Alfred de Musset (Barine)/Chapitre VII

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Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 159-182).

CHAPITRE VII

LES DERNIÈRES ANNÉES


Musset sentit venir et grandir l’impuissance d’écrire, et n’en ignora pas la cause. Il savait qu’il détruisait lui-même son intelligence, jour par jour, heure par heure, et il assistait au désastre le désespoir dans l’âme, la volonté effondrée, incapable de se défendre contre lui-même. Le mal venait de loin. Sainte-Beuve à Ulrich Guttinguer : « 28 avril 1837, ce vendredi…. J’ai vu Musset l’autre jour, bien aimable et gentil de couleurs et de visage, pour être si, si perdu et si gâté au fond et en dessous. »

Il souffrit cruellement tandis que son sort s’accomplissait. Son frère raconte comment, en 1839, il fut sur le point de se tuer. L’année suivante, Alfred Tattet montra à Sainte-Beuve un chiffon de papier qu’il avait surpris le matin même, à la campagne, sur la table de Musset. On y lisait ces vers tracés au crayon :

J’ai perdu ma force et ma vie,
    Et mes amis et ma gaieté ;
    J’ai perdu jusqu’à la fierté
    Qui faisait croire à mon génie.

    Quand j’ai connu la Vérité,
    J’ai cru que c’était une amie ;
    Quand je l’ai comprise et sentie,
    J’en étais déjà dégoûté.

    Et pourtant elle est éternelle,
    Et ceux qui se sont passés d’elle
    Ici-bas ont tout ignoré.

    Dieu parle, il faut qu’on lui réponde.
    Le seul bien qui me reste au monde
    Est d’avoir quelquefois pleuré.

Les causes de cette mort anticipée sont affreusement tristes. Qu’on veuille bien se rappeler la fragilité de sa machine et les révoltes indomptables de ses nerfs, et l’on entreverra les fatalités physiques qui lui ont fait perdre la maîtrise et le gouvernement de lui-même. Un soir—c’était le 13 août 1844,—la marraine lui avait parlé très sérieusement, dans l’espoir de l’amener à se ressaisir lui-même. Alors il leva pour elle le voile qui cachait ses maux, et elle en pleura : « Je ne puis vous répéter ce qu’il m’a dit, disait-elle ensuite à Paul. Cela est au-dessus de mes forces. Sachez seulement qu’il m’a battue sur tous les points. » Le lendemain, Musset lui envoya le sonnet suivant, qui a été imprimé dans la Biographie :

    Qu’un sot me calomnie, il ne m’importe guère.
    Que sous le faux semblant d’un intérêt vulgaire,
    Ceux même dont hier j’aurai serré la main
    Me proclament, ce soir, ivrogne et libertin,

Ils sont moins mes amis que le verre de vin
    Qui pendant un quart d’heure étourdit ma misère ;
    Mais vous, qui connaissez mon âme tout entière,
    A qui je n’ai jamais rien tu, même un chagrin,

    Est-ce à vous de me faire une telle injustice,
    Et m’avez-vous si vite à ce point oublié ?
    Ah ! ce qui n’est qu’un mal, n’en faites pas un vice.

    Dans ce verre où je cherche à noyer mon supplice,
    Laissez plutôt tomber quelques pleurs de pitié
    Qu’à d’anciens souvenirs devrait votre amitié.

Détournons la tête et passons,

   Le cœur plein de pitié pour des maux inconnus,

et plaignant la « misère », quelle qu’elle soit, capable de pousser le génie à un pareil suicide.

Musset n’attendait du public aucune indulgence. « Le monde, disait-il, n’a de pitié que pour les maux dont on meurt. » Il s’abandonnait devant sa famille à une tristesse profonde, qui augmentait après chaque effort pour s’étourdir. Un soir, au retour d’une partie de plaisir, il écrivit : « Parmi les coureurs de tavernes, il y en a de joyeux et de vermeils ; il y en a de pâles et de silencieux. Peut-on voir un spectacle plus pénible que celui d’un libertin qui souffre ? J’en ai vu dont le rire faisait frissonner. Celui qui veut dompter son âme avec les armes des sens peut s’enivrer à loisir ; il peut se faire un extérieur impassible ; il peut enfermer sa pensée dans une volonté tenace ; sa pensée mugira toujours dans le taureau d’airain. » Sa pensée faisait son devoir et « mugissait ». Sa volonté malade manquait au sien et ne venait pas à son secours. Cette agonie morale dura plus de quinze ans.

