Alfred Jarry ou le Surmâle de lettres/07
ALFRED JARRY
ÉRUDIT ET SPORTIF
VII
lfred Jarry avait un langage très
spécial qui déroutait un peu ceux
qui l’entendaient pour la première
fois. Il disait : nous en parlant de
lui et mettait le verbe à la place du substantif,
imitant les tournures grecques.
Exemple : celui qui souffle pour le vent,
et celui qui se traîne… pour le train, fût-ce
un express ! Cela compliquait la conversation,
surtout à cause de la rapidité
de son débit, martelant les syllabes
comme s’il les frappait au poinçon : Ma-da-me.
Or, ce n’était pas pour imiter son
personnage, Ubu-Roi, ce masque fatal
collant à sa face et pesant durement sur
son cerveau. Il avouait, très naïvement, que cela provenait d’une habitude de
collégien se répétant à lui-même ses
leçons automatiquement. Tout était
machinal chez lui et il n’avait, pas d’autre
prétention que de s’imposer à
l’humanité en qualité de machine très
bien réglée.
Excellent élève, Jarry remportait tous les prix et avait absorbé une telle quantité de sciences qu’il en débordait, littéralement. En parcourant les palmarès des differents lycées où il fit ses études, on découvre que ce turbulent garçon se montrait aux yeux de ses professeurs, qu’il tournait, cependant, en ridicule, le plus studieux des… mauvais sujets. On voit que Jarry Alfred eut, successivement, le premier prix d’inscription à l’ordre du jour (!), ce qui est au moins extraordinaire étant donné sa dissipation habituelle et son insolence, les premiers prix de langue latine, les premiers prix de langue grecque, les premiers prix de langue anglaise, des prix de mathématiques, de récitation, de composition, et quelques prix d’excellence pour couronner le tout, sans oublier, plus tard, un prix de littérature du Journal pour la meilleure nouvelle !…
Comment arrivait-il à ces tours de force de cérébralité, alors qu’un de ses condisciples du lycée Henri-IV déclare qu’il passait toutes ses nuits… à ne pas dormir ? On ne conçoit pas de quelle façon il rassemblait ses esprits pour étudier lucidement. Et tout cela ne l’empêchait nullement de s’amuser à tous les jeux… de l’esprit, ni d’être un bon poète. Mais ce qui m’étonnait bien davantage, c’est qu’il savait des tas de choses de la vie courante qu’il n’avait guère eu le loisir d’approfondir dans sa courte existence. Dès qu’on lui parlait d’un métier il vous citait le nom de tous les outils nécessaires à ce métier et les termes techniques y correspondant. Il pouvait discourir sur n’importe quel ouvrage d’art ou de mécanique. On remarquera que dans la course des dix mille mille, il décrit un certain vol de vautour d’une bicyclette lancée à l’allure d’un rapide, où il invente purement et simplement l’avion, qu’il ignorait, le plus lourd que l’air s’enlevant dans les airs par la seule force d’une rotation soutenue.
Quant à ses lectures littéraires, elles embrassaient toutes les époques. Il citait de mémoire et le passage du roman et le nom de l’auteur.
Je me souviens d’une discussion au sujet d’une mode entre deux dames de lettres qui ne savaient ni l’une ni l’autre d’où venait le surnom donné à un ornement qui se portait dans le dos, pans de ceinture ou ruban noué autour du col : des suivez-moi jeune homme. Il leur fournit la date et le titre du journal qui avait lancé cette fanfreluche. D’où notre stupeur. Ce garçon toujours négligé qui, portant bien par hasard un costume neuf, s’asseyait en pleine flaque de boue pour réparer sa bicyclette plus à son aise, avait un goût très sûr et très raffiné, ce qui ne l’empêchait pas de s’affubler de chemises de femme rose tendre ou bleu pâle, parce que, prétendait-il, le linge masculin et son offensive raideur empêchait toute aisance des gestes. Sportif, il l’était à la limite de toute endurance. Mon mari l’ayant initié aux douceurs du canotage, il fit des prouesses d’imprudence, faillit se noyer plusieurs fois, puis, à son tour, fut professeur de bicyclette de mon mari, et comme il déplorait mon manque d’enthousiasme pour ce genre de roulement, il me proposa un autre moyen de locomotion sinon plus dangereux, tout au moins plus accessible à ma paresse : « Vous eûtes confiance, jadis, en ces sales bêtes de chevaux, Ma-da-me, desquels on a tiré, bien à tort, des exemples de force pour les turbines, ce qui nous devrait indiquer leur faiblesse puisqu’on cherche à les multiplier par des chiffres probants ; eh bien, nous vous parions de vous faire faire, en voiture, le train d’un coureur de profession, un peu moins qu’un jeu !… »
À cette époque de l’enfance de la vitesse, le grand chic était de se promener en voiturette d’osier, léger panier à deux roues parallèles, qui s’attachait avec une simple lanière de cuir à la bicyclette d’un monsieur doué d’une paire de jarrets solides.
