais alcool ou d’un trop beau rêve, épris d’un absolu à la fois mathématique et romanesque, il se laissa porter par cette furieuse vague de fond qui remuait la foule sans arriver à l’émouvoir lui-même et retomba de toute sa hauteur sans daigner se plaindre de la fatalité qui le sacrait bouffon royal et ne lui permettait même pas d’exploiter sa chance.

La première apparition, sur la scène. de cette curieuse pièce eut lieu au théâtre de l’Œuvre, sous la direction de Lugné-Poe, le 10 décembre 1896, et ce fut Gémier qui tint le rôle particulièrement lourd du roi Ubu, lequel rôle avait d’abord été destiné à une marionnette, sorte de Karagheuz gaulois que la décence moderne ne permettait pas à un acteur de chair et d’os d’interpréter facilement. Ici, j’emprunterai à un article de Laurent Tailhade une pittoresque vision de la salle : « … Le soir de cette première, les couloirs trépidaient, l’assistance était houleuse comme aux plus beaux jours du romantisme. C’était, toute proportion gardée, une bataille d’Hernani entre les jeunes écoles, décadentes, symbolistes, et la critique bourgeoise incarnée avec une lourdeur satisfaite dans la graisse du vieux Sarcey (et il y avait toutes les notoriétés du monde politique ou des gens de lettres : Rochefort et Willy, Arthur Meyer et Catulle Mendès). Poètes chevelus, esthètes crasseux et grandiloques, le ban et l’arrière-ban de la littérature nouvelle, discutaient, gesticulaient, échangeaient des médisances et des commérages de portier. La rédaction du Mercure de France, au grand complet, apportant dans ce hourvari une tenue élégante et plus discrète. »

Avant le lever du rideau, un petit homme noir, en habit trop grand, les cheveux plaqués à la Bonaparte, le visage pâle et les yeux sombres, des yeux d’encre ou de mare profonde, surgit de derrière une table de conférencier pour pressentir le public au sujet de la situation géographique de l’action de la pièce. Il parla exactement dix minutes, d’un ton sec et froid, pour dire ceci : « Mesdames, Messieurs, il serait superflu — outre le quelque ridicule que l’auteur parle de sa propre pièce — que je vienne ici précéder de peu de mots la réalisation d’Ubu-Roi après que de plus notoires en ont voulu parler : dont je remercie, et avec eux tous les autres, MM. Silvestre, Mendès, Scholl, Lorrain et Bauer, si je ne croyais que leur bienveillance a vu le ventre d’Ubu gros de plus de satiriques symboles qu’on ne l’en a pu gonfler pour ce soir. Le swedenborgien docteur Mésès a excellemment comparé les œuvres rudimentaires aux plus parfaites et les êtres embryonnaires aux plus complets, en ce qu’aux premiers manquent tous les accidents, protubérances et qualités, ce qui leur laisse la forme sphérique ou presque, comme est l’ovule et M. Ubu ; et aux seconds s’ajoutent tant de détails qui les font personnels qu’ils ont pareillement forme de sphère en vertu de cet axiome que le corps le plus poli est celui qui présente le plus grand nombre d’aspérités. C’est pourquoi vous serez libres de voir en M. Ubu les multiples allusions que vous voudrez, ou un simple fantoche, la déformation par un potache d’un de ses professeurs qui représentait pour lui tout le grotesque qui fût au monde. C’est cet aspect que vous donnera aujourd’hui le théâtre de l’Œuvre. Il a plu à quelques acteurs de se faire pour deux soirées impersonnels et de jouer enfermés dans un masque afin d’être bien exactement l’homme intérieur et l’âme des grandes marionnettes que vous allez voir. La pièce ayant été montée hâtivement et surtout avec un peu de bonne volonté, Ubu n’a pas eu le temps d’avoir son masque véritable, d’ailleurs très incommode à porter, et ses comparses seront, comme lui, décorés plutôt d’approximations. Il était très important que nous eussions, pour être tout à fait marionnettes (Ubu-Roi est une pièce qui n’a jamais été écrite pour marionnettes mais pour des acteurs jouant en marionnettes, ce qui n’est pas la même chose), une musique de foire, et l’orchestration était distribuée à des cuivres, gongs et cornes de trompettes marines que le temps a manqué pour réunir. N’en voulons pas trop au théâtre de l’Œuvre : nous tenions surtout à incarner Ubu dans la souplesse du talent de M. Gémier et c’est aujourd’hui et demain les deux seuls soirs où M. Ginisty, et l’interprétation de Villiers de l’Isle-Adam, aient la liberté de nous le prêter. Nous allons passer aux trois actes qui sont sus et deux qui sont sus aussi grâce à quelques coupures. J’ai fait toutes les coupures qui ont été agréables aux acteurs, même de plusieurs passages indispensables au sens et à l’équilibre de la pièce, et j’ai maintenu pour eux des scènes que j’aurais volontiers coupées. Car si marionnettes que nous voulions être, nous n’avons pas suspendu chaque personnage à un fil, ce qui eût été sinon absurde, du moins bien compliqué pour nous ; et par suite nous n’étions pas certain de l’ensemble de nos foules alors qu’à Guignol un faisceau de guindes et de fils commande toute une armée. Attendons-nous à voir des personnages notables comme M. Ubu et le Tsar forcés de caracoler en tête à tête sur des chevaux de carton que nous avons passé la nuit à peindre afin de remplir la scène. Les trois premiers actes, du moins, et les dernières scènes seront joués intégralement tels qu’ils ont été écrits. Nous aurons un décor parfaitement exact, car de même qu’il est un procédé facile pour situer une pièce dans l’éternité, à savoir de faire par exemple tirer, en l’an mil et tant, des coups de revolver, vous verrez des portes s’ouvrir sur des plaines de neige sous un ciel bleu, des cheminées garnies de pendules se fendre afin de servir de portes et des palmiers verdir au pied des lits afin que les broutent de petits éléphants perchés sur les étagères. Quant à notre orchestre qui manque, on n’en regrettera que l’intensité et le timbre, divers pianos et timbales exécutant les thèmes d’Ubu derrière la coulisse. Pour l’action qui va commencer, elle se passe en Pologne, c’est-à-dire nulle part. »