En public, ou dans ses lettres, il faisait bonne contenance et affectait la gaieté. Son extraordinaire mobilité lui rendait la tâche assez facile. Il s’amusait comme un enfant des moindres bagatelles. Les petits malheurs de l’existence, qu’il n’avait jamais trouvé de bon goût de prendre au tragique, avaient aussi le don de réveiller sa verve. On peut dire que ses perpétuels démêlés avec la garde nationale pour ne pas monter sa faction lui furent très salutaires. Il avait généralement le dessous et s’en allait coucher en prison. Quand il se voyait bel et bien sous clef à l’hôtel des Haricots, dans la cellule 14, réservée aux artistes et aux gens de lettres, il se trouvait tellement absurde, qu’il se riait au nez en prose et en vers. Tout le monde a lu Le mie prigioni, écrites dans la cellule 14 :

    On dit : « Triste comme la porte
      D’une prison »,
    Et je crois, le diable m’emporte,
      Qu’on a raison.

    D’abord, pour ce qui me regarde,
      Mon sentiment
    Est qu’il vaut mieux monter sa garde,
      Décidément.

    Je suis, depuis une semaine,
      Dans un cachot,
    Et je m’aperçois avec peine
      Qu’il fait très chaud, etc., etc.

Le mie prigioni ont un pendant qui est moins connu. C’est une lettre adressée à Augustine Brohan.

   Des Haricots. Vendredi.

« O ma chère Brohan ! Je suis dans les fers. Je gémis au sein des cachots. Cela ne m’empêchera pas d’aller vous voir demain samedi. Mais je vous écris cet écrit du fond du système cellulaire. Je suis en ce moment dans ce célèbre Numéro quatorze, qui fut mal gravé dans le Diable à Paris. C’est pour cause de patrouille, car je n’ai tué personne. »

Après ces éclairs de gaieté, il retombait sur lui-même et redevenait morne. Aux trop justes sujets de tristesse que nous avons indiqués s’ajoutaient des ennuis divers, parmi lesquels, au premier rang, son peu de succès. Il était toujours modeste (un peu moins, cependant, en vieillissant) et avait toujours horreur des compliments, au point d’en paraître hautain et dédaigneux : « Vous me parlez, écrivait-il à Mme Jaubert, de gens qui m’exprimeraient parfois volontiers le plaisir que j’ai pu leur faire. Je vous donne ma parole que, sur dix compliments, il y en a neuf qui me sont insupportables ; je ne dis pas qu’ils me blessent ni que je les croie faux, mais ils me donnent envie de me sauver. » A Alfred Tattet, août 1838 : « Et vous aussi, vous me faites des compliments ! tu quoque, Brute ! Mais je les reçois de bon cœur, venant de vous—ne m’appelez jamais illustre, vous me feriez regretter de ne pas l’être. Quand vous voudrez me faire un compliment, appelez-moi votre ami. »

Mais on a beau être modeste, il y a un degré d’ indifférence qui chagrine et décourage un écrivain, et le poète des Nuits en avait fait la dure expérience. Il y avait toujours eu des jeunes gens sachant Rolla par cœur. La foule avait presque oublié Musset, malgré l’éclat de ses débuts, parce qu’il s’était détaché après Rolla du groupe des écrivains novateurs. Il avait abjuré la forme romantique au moment où le romantisme triomphait : la presse ne s’occupa plus de lui, le gros public s’en désintéressa, et ses plus belles œuvres furent accueillies les unes après les autres par un silence indifférent. Henri Heine disait avec étonnement, en 1835 : « Parmi les gens du monde, il est aussi inconnu comme auteur que pourrait l’être un poète chinois ». Mme Jaubert, qui rapporte ce propos, ajoute que Heine disait vrai ; les salons parisiens, y compris le sien, ne connaissaient que la Ballade à la lune et l'Andalouse. Un soir, chez elle, Géruzez s’avisa de réciter devant une trentaine de personnes le duel de Don Paez :

    Comme on voit dans l’été, sur les herbes fauchées,
    Deux louves,….

L’auditoire écoutait avec surprise. Personne n’avait lu cela.

Comptant aussi peu dans le mouvement intellectuel et étant, d’autre part, assez détaché (un peu trop) des affaires publiques, Musset vieillissant a eu l’existence la plus vide. C’est à lui, entre tous les grands écrivains, qu’il conviendrait d’appliquer ce qui a été dit avec tant de bon sens[1] sur les dangers de l’influence littéraire des salons et des femmes. Musset a beaucoup trop vécu de la vie de salon et dans la société des femmes. A force de rimer des bouquets à Chloé pour ses « petits becs roses » et de rechercher les applaudissements de leurs « menottes blanches », il s’est déshabitué des pensées et des efforts virils au moment où c’était pour lui une question de vie et de mort.