Je ne suis pas peureuse, mais si la voiture me paraissait à la fois confortable et charmante, le cheval me semblait terriblement vicieux, pour employer un terme qui n’a rien d’offensant en la circonstance.
« Vous n’avez pas confiance en nous, Ma-da-me ?
— Oh ! pas du tout ! répondis-je avec la plus entière des convictions.
— Même si Monsieur votre époux se tient à notre hauteur, prêt à nous secourir en cas d’accident ?
— Et si la courroie casse ?
— Vires acquirit eundo, Ma-da-me ! »
Je finis par me laisser convaincre, et je pus reconnaître, dans la voiturette en question, que Jarry n’exagérait pas quand il parlait d’un train… tout autre que celui qui se traîne, pour employer ses euphémismes.
Je lui dois, du reste, une terrible émotion qui se rapporte beaucoup plus à un réflexe de ce cerveau, trop primesautier, qu’à une circonstance vraiment accidentelle.
Nous avions quitté Corbeil à la suite de démêlés avec la propriétaire désireuse sans doute de remplacer des locataires qui n’habitaient pas bourgeoisement son immeuble (voir les coups de revolver cités plus haut), et nous étions installés à la Frette, dans une jolie maison trop neuve ornée d’un jardin encore en espérance, que nous réalisâmes à grands frais, persuadés que nous en verrions s’allonger les arbres. Le site était charmant. Le chalet en question s’adossait à une colline fleurie de lilas et, détail qui ravissait Ubu, on entrait à la fois par la porte du grenier et celle de la cave. La Seine coulait au bas du jardin et, la saison s’annonçant chaude (dans ce temps-là il faisait encore chaud l’été !), on se baignerait !…
Comme nous n’avions pris aucun renseignement sur le pays, on s’extasiait devant le proche petit village, si calme, si désert, dont, chose bizarre, toutes les fenêtres étaient closes du côté de l’eau. On mit les canots en mouvement et l’on déroula les lignes. Ça ne mordait pas et on constata qu’en trempant ses mains dans l’eau, on ne les voyait plus ! « Le Styx ! murmurait Jarry. L’onde est noire » ! « C’est pourtant bien la Seine ! » affirmaient les autres… Et puis, on surprit, sur le visage de graves mariniers passant, des sourires un peu bien narquois lorsqu’ils rencontraient cette équipe de pêcheurs intrépides.
De fait, aucun poisson n’apparaissait, sinon d’immondes petits têtards visqueux et point à frire. On se renseigna dans le village où tout le monde se taisait, personne ne désirant dégoûter ces bons Parisiens un brin naïfs. Mais quand arriva juillet, ce fut l’explication sans commentaires, le flagrant aveu ! Par bouffées, selon le caprice de celui qui soufflait, nous arrivaient des odeurs affreuses. Et il nous fallut agir comme ceux du petit village modeste, fermer hermétiquement persiennes et fenêtres du côté de l’eau : nous demeurions devant les fameux épandages d’Achères !
Alors on se mit à faire de la bicyclette furieusement pour fuir, comme la peste, ce délicieux endroit[1].
On ne pouvait tout de même pas perdre sa saison à changer encore de villégiature et on se résignait à changer d’air seulement en allant le plus loin possible.
Ce fut ainsi que je me décidai à monter dans ce joli panier d’osier, car, après tout, mieux valait risquer de se casser la figure que respirer de pareils parfums. Je ne pouvais plus ni boire ni manger. J’avais même imaginé de me nourrir de citrons, fruits recommandés contre le choléra !
C’est ici que se place le petit drame dont je voulais vous parler.
Nous étions sur la route d’Herblay, à un endroit dominant un fort beau paysage, et nos regards plongeaient dans une vallée que traversait un grand viaduc aux arches d’une blancheur aveuglante. La route se tordait en un lacet impressionnant, aux tournants dangereux, mais Jarry répondait de tout. Jusqu’ici on avait été en plat, et à part quelques emballages de tout repos, selon la formule de mon conducteur, nous ne pouvions pas douter de la sécurité de notre voiturette. C’était, du reste, une exquise façon de se promener parce que absolument silencieuse. Pas de cahot, pas de grincement, les roues caoutchoutées ne laissaient pour ainsi dire pas de traces sur la poussière et ne la soulevaient pas, on pouvait parler sans que rien ne vînt troubler la conversation.
Je dois ajouter qu’en fait de conversation Jarry ne tarissait pas, se chargeant à la fois des demandes et des réponses.