Et le petit homme noir, vêtu de son habit trop grand, c’est-à-dire Alfred Jarry, salua d’un mouvement assez pareil au geste d’un pantin qui se casse, et disparut derrière le rideau.

Je veux ajouter à ce compte rendu de la conférence d’Alfred Jarry le commentaire qu’en fit A. Ferdinand Herold, alors critique dramatique au Mercure de France : « Cette brève et spirituelle allocution est, nous semble-t-il, la plus fine critique qu’on puisse faire d’Ubu-Roi. Je veux cependant dire que cette extraordinaire fantaisie, dont quelques-uns affectent de se scandaliser, est l’œuvre la plus vraiment irrespectueuse qu’on ait, depuis longtemps, écrite ; il n’y a guère de préjugé, si vivace qu’il soit encore, qui n’y soit raillé, et M. Alfred Jarry aura eu le rare honneur de créer un type, celui d’Ubu. N’avons-nous pas déjà, quelques jours à peine après la représentation, lu un article où M. Rochefort, voulant exprimer tout le mépris qu’il a pour le ministre actuel, comparait M. Méline et ses collègues au Père Ubu ? Et, en somme, Ubu n’est-il pas, professeur ou politicien, l’homme du gouvernement ?… »

Or, on était venu en foule, comme l’a constaté plus haut Laurent Tailhade, parce qu’en ce temps-là les théâtres dits théâtres d’avant-garde n’étaient pas aussi nombreux qu’aujourd’hui et ne divisaient pas le courant de l’opinion en multiples cascades. Il y avait un Théâtre libre, il y avait un Théâtre d’art, et on savait à peu près d’où soufflait le vent. On croyait encore à la bonne foi des jeunes, sinon à leur génie, et on n’était pas encore blasé sur leur mépris du bon sens. On leur demandait un peu plus que du bruit et les gens du monde ou les snobs consentaient à payer leurs places pour autre chose que recevoir des poignées de haricots dans la figure.