Ses journées furent un tissu de néants lorsqu’il cessa de les donner au travail. Ses lettres en font foi. Les événements de ces longues années sont quelques petits voyages et beaucoup de passions pour rire. En 1845, il passe une partie de l’été dans les Vosges. A son retour, il écrit au fidèle Tattet : « Rien n’élève le cœur et n’embellit l’esprit comme ces grandes tournées dans le royaume. C’est incroyable le nombre de maisons, de paysans, de troupeaux d’oies, de chopes de bière, de garçons d’écurie, d’adjoints, de plats de viande réchauffés, de curés de village, de personnes lettrées, de hauts dignitaires, de plants de houblon, de chevaux vicieux et d’ânes éreintés qui m’ont passé devant les yeux…. »

« Je suis revenu avec une jeune beauté de quarante-cinq à quarante-six ans, qui se rendait, par les diligences de la rue Notre-Dame-des-Victoires, de Varsovie aux Batignolles. Le fait est historique ; elle mangeait un gâteau polonais, couleur de fromage de Marolles, et elle pleurait en demandant l’heure de temps en temps, parce qu’un grand monsieur de sept ou huit pieds de long sur très peu de large s’était apparemment chamaillé avec elle ; ce monsieur s’appelait mon bien-aimé, du moins ne l’ai-je pas entendu appeler d’un autre nom…. » Le bien-aimé était allé bouder dans la rotonde, laissant Musset en tête-à-tête dans le coupé avec sa Dulcinée : « Jugez, mon cher ami, de ma situation. Heureusement sa figure d’Ariane m’a fait penser à Bacchus. Donc j’ai acheté à Voie, pour dix sous, une bouteille de vin excellent, mais je dis tout à fait bon, avec un poulet, et ainsi, elle pleurant, moi buvant, nous cheminâmes tristement. O mon ami, que de drames poignants, que de souffrances et de palpitations peuvent renfermer les trois compartiments d’une diligence ! »

Madame Jaubert était la confidente attitrée des affaires de cœur. La lettre suivante se rapporte à la brouille de Musset avec la princesse Belgiojoso :

   « Marraine !!

« Le fieux est déconfit !!!

« Savez-vous ce qu’a fait cette pauvre bête ?

« Il a écrit à cœur ouvert….

« On lui en a flanqué sur la tête.

« On lui en a fait une réponse, ô marraine !! une réponse… IMPRIMABLE.

«…. Et savez-vous ce que cette pauvre bête a commencé par faire en recevant cette réponse immortelle, ou du moins digne de l’être ?

« Il (c’est moi) a commencé par pleurer comme un veau pendant une bonne demi-heure.

« Oui, marraine, à chaudes larmes, comme dans mon meilleur temps, la tête dans mes mains, les deux coudes sur mon lit, les deux pieds sur ma cravate, les genoux sur mon habit neuf, et voilà, j’ai sangloté comme un enfant qu’on débarbouille, et en outre j’ai eu l’avantage de souffrir comme un chien qu’on recoud…. Ma chambre était réellement un océan d’amertume, comme disent les bonnes gens…. »

Ce grand désespoir produisit les vers un peu trop cruels Sur une morte (1er octobre 1842).

Musset semblait prendre à tâche de se faire une réputation de frivolité, dans le pays du monde où elle est le moins pardonnée. L’heure de la gloire approchait pourtant. Il est très difficile de suivre le travail latent qui se fait lentement dans l’esprit du public et qui aboutit tout d’un coup à une explosion de célébrité, surtout quand il s’agit d’un écrivain imprimé depuis longtemps. On peut noter quelques indices, hasarder quelques conjectures ; il reste toujours une part de mystère. Le revirement en faveur de Musset a été précédé de symptômes qui étaient assurément très significatifs. Ils sont loin, cependant, de tout expliquer.