Mon mari jeta un coup d’œil inquiet sur cette route claire ondulant jusqu’à l’abîme d’un de ces lointains portiques blancs qui semblait l’attirer, l’aspirer, l’enrouler autour d’une de ses jambes de pierres, puis il cria :
« Attention, père Ubu ! Vous feriez ; peut-être mieux de descendre à pied.
— De cette chaleur ? Nous n’allons point nous traîner misérablement. Eh ! Monsieuye, songez que nous avons déjà bien soif… »
Ça roulait fort. Jarry, un peu en arrière de sa selle, se croisa les bras : « Nous faisons du vingt, dit-il philosophiquement, mais ce n’est pas notre faute ! » Au premier tournant on perdit de vue et Vallette et les portiques derrière un bouquet d’arbres : « Extraordinaire, ce virage en ligne droite ! » fit Jarry. Moi, je ne voyais rien d’extraordinaire à virer plus ou moins droit, seulement dès le second tournant j’eus la sensation d’être lancée dans une spirale où chaque fois que le tournant arrivait, la vitesse s’accélérait d’autant plus que le virage était pris de court.
Jarry ne se croisait plus du tout les bras ; penché sur son guidon, il semblait faire corps avec sa machine. Le vent sifflait singulièrement à mes oreilles. Je serrais les bras de mon fauteuil avec un peu de nervosité. « Pas si vite, père Ubu ! » dis-je très anxieuse, parce que je m’apercevais que nous n’allions plus vers le portique du viaduc, mais que celui-ci semblait venir sur nous à grandes enjambées de ses énormes jambes de pierres, comme s’il voulait nous dévorer. Jarry ne se retournait pas, essayant de freiner par tous les moyens possibles. « Pas si vite vous-même, Ma-da-me, gronda-t-il d’un ton sourd ! Car c’est vous qui nous conduisez à présent. Les rôles sont intervertis. »
Et alors voyant grandir, grossir l’énorme pilier du viaduc sur lequel nous allions infailliblement nous écraser, je compris qu’en effet c’était moi qui poussais mon conducteur, que le poids de la voiturette, surtout le mien, le jetait à l’abîme. Libre, il aurait pu tourner l’obstacle ; enchaîné à ce boulet, détail perdu… Or la courroie flexible qui formait l’attache unique de ce bizarre engin de locomotion représentait si peu de chose à trancher ! Se souvint-il de ces mariniers conduisant leur péniche qui portent toujours sur eux une lame très aiguisée pour, en cas de bourrasque entraînant leur attelage, le forçant à reculer jusqu’au fleuve, jusqu’à la noyade, pouvoir d’un seul coup les délier de la corde ? Je vis la main de Jarry armée de son canif, mince couteau de poche, se glisser, derrière lui, jusqu’à la courroie, et mon sang se glaça dans mes veines. Certes, il se sauverait, libéré de mon poids, mais j’allais infailliblement me briser le crâne, soit en arrière, soit en avant. Il se tourna tout à fait et je fermai les yeux sans un mot de reproche. Après tout, c’était un moyen. Je l’entendis rire de son rire de crécelle ; lâchant son couteau, il reprit son guidon à pleine poigne et se jeta par terre, tomba sur les genoux, calant sa bicyclette de son propre corps. Il fut traîné, roulé, puis se releva. Nous étions arrêtés à quelques mètres à peine du gros massif de pierre. « Eh ! Ma-da-me ! gronda-t-il, nous croyons que nous avons eu peur. Ce n’est pas dans nos habitudes. Maintenant il faut que nous allions chercher notre canif, une précieuse lame ! »
Il tâta ses genoux à travers sa culotte déchirée : « Rien de cassé, fit-il froidement, sinon la pédale de gauche ! » car il ne faisait aucune différence entre sa machine et lui. Je m’assis au rebord du fossé pendant qu’il allait chercher sa précieuse lame.
« Nous ne vous offrirons point d’excuse, grommela-t-il en revenant et en refermant soigneusement son canif, car nous n’avons pas besoin de vous prouver que nous ne faisons que ce que nous avons résolu de faire… mais nous n’avons jamais eu tant envie de nous éloigner d’une femme !… »
Je lui sus gré de son insolence parce qu’elle me dispensait de le remercier.
Ce petit drame-là, c’est tout Jarry en deux gestes : le criminel et le généreux. L’essentiel fut, en la circonstance, d’avoir eu la force du second.
Quand mon mari survint pensant nous trouver en morceaux, Jarry lui dit, pour toute explication : « Eh ! Monsieuye, la langue nous pèle ! Si nous allions boire… »
- ↑ J’ai écrit un roman là-dessus qui s’appelle le contraire.