Alfred Jarry fut pourtant en France le précurseur de tous les bouffons de lettres d’aujourd’hui, et malgré sa réelle valeur littéraire il fut la première victime offerte en holocauste à la folie furieuse de ceux qui veulent du nouveau, du nouveau jusqu’à l’absurde, et même jusqu’à l’impuissance de l’absurde. Déçus, cette fois-là, parce qu’ils comprenaient trop, ils prirent leur revanche, plus tard, en applaudissant frénétiquement des choses qu’ils ne comprenaient pas du tout… De même que les amateurs de peinture, après avoir laissé mourir de faim de grands peintres, se jetèrent, des billets de banque à la main, sur d’infâmes barbouilleurs que les marchands, s’entendant entre eux, firent monter à des cours fantastiques… à la bourse de la paresse !

Devant Ubu-Roi, simple satire de toutes les bonnes mœurs et surtout de la guerre, de la grande guerre qui devait venir, ils sifflèrent implacablement. Ce fut un charivari impressionnant. Gémier, orné d’un masque effroyable (pâle copie avant la lettre de l’effroyable masque à gaz de nos malheureux soldats) et du fond d’un nez en trompe d’éléphant, leur lança le mot, le fameux mot par lequel débute la pièce, mot du « parlage français », dit Laurent Tailhade, auquel Jarry avait ajouté une lettre qui lui donnait un accent neuf et la plus affirmative des sonorités : « Mer…dre ! »

Un tel tumulte s’ensuivit que Gémier dut rester muet pendant un quart d’heure, et c’est long, un quart d’heure, à la scène !… Cela s’appelle : un trou. C’était même un vrai précipice ! Les gens de lettres riaient, mais les profanes, surtout les dames, n’en revenaient pas. On s’interpellait d’une loge à l’autre, on s’invectivait, si bien que Willy, agitant son fameux chapeau à bord plat, de légendaire mémoire, finit par crier au public : « Enchaînons ! » comme estimant la scène à faire surtout dans la salle. Chaque fois, du reste, que le mot fut dit, au courant de la pièce, et il y est dit très souvent, il reçut le même accueil : cris de colère, d’indignation ou fou rire. Gémier, le père Ubu, cette excellente Mme France, la mère Ubu, en prirent leur parti et se montrèrent vraiment merveilleux de courage et de talent.

Les critiques impartiaux eurent tout de même, dans ce bouleversant tapage, la vision d’un type nouveau, quoique éternel, de Guignol-tyran, à la fois bourgeoisement poltron, lâchement cruel, avare, génialement philosophe, tenant par sa grandiloquence de Shakespeare et par son humanité primitive de Rabebais. On put deviner, dans son créateur, ceux qui savent lire, un érudit puisant aux bonnes sources, connaissant parfaitement ses classiques, grecs, latins ou français. Des phrases passèrent par-dessus la rampe pour tomber dans l’immortalité. Je n’en veux citer qu’une : « Mère Ubu, tu es bien laide, ce soir. Est-ce parce que nous avons des invités ? »

Ce père Ubu devait, malgré toutes les réprobations et le scandale soulevé, entrer dans nos mœurs et s’y faire une place qu’on ne peut plus lui enlever. Voici un article du sagace Catulle Mendès, demeuré encore assez romantique, le disciple d’Hugo, pour avoir bien saisi la portée de cette inoubliable soirée où l’on put prédire le règne du grotesque fantoche lancé, comme un ballon rouge, par la main d’un enfant terrible, très au-dessus de toutes les barrières de la vie courante : « Des sifflets ? Oui ! Des hurlements de rage et des râles de mauvais rire ? Oui. Des banquettes prêtes à voler sur la scène ? Oui. Des loges vociférantes et tendant des poings ? Oui ; et, en un mot, toute une foule furieuse d’être mystifiée, bondissante, en sursaut, vers la scène où un homme à la longue barbe blanche, en long habit, noir, qui sans doute représente le temps, vient à pas légers accrocher, pancarte symbolique, au manteau d’Arlequin l’illusion des décors ? Oui ; et les allusions à l’éternelle imbécillité humaine, à l’éternelle luxure, à l’éternelle goinfrerie, incomprise ? Oui ; et le symbole de la bassesse de l’instinct qui s’érige en tyrannie, inaperçu ? Oui ; et le bafouillement de la pudeur, de la vertu, du patriotisme, de l’idéal, surexcitant jusqu’à la bacchanale les pudeurs, les vertus, les patriotismes et l’idéal des personnes qui ont bien dîné ? Oui ; et par surcroît les drôleries pas drôles, les grotesqueries désolantes, le rire ouvert jusqu’au macabre rictus des têtes de squelettes ? Oui ; et vraiment, toute la pièce ennuyeuse sans qu’une explosion de joie, toujours attendue, y éclate ? Oui, oui, oui, vous dis-je !… Mais, tout de même, ne vous y trompez pas, ce ne sont pas des soirées indifférentes et dénuées de signe que celles d’hier soir et de ce soir, au théâtre de l’Œuvre. Quelqu’un parmi le tohu-bohu a crié : « Vous ne comprendriez pas davantage Shakespeare ! » Il a eu raison. Entendons-nous bien ! Je ne dis pas du tout que M. Alfred Jarry soit Shakespeare et tout ce qu’il a d’Aristophane est devenu du bas Guignol et une saleté de funambulesquerie foraine ; mais, croyez-le, malgré les niaiseries de l’action et les médiocrités de la forme, un type nous est apparu, créé par l’imagination extravagante et brutale d’un homme presque enfant.