Au printemps de 1843, l’enthousiasme excité par la médiocre Lucrèce de Ponsard montrait combien on était las du romantisme. Musset devait nécessairement profiter de cette révolution du goût. Pour d’autres causes, qui forment ici la part du mystère, ses vers commençaient à trouver le chemin de tous les cœurs ; beaucoup de personnes le découvraient. Cela alla si vite que, trois ans après le succès de Lucrèce et la chute des Burgraves, on rencontre déjà des protestations contre l’excès de sa faveur auprès de la jeunesse. Dans les premiers mois de 1846, Sainte-Beuve copie dans son Journal une lettre où Brizeux lui dit : « Ce qui pourrait étonner, c’est cet engouement exclusif pour Musset…. J’aime peu comme art la solennité des châteaux de Louis XIV, mais pas davantage l’entresol de la rue Saint-Georges ; il y a entre les deux Florence et la nature. » Sainte-Beuve accompagne ces lignes d’une note qui les aggrave. L’essor pris soudain par Musset lui paraît ridicule autant que fâcheux, et il en parle avec aigreur. L’explosion de popularité déterminée par le succès du Caprice acheva de le mettre hors des gonds. On a déjà vu son réquisitoire contre Il ne faut jurer de rien. Vers la fin de 1849, revenant sur la vogue du Caprice, il écrit : « On outre tout. Il y a dans le succès de Musset du vrai et de l’engouement. Ce n’est pas seulement le distingué et le délicat qu’on aime en lui. Cette jeunesse dissolue adore chez Musset l’expression de ses propres vices ; dans ses vers elle ne trouve rien de plus beau que certaines poussées de verve où il donne comme un forcené. Ils prennent l’inhumanité pour le signe de la force[2]. »

Inutile maussaderie ; il n’était plus au pouvoir de personne d’empêcher Musset de passer au premier rang, à côté de Lamartine et de Victor Hugo. Après les débauches de clinquant et de panaches des vingt dernières années, on revenait à la vérité et au naturel. Mis en goût de Musset par son théâtre, ceux qui l’avaient applaudi la veille à la Comédie-Française ouvraient ses dernières poésies, et la simplicité de la langue les ravissait. Ils rencontraient des vers dont le réalisme franc et savoureux répondait aux besoins nouveaux de leur esprit, et ils étaient non moins frappés de la sincérité des sentiments. A la question de la Muse dans la Nuit d’août :

   De ton cœur ou de toi lequel est le poète ?

eux aussi auraient répondu sans hésiter : « C’est ton cœur », et cela les attirait vers l’auteur comme vers un ami avec qui l’on peut s’épancher et ouvrir son âme. On s’abandonna à Musset. Ce qu’il devint en peu de temps pour les nouvelles générations, ce qu’il est resté pour elles jusqu’à la guerre, nul ne l’a mieux dit que Taine. La page qu’on va lire est de 1864. C’est la plus belle et la plus pénétrante qui ait été écrite sur la séduction presque irrésistible exercée pendant vingt ans par Alfred de Musset :

« Nous le savons tous par cœur. Il est mort, et il nous semble que tous les jours nous l’entendons parler. Une causerie d’artistes qui plaisantent dans un atelier, une belle jeune fille qui se penche au théâtre sur le bord de sa loge, une rue lavée par la pluie où luisent les pavés noircis, une fraîche matinée riante dans les bois de Fontainebleau, il n’y a rien qui ne nous le rende présent et comme vivant une seconde fois. Y eut-il jamais accent plus vibrant et plus vrai ? Celui-là au moins n’a jamais menti. Il n’a dit que ce qu’il sentait, et il l’a dit comme il le sentait. Il a pensé tout haut. Il a fait la confession de tout le monde. On ne l’a point admiré, on l’a aimé ; c’était plus qu’un poète, c’était un homme. Chacun retrouvait en lui ses propres sentiments, les plus fugitifs, les plus intimes ; il s’abandonnait, il se donnait, il avait les dernières des vertus qui nous restent, la générosité et la sincérité. Et il avait le plus précieux des dons qui puissent séduire une civilisation vieillie, la jeunesse. Comme il a parlé « de cette chaude jeunesse, arbre à la rude écorce, qui couvre tout de son ombre, horizons et chemins » ! Avec quelle fougue a-t-il lancé et entre-choqué l’amour, la jalousie, la soif du plaisir, toutes les impétueuses passions qui montent avec les ondées d’un sang vierge du plus profond d’un jeune cœur ! Quelqu’un les a-t-il plus ressenties ? Il en a été trop plein, il s’y est livré, il s’en est enivré…. Il a trop demandé aux choses ; il a voulu d’un trait, âprement et avidement, savourer toute la vie ; il ne l’a point cueillie, il ne l’a point goûtée ; il l’a arrachée comme une grappe, et pressée, et froissée, et tordue ; et il est resté les mains salies, aussi altéré que devant. Alors ont éclaté ces sanglots qui ont retenti dans tous les coeurs. Quoi ! si jeune et déjà si las !… La Muse et sa beauté pacifique, la Nature et sa fraîcheur immortelle, l’Amour et son bienheureux sourire, tout l’essaim de visions divines passe à peine devant ses yeux, qu’on voit accourir parmi les malédictions et les sarcasmes tous les spectres de la débauche et de la mort…. »

« Eh bien ! tel que le voilà, nous l’aimons toujours : nous n’en pouvons écouter un autre ; tous à côté de lui nous semblent froids ou menteurs. »

Il « n’a jamais menti » ; il a « ressenti » les peines qu’il a chantées ; il a été « plus qu’un poète,… un homme » : c’est bien ainsi qu’il fallait dire ; c’est pour cela que nous avons tant aimé Musset, et qu’aucun autre ne peut le remplacer pour nous.

