Aller au contenu

Alice, ou les Mystères/Livre 09

La bibliothèque libre.
Hachette (p. 349-374).


LIVRE IX.


CHAPITRE I


Le privilège qu’invoquent toujours les hommes d’État, qui n’ont jamais servi leur intérêt particulier sans prétendre que c’était pour le bien des autres.

. . . . . . . . . . . . . . .

Dès lors, les voiles virant au souffle des vents capricieux, vous avez vogué dans une autre direction.

(Absalon et Achitophel. — Seconde partie.)


Pendant plus de quinze jours lord Vargrave était resté à l’auberge de M***, trop malade pour qu’on pût le faire voyager sans danger dans une saison aussi rigoureuse. Lorsque enfin on le transporta à Londres, à petites journées, il eut une rechute, et son rétablissement fut lent et graduel. N’ayant pas l’habitude du mal, il ne supportait sa captivité forcée qu’avec une extrême impatience ; et, contrairement aux ordres de son médecin, il voulut à toute force continuer à s’occuper de ses travaux officiels, et conférer avec ses amis politiques, dans sa chambre à coucher. Lumley savait bien qu’il n’y a rien de fatal pour les hommes politiques comme de perdre la santé. Les dindons ne sont pas plus impitoyables à l’égard d’une collègue malade que les hommes politiques à l’égard d’un confrère souffrant ; ils font accroire que son cerveau est atteint, et veulent voir de la paralysie et de l’épilepsie dans chacun de ses discours, dans chacune de ses dépêches. Puis le temps de mettre à exécution ses grands desseins était proche, et lui rendait doublement nécessaire de se mettre en mouvement, et d’éviter de se laisser mettre au rancart, sous le prétexte plausible d’une tendre compassion pour ses infirmités. Aussitôt donc qu’il eut appris que Legard avait quitté Paris, il se crut en sûreté pour le moment de ce côté, et il donna toutes ses pensées à ses projets ambitieux. Peut-être aussi, avec la vanité susceptible d’un homme déjà mûr qui a eu ses bonnes fortunes, Lumley estimait-il, comme Rousseau, qu’un amant pâle et défait, à peine relevé d’un lit de douleur, intéresse plus l’amitié qu’il n’éveille l’amour. À mon avis Lumley et Rousseau se trompaient tous deux ; mais c’est une affaire d’opinion ; l’un et l’autre jugeaient très-mal les femmes, l’un parce qu’il n’avait pas de sentiment, et l’autre parce que le sentiment qu’il avait ressemblait plutôt à une maladie. Enfin, précisément au moment où Lumley fut suffisamment rétabli pour quitter sa chambre, paraître à son bureau, et y déclarer que son indisposition avait merveilleusement raffermi son tempérament, il reçut de Paris des nouvelles d’autant plus saisissantes qu’elles étaient complétement inattendues. Caroline lui écrivait que Maltravers avait demandé la main d’Éveline, et que cette dernière la lui avait accordée. Maltravers lui écrivait aussi, pour lui confirmer cette nouvelle. La lettre de ce dernier était concise, mais affectueuse et digne. Il s’adressait à lord Vargrave en sa qualité de tuteur d’Éveline ; il faisait en passant allusion aux scrupules qu’il avait eus jusqu’à ce que l’engagement de lord Vargrave avec Éveline eût été rompu ; et il exprimait le désir de s’entendre verbalement avec Lumley au sujet des volontés d’Éveline, relativement à certaines dispositions de sa fortune ; cette question était trop délicate à traiter par lettre.

C’était donc pour en venir là que Lumley avait tant travaillé ! Qu’il avait été visiter Lisle-Court ! qu’il avait été jeté sur un lit de douleur ! C’était donc pour que son ancien rival devînt l’acquéreur, si bon lui semblait, des domaines de sa famille ! En ce moment Lumley pensait moins à Éveline qu’à Lisle-Court. En sortant de la stupeur et du premier accès de rage où ces lettres l’avaient jeté, le souvenir de l’histoire que lui avait racontée M. Onslow lui revint soudain. Si ses soupçons se vérifiaient, de quel secret il se trouverait maître ! Combien le destin pourrait lui être encore favorable ! Il n’y avait pas un moment à perdre. Faible, souffrant comme il l’était encore, il commanda sa voiture, et se hâta de se rendre auprès de mistress Leslie.

Dans l’entrevue qui eut lieu, il prit soin de ne pas donner l’alarme à sa discrétion. Il dirigea la conférence avec l’habileté consommée qui lui était habituelle. Il ne parut pas croire qu’il y eût eu aucune liaison réelle entre Alice et le soi-disant Butler. Il commença par demander tout simplement si, dans sa jeunesse, et lorsqu’elle demeurait à C***, Alice avait jamais connu une personne de ce nom-là ? La physionomie altérée, le tressaillement de surprise de mistress Leslie le convainquirent que ses soupçons étaient fondés.

« Pourquoi cette question, mylord ? dit la vieille dame. Est-ce pour savoir cela que vous m’avez fait l’honneur de me rendre visite ?