« Le Père Ubu existe.

« Fait de Pulcinella et de Polichinelle, de Punch et de Karagheuz, de Mayeux et de Joseph Prud’homme, de Robert Macaire et de M. Thiers, du catholique Torquemada et du juif Deutz, d’un agent de la sûreté et de l’anarchiste Vaillant, énorme parodie malpropre de Macbeth, de Napoléon et d’un souteneur devenu roi, il existe désormais, inoubliable. Vous ne vous en débarrasserez pas : il vous hantera, vous obligera sans trêve à vous souvenir qu’il fut, qu’il est ; il deviendra une légende populaire des instincts vils, affamés et immondes, et M. Jarry, que j’espère destiné à de plus délicates gloires, aura créé un masque infâme. Quant à l’abondance des mots ignominieux proférés par les protagonistes de cette œuvre inepte et étonnante, elle n’a point de quoi nous surprendre : il y a des moments de siècle où les dalles crevantes, des égouts, comme des volcans, éclatent et éjaculent… »

Comme on le voit, Mendès, esprit subtil, très averti, ayant tout lu, tout étudié, possédant par excellence le flair du Juif intelligent et sachant dépouiller, le cas échéant, la réserve prudente inhérente à sa race, faisait un très beau sort à l’œuvre de Jarry, mais il ne pardonna pas à son auteur son indifférence de toute gloire ou réussite profitable. Il ne comprit pas plus cet enfant de génie en sa personnalité d’exception fatale qu’il ne pouvait comprendre le puéril et génial Villiers de l’Isle-Adam, pour lequel, son meilleur ami, prétendait-il, souvent, il avait, lui Mendès, le monstre de grand talent, une sorte de haine superstitieuse. Si Jarry, le sacrilège, n’avait pas été aussi un réel catholique, il aurait pu, protégé par Catulle Mendès, arriver à la maîtrise de son art, parce que qui peut plus doit pouvoir moins. Or, Jarry ne fit même pas un pas pour le remercier, au soir de son pseudo-triomphe, de lui avoir communiqué les épreuves de son papier. « Dites donc, questionna Mendès ahuri par le dédain du triomphateur, est-ce qu’il est mal élevé, en outre ? — Non, lui répondis-je, c’est plus grave, il est fou. Ce soir, il pense à autre chose et sa pièce ne l’intéresse plus ! — Bien ! fit Mendès, encore un phénomène, seulement, prévenez-le que l’on ne dérange pas en vain la grande publicité. S’il est en retard avec elle, elle ne lui pardonnera pas. » Je tançai Ubu qui remercia. Et Mendès avait raison. Alfred Jarry disparut presque sous le vilain masque de son fantoche, comme dévoré tout entier par ce goinfre. Qui donc connaît César-Antéchrist, le Surmâle, Messaline et les si amusantes Spéculations ? Ce qu’était leur auteur ? Au fond, un garçon triste et un violent résigné. Peut-être plus : un anormal dévoyé ! Poète, donc excessif. Mais bien plus dilettante qu’homme de lettres. Il ne cherchait ni la réclame ni l’argent. Il avait horreur d’écrire dans les journaux parce qu’il y faut porter sa copie à heure fixe. Dessinateur original, il laissa traîner ses dessins sur toutes les tables de café… où ils ne furent pas perdus pour tout le monde. Il a été, qu’on le veuille ou non, l’animateur du mouvement cubiste en France. On n’a qu’à comparer ses bois gravés par lui-même avec les plus récentes créations de ce genre hermétique (je dis hermétique par pure politesse). Alfred Jarry fut vraiment le premier fondateur de l’école que j’appellerai, faute d’expression plus technique : l’école des démons de l’absurde.