Il put encore jouir de sa popularité, moins cependant que si l’heure en avait sonné dix ans plus tôt. A partir de 1840, les maladies s’acharnèrent sur lui : une fluxion de poitrine, une pleurésie, la maladie de cœur qui devait l’emporter, et puis des crises de nerfs, des accès de fièvre avec délire. Chaque assaut le laissait plus nerveux et plus excessif, trop sensible, trop mobile, trop extrême en tout, soit qu’il s’isolât avec ses maux et sa tristesse, soit qu’il se rejetât avec emportement dans des plaisirs pernicieux. Charmant malgré tout dans ses bonnes heures, et laissant une impression ineffaçable aux échappés de collège qui venaient frapper à sa porte pour contempler le poète de la jeunesse : « Ce n’était plus, écrivait l’un d’eux longtemps après, cette image presque d’adolescent, sorte de Chérubin de la Muse, que David d’Angers nous a conservée dans son admirable médaillon ; mais combien ce beau visage grave, résolu, presque énergique, était différent de ce portrait de Landelle où l’œil atone est sans lumière, où la vie semble épuisée ! Une chevelure encore abondante, mais à laquelle de nombreux fils d’argent donnaient cette couleur incertaine qui n’est pas sans harmonie, couronnait un visage un peu froid et triste au repos, mais que l’esprit, la grâce animaient bien vite, tout en lui laissant une pâleur bistrée où se trahissait le mal dont il était déjà atteint[3] ?

Durant la visite, on parla poésie : « Si ma plume, dit Musset, n’est pas à tout jamais brisée dans ma main, ce n’est plus Suzette et Suzon que je chanterai. » Ses jeunes interlocuteurs ayant fait allusion à l'Espoir en Dieu et à d’autres pages d’une inspiration analogue, il reprit : « Oui, j’ai puisé à cette source de la poésie, mais j’y veux puiser plus largement encore ».

C’est ainsi qu’on aime à se représenter Musset sur la fin, sérieux, et échappant du moins par la pensée à la fange dans laquelle il roulait trop souvent son corps. L’influence d’une humble religieuse avait contribué au développement des idées graves. Il avait été soigné pendant sa fluxion de poitrine, en 1840, par la sœur Marceline, dont il est souvent question dans ses lettres : A son frère (juin 1840) : «… Je finirai mes vers à la sœur Marceline un de ces jours, l’année prochaine, dans dix ans, quand il me plaira et si cela me plaît ; mais je ne les publierai jamais et ne veux même pas les écrire. C’est déjà trop de te les avoir récités. J’ai dit tant de choses aux badauds et je leur en dirai encore tant d’autres, que j’ai bien le droit, une fois en ma vie, de faire quelques strophes pour mon usage particulier. Mon admiration et ma reconnaissance pour cette sainte fille ne seront jamais barbouillées d’encre par le tampon de l’imprimeur. C’est décidé, ainsi ne m’en parle plus. Mme de Castries m’approuve ; elle dit qu’il est bon d’avoir dans l’âme un tiroir secret, pourvu qu’on n’y mette que des choses saines. »

A la maladie suivante, il avait fait redemander à son couvent la soeur Marceline. Très prudemment, on lui en envoya une autre. A la marraine : «… Au lieu d’elle, on m’a décoché une grosse maman,… grasse, fraîche, mangeant comme quatre, et ne se faisant pas la moindre mélancolie. Elle m’a très bien soigné et fort ennuyé. Ah ! que les sœurs Marceline sont rares ! combien il y a peu, peu d’êtres en ce monde qui sachent faire plus, quand vous souffrez, que vous donner un verre de tisane ! Combien il y en a peu qui sachent en même temps guérir et consoler ! Quand ma sœur Marceline venait à mon lit, sa petite tasse à la main, et qu’elle disait de sa petite voix d’enfant de chœur : « Quel noeud terrible vous vous faites là ! » (elle voulait dire que je fronçais le sourcil), pauvre chère âme ! elle aurait déridé Leopardi lui-même !… »

Soeur Marceline venait de loin en loin prendre de ses nouvelles, causait quelques instants et disparaissait. Musset, rapporte son frère, considérait ces visites « comme les faveurs d’une puissance mystérieuse et consolatrice ». Une seule fois, il l’eut encore pour garde-malade. A Alfred Tattet : « Le samedi 14 mai 1844.—Je viens d’avoir une fluxion de poitrine…. Quand je dis fluxion de poitrine, c’est pleurésie que je devrais dire, mais le nom ne fait rien à la chose…. Vous comprenez que j’ai eu mes religieuses. Ma bonne soeur Marceline est revenue, plus une seconde avec elle, bonne, douce, charmante comme elles le sont toutes, et de plus femme d’esprit…. »

Soeur Marceline avait soigné l’âme en même temps que le corps et pansé d’une main pieuse, avec la hardiesse des cœurs purs, les plaies morales béantes sous ses yeux. Le langage qu’elle tenait à Musset était nouveau pour lui. Il était austère et consolant. Ce qu’elle gagna à Dieu, personne ne l’a jamais su, mais il est certain que la paix entrait dans la chambre avec sœur Marceline pour en repartir, hélas ! avec elle. Les dernières années de Musset ont été pénibles malgré les joies, vivement goûtées, du succès grandissant. Sa maladie de cœur lui avait donné une agitation fatigante. Il était toujours inquiet et tourmenté, ne dormait plus. Voici les derniers vers qu’il ait écrits. Ils peignent cet état angoissant, sans repos ni soulagement :

    L’heure de ma mort, depuis dix-huit mois,
    De tous les côtés sonne à mes oreilles.
    Depuis dix-huit mois d’ennuis et de veilles,
    Partout je la sens, partout je la vois.
    Plus je me débats contre ma misère,
    Plus s’éveille en moi l’instinct du malheur ;
    Et, dès que je veux faire un pas sur terre,
    Je sens tout à coup s’arrêter mon cœur.
    Ma force à lutter s’use et se prodigue.
    Jusqu’à mon repos, tout est un combat ;
    Et, comme un coursier brisé de fatigue,
    Mon courage éteint chancelle et s’abat. (1857)

La mort lui fut vraiment une délivrance. Le soir du 1er mai 1857, il était plus mal et alité. Soeur Marceline n’était pas là, mais son visage patient passa devant les yeux du mourant, lui apportant une dernière fois l’apaisement. Vers une heure du matin, Musset dit : « Dormir !… enfin je vais dormir ! » et il ferma les yeux pour ne plus les rouvrir. La mort l’avait pris doucement dans son sommeil.

On ensevelit avec lui, comme il l’avait ordonné, un laid petit tricot et une plume brodée de soie que sœur Marceline lui avait faits dix-sept ans auparavant. On lisait sur la plume : « Pensez à vos promesses ».

L’enterrement eut lieu par un temps triste et humide. « Nous étions vingt-sept en tout », dit Arsène Houssaye. Où donc étaient les étudiants, et comment laissèrent-ils le corbillard qui portait leur cher poète s’acheminer presque seul au cimetière ?

Sa renommée atteignit son zénith sous le second empire. Elle fut alors éblouissante. Il n’était plus question d’hésiter à le mettre à côté de Lamartine et de Victor Hugo ; ses fidèles le plaçaient même un peu en avant, en tête des trois. Tandis que le courant réaliste emportait une partie des esprits vers Balzac, dont le grand succès date de la même époque, les autres, les rêveurs et les délicats, s’arrêtaient à l’entrée de la route, auprès du poète qui « n’avait jamais menti », s’il se gardait de tout dire. Baudelaire leur faisait honte de s’attarder à de la poésie d’« échelles de soie », mais il perdait sa peine. Il écrivait à Armand Fraisse, dans une lettre dont les termes sont trop crus pour la pouvoir donner en entier : « Vous sentez la poésie en véritable dilettantiste. C’est comme cela qu’il faut la sentir.

« Par le mot que je souligne, vous pouvez deviner que j’ai éprouvé quelque surprise à voir votre admiration pour Musset.

« Excepté à l’âge de la première communion,… je n’ai jamais pu souffrir ce maître des gandins, son impudence d’enfant gâté qui invoque le ciel et l’enfer pour des aventures de table d’hôte, son torrent bourbeux de fautes de grammaire et de prosodie…. » Baudelaire prêchait dans le désert, comme le prouve une note mise par Sainte-Beuve au bas de sa lettre : « Rien ne juge mieux les générations littéraires qui nous ont succédé que l’admiration enthousiaste et comme frénétique dont tous ces jeunes ont été saisis, les gloutons pour Balzac et les délicats pour Musset[4] ».