Dans le journalisme on emploie journellement les mots de son étrange vocabulaire sans savoir d’où ils viennent : qui n’a lu des diatribes contre M. Ubureau, personnage comique et malfaisant de notre belle ad-mi-nis-tra-tion ? Et le voiturin à phynance… jusqu’aux charretiers qui, de temps à autre, ajoutaient l’r pour accentuer le mot-juron !…

Pauvre père Ubu : pillée, volée, déformée son œuvre gît, en puissance latente, dans toutes les œuvres qui l’ont plagiée… On a fait même beaucoup plus ironique : on l’a continuée, voir les plaquettes luxueuses d’Ambroise Vollard qui, sous tous les rapports, sont mieux que de l’Ubu !… Et le Potomac de Jean Cocteau ? Et tant d’autres, plus habiles, plus savants, surtout plus mondains… car ils ont, pour les lancer haut, ces volants, les raquettes souples des salons princiers, de ces salons qui font à la fois les grands académiciens et les petits génies !

D’ailleurs, que pourrait-on pour ce garçon farouche qui noyait ses appétits de fauve aux abois dans l’absinthe, qu’il appelait l’herbe sainte ? Rien ! Pas même le plaindre !…

Qu’avons-nous fait pour lui, nous-même ? Je placerai ici un paragraphe d’un article de Laurent Tailhade où il a peut-être deviné l’orgueil maladif du héros, qu’il n’aimait pas beaucoup, car Tailhade était un poète soucieux d’élégance et de distinction, mais qu’il sentait son égal en le mépris du Mufle : « M. et Mme Alfred Vallette furent pour son isolement et son orageuse jeunesse de parfaits amis. Quand il se montrait aux brillants mardis qu’animait la verve éblouissante de Rachilde, sale, miteux, sans linge, les pieds dans des chaussons de lisière où pointaient ses orteils, la maîtresse de la maison entourait de tant de grâces et de prévenances le malingreux qui, dans ce Paris d’hier, traînait encore les loques médiévales de Gringoire ou de Villon, que chacun à son tour lui faisait fête. Alfred Jarry ne brillait de tout son éclat que dans le salon de Rachilde et les symposiums du Mercure. Son esprit gamin, sa voix mauvaise et désaccordée, son accent nasillard et traînant s’harmonisait à son allure. Il semblait avoir adopté, choisi son costume hétéroclite et composé, comme une figure de théâtre, son personnage extravagant. »

Mais c’était encore, c’était toujours le masque du père Ubu dévorant le vrai visage de son créateur, de sa victime plutôt.

Il y eut aussi la Revue Blanche et les Natanson, qui essayèrent de le faire travailler régulièrement. Il leur fallut y mettre de ta patience, car le père Ubu ou Alfred Jarry, s’il ne savait point tirer à la ligne, pêchait à la ligne et se sauvait de tous les poisons de la capitale des lettres pour aller respirer au bord de la Seine, ce qui prolongea de quelques années son étrange existence. Il fut là, comme il le disait lui-même, « un homme grand et magnifique ». Étant d’ailleurs petit et dépourvu de toute phynance, il trouva le moyen d’acquérir un canot dénommé as, dans lequel il fit des prouesses d’endurance sportive, et une maison de campagne (?) qu’on appelait le tripode… parce qu’elle avait quatre pieds. À la campagne nous retrouverons, si mes lecteurs veulent bien me suivre, le sauvage, l’homme des bois lâché en pleine liberté et ne connaissant plus que ses caprices fous, son bon plaisir qui n’était pas toujours celui des voisins.