Sa gloire avait rayonné hors de France. Un écrivain anglais distingué, sir Francis Palgrave, lui a consacré un essai[5] que l’inattendu de certaines idées, de certaines comparaisons, rend doublement intéressant pour nous. Après avoir constaté que « Musset a réussi à franchir les barrières de Paris », sir Francis passe ses ouvrages en revue. Il en trouve guère qu’à blâmer dans la Confession d’un Enfant du siècle, qui lui paraît violente et désordonnée, très fausse, malgré ses prétentions au réalisme. En revanche, il place les Nouvelles à côté de Werther, du Vicaire de Wakefield, de la Rosamund Grey de Charles Lamb et de certaines pages de Jane Austen.

Les vers de Musset le font penser, non à Byron, ainsi qu’on aurait pu le croire, mais à Shelley, à Tennyson et « peut-être » aux poètes de l’âge d’Élisabeth. Ils sont « musicaux et point déclamatoires ». D’après lui, les Anglais préfèrent Musset à Lamartine parce qu’il est moins absorbé dans son moi, et à Victor Hugo parce qu’il ne les fatigue pas d’antithèses. Certaines de ses pièces possèdent « une grâce particulière et indéfinissable, une beauté comme celle du monde ancien, un quelque chose qui rappelle la perfection éolienne et ionienne ». Les Contes d’Espagne et d’Italie sont bien extravagants, mais bien vigoureux.

Le jugement sur l’homme est exquis de délicatesse. Il nous aurait rappelé, si nous avions été tenté de l’oublier, qu’on doit parler pieusement des grands poètes : « Quand des hommes pétris de cette argile font quelque chute, dit sir Francis, il ne faut les juger que respectueusement et avec tendresse. Nous qui sommes d’une pâte moins fine et moins sensible, et qui ne pouvons peut-être pas entrer dans les souffrances mystérieuses du génie, dans « ses luttes avec ses anges », nous ne devons pas oublier qu’en un certain sens, mais très réellement, ces hommes-là souffrent pour nous ; qu’ils résument en eux nos aspirations inconscientes, qu’ils mettent devant nos yeux le spectacle de combats plus rudes que les nôtres, et que ce sont vraiment les confesseurs de l’humanité. Nous convenons sans difficulté… que beaucoup des premiers poèmes de Musset, ainsi que la Confession, ne seraient pas à leur place dans un salon anglais ; que ce sont des ouvrages à réserver à ceux-là seuls qui ont assez de courage, assez d’amour de la vérité et de pureté d’âme, pour que ces tableaux des abîmes de la nature humaine profitent à la saine direction de leur vie. Mais, tout cela accordé, nous ne pensons pas qu’on puisse lire Alfred de Musset sans reconnaître dans son génie quelque chose dont l’histoire de la poésie française n’avait pas encore offert d’exemple. »

L’opinion allemande ne lui a pas été moins favorable. M. Paul Lindau a consacré tout un volume à Musset[6]. Nous en résumons les conclusions : « Musset, s’il n’est pas le plus grand poète de son temps, en est certainement le tempérament le plus poétique. Personne ne l’égale pour la profondeur de l’intuition poétique, et personne n’est aussi sincère et aussi vrai. Il se peut que ses sentiments soient morbides, mais il les a éprouvés, et l’expression qu’il leur donne est toujours parfaitement loyale. Il hait la comédie du sentiment et les phrases. Il vit dans une crainte perpétuelle de se tromper lui-même…. Il aime mieux se mépriser que se mentir à lui-même…. »

« Cette absolue probité, cette franchise : voilà ce qui nous captive en lui et nous reprend toujours, ce qui nous le rend si cher. Grillparzer a dit que la source de toute poésie était dans la vérité de la sensation. Toute la poésie de Musset s’explique par cette vérité. Quand il se trompe, c’est de bonne foi…. »

M. Paul Lindau rappelle en terminant que Heine « appelait Musset le premier poète lyrique de la France ».

Rien n’a manqué à sa gloire, pas même le périlleux honneur de faire école et d’être imité comme peut l’être un poète : par ses procédés, le choix de ses sujets, son vocabulaire, ses manies, ses petits défauts en tous genres. Innombrables furent les chansons, les madrigaux fringants, les petits vers cavaliers et impertinents, les piécettes licencieuses, plus proches de Crébillon fils que de Musset, les Ninon et les Ninette de la rue Bréda, les marquises de contrebande et les Andalouses des Batignolles, dont Alfred de Musset serait aujourd’hui le grand-père responsable devant la postérité, s’il en avait survécu quelque chose. Tout cela est oublié, et c’est un bonheur, car ce n’était pas une famille enviable. Le Musset des bons jours, des grands jours, celui des Nuits, pouvait apporter l’inspiration ; il pouvait allumer l’étincelle couvant dans les cœurs ; il ne pouvait pas avoir de disciples, car il n’avait pas de procédés, pas de manière, il était le plus personnel des poètes. On ne prend pas à un homme son cœur et ses nerfs, ni sa vision poétique, ni son souffle lyrique ; en un mot, on ne lui prend pas son génie, et il n’y avait presque rien à prendre à Musset que son génie.

Les mêmes causes qui l’avaient fait monter si haut dans la faveur des foules détournent maintenant de lui la nouvelle école, celle qui grandit sur les ruines du naturalisme. Nos jeunes gens n’aiment plus le naturel, ni dans la langue, ni dans la pensée, ni dans les sentiments, ni même dans les choses. Le goût du singulier les a ressaisis, et celui des déformations de la réalité. Qu’ils se nomment eux-mêmes décadents ou symbolistes, c’est le romantisme qui renaît dans leurs ouvrages, déguisé et débaptisé, reconnaissable toutefois sous le masque et malgré les changements d’étiquettes. Il est devenu bien plus mystique. Il a perdu cette superbe qui rappelait Corneille et les héroïnes de la Fronde, pour prendre au moral un je ne sais quoi d’affaissé et d’étriqué. Il est servi par un art compliqué et savant, au prix duquel celui du Cénacle n’était que jeu d’enfant, et qui semble un peu byzantin, comparé au libre et puissant développement de la phrase romantique. Il a le sang moins riche, le tempérament plus affiné, mais c’est lui, c’est bien lui. Quel intérêt pouvait offrir le poète du Souvenir, avec ses chagrins si simples, à la portée de tous, et son français classique, à nos curieux de sensations rares, aux inventeurs de l’écriture décadente ? Aussi l’ont-ils dédaigné.

La violence de ses sentiments lui a aussi beaucoup nui auprès des nouvelles générations. Celles-ci contemplent avec étonnement les emportements de passion et les déploiements de sensibilité des gens de 1830. Elles sont ou trop pratiques ou trop intellectuelles pour se dévorer le cœur ; les maux que Musset a tour à tour maudits et bénis avec une égale véhémence ne leur inspirent que la pitié ironique qu’on accorde aux malheurs ridicules. Quel attrait peut avoir une poésie toute de sentiment et de passion, aux yeux d’une jeunesse pour qui le sentiment est une faiblesse, l’amour une infirmité ? Aucun assurément. Et elle a délaissé Musset, qu’elle trouvait aussi démodé par le fond que par la forme.

Il attendra. Son grand tort, c’est d’être encore trop près de nous. Les idées et les formes littéraires de la veille choquent toujours, parce qu’elles sont une gêne, et qu’on a hâte de s’en délivrer. Ce n’est que lorsqu’elles ont définitivement cédé la place et qu’elles ne font plus obstacle à personne, qu’on les juge impartialement. Ainsi Lamartine, après une éclipse presque totale, émerge en ce moment même des nuées qui l’avaient enveloppé. Ainsi Vigny a une seconde aurore, plus brillante que la première. Il est trop tôt pour Musset. Avant d’y revenir, il faut achever de le quitter, et Musset règne toujours sans partage, tyranniquement, sur bien des têtes grisonnantes qui « ne peuvent pas en écouter un autre ». Encore quelques années, et les générations qui lui ont été asservies auront achevé de disparaître. Alors ; pour lui, ce ne sera pas l’heure de l’oubli ; ce sera l’heure de la justice sereine. La postérité fera le tri de son œuvre, et lorsqu’elle tiendra dans le creux de sa main la poignée de feuillets où l’âme de toute une époque frémit et pleure avec Musset, elle dira, comprenant son empire et reprenant le mot de Taine : « C’était plus qu’un poète, c’était un homme ».


FIN


  1. M. Brunetière, l’Évolution des genres.
  2. Écrit au lendemain de la première représentation de François le Champi (25 nov. 1849), et réimprimé avec la lettre de Brizeux dans les Notes et Pensées, mais sans indication de date.
  3. Eugène Asse, Revue de France, 1er mars 1881. La visite de M. Asse doit être placée dans les dernières années de la vie de Musset.
  4. La note de Sainte-Beuve est de 1869. Ce sont presque les dernières lignes de son Journal. Sainte-Beuve est mort le 13 octobre 1869.
  5. Oxford Essays, 1855.
  6. Alfred de Musset, Berlin, 1876.