— Pas précisément, ma chère dame, dit Lumley en souriant. Mais je me rends à C*** pour affaires, et, outre que je voulais donner des nouvelles de votre santé à Éveline que je verrai bientôt à Paris, je désirais aussi savoir si vous pensez qu’il serait agréable à lady Vargrave, pour qui j’ai la plus réelle amitié, de renouveler connaissance avec ce M. Butler !

— Comment en parlez-vous, mylord ? est-ce que vous le connaissez ? qui est-ce ?

— Ah ! chère dame, je vois que vous voulez changer les rôles : pour une question que je vous fais, vous m’en adressez cinquante. Mais sérieusement, avant que je vous réponde, il faut que vous me disiez si lady Vargrave connaît effectivement une personne de ce nom. Pourtant, afin de vous épargner une peine inutile, je puis aussi bien vous dire que je sais qu’elle portait ce nom à C***, lorsque mon pauvre oncle y fit sa connaissance. Voici plutôt ce que je devrais vous demander : en supposant que M. Butler soit encore vivant, et que ce soit un gentilhomme riche et de bonne renommée, lady Vargrave serait-elle contente de le revoir ?

— Je ne puis vous le dire, fit mistress Leslie, fort embarrassée, en se rejetant au fond de son fauteuil.

— Il suffit, je ne m’occuperai pas davantage de cette affaire. Je suis heureux de vous voir en si bonne santé. Quelle belle propriété vous avez ! des arbres superbes ! Avez-vous des commissions pour C***, ou un message à transmettre à Éveline ? »

Lumley se leva pour partir.

« Arrêtez, dit mistress Leslie, qui se rappela l’affection inquiète, incessante, pleine de regrets qu’Alice avait toujours manifestée pour son amant perdu, et qui sentit qu’elle n’avait pas le droit de sacrifier à de légers scrupules les chances de bonheur futur de son amie. — Arrêtez ! je crois que vous devriez adresser cette question à lady Vargrave elle-même ; ou bien voulez-vous que je m’en charge ?

— Comme vous voudrez… peut-être cependant vaudrait-il mieux que j’écrivisse moi-même. Bonjour. »

Et Vargrave se hâta de se retirer.

Il s’était éclairé lui-même, mais il en avait un autre que lui à éclairer, et cela sans mettre (pour certaines raisons connues de lui seul) cette tierce personne en contact avec lady Vargrave. En arrivant à C*** il écrivit donc à lady Vargrave ce qui suit :

« Ma chère amie,

« Ne me croyez ni indiscret, ni importun ; mais, au reste, vous me connaissez trop bien pour cela. Un monsieur du nom de Butler est extrêmement désireux de s’assurer si vous avez jamais habité près de C***, un joli petit cottage ; Dove, ou Dale, ou Dell Cottage (un nom de ce genre), et si vous avez souvenance d’une personne de son nom ? Dans le cas où vous jugeriez à propos de répondre à ces questions, adressez-moi un mot à Londres, que je prendrai en allant à Paris.

« Votre tout dévoué,
« Vargrave. »

Aussitôt qu’il eut terminé et expédié cette lettre, Vargrave écrivit à M. Winsley ce qui suit :

« Mon cher monsieur,

« Je suis tellement souffrant qu’il m’est impossible d’aller vous faire visite, ou même de voir qui que ce soit, encore moins les personnes qui me sont le plus agréables (car plus elles sont agréables, plus la surexcitation est grande). J’espère cependant renouveler notre connaissance avant de quitter C***. En attendant, ayez l’obligeance de m’écrire un mot pour me dire si je vous ai bien compris quand vous m’avez dit que vous pourriez, en cas de nécessité, prouver que lady Vargrave a jadis habité cette ville, sous le nom de mistress Butler, très-peu de temps avant d’épouser mon oncle dans le Devonshire, sous celui de mistress Cameron ? N’avait-elle pas aussi, à cette époque, une petite fille, une enfant presque au berceau qui doit nécessairement être miss Éveline Cameron, la jeune héritière des biens de mon oncle ? Ma raison pour vous importuner ainsi est évidente. En qualité de tuteur de miss Cameron, il me faudra, sous peu, régler certaines affaires relatives au testament de mon oncle ; et qui plus est, le défunt M. Butler a laissé quelques biens, qui, peut-être, rendront nécessaire de prouver l’identité de miss Cameron.

« Votre dévoué
« Vargrave. »

Voici la réponse à cette dernière lettre :

« Mylord,

« Je suis désolé d’apprendre que vous soyez si souffrant, et j’irai vous présenter mes hommages demain. Je puis certainement jurer que la présente lady Vargrave est la même personne que mistress Butler, qui habitait autrefois C***, où elle enseignait la musique. Comme l’enfant qu’elle avait avec elle était du même sexe, et environ du même âge que miss Cameron, il ne peut y avoir de difficulté, ce me semble, à établir l’identité de cette jeune demoiselle avec l’enfant que lady Vargrave avait eu de son premier mari, M. Butler. Mais, naturellement, ceci n’est pas de ma compétence.

« J’ai l’honneur d’être,
« Mylord,
« Etc., etc., etc. »

Le lendemain matin Vargrave écrivit un mot à M. Winsley pour lui dire que sa santé exigeait qu’il retournât sur-le-champ à Londres ; et en effet il partit précipitamment pour la capitale. Le lendemain de son arrivée, il reçut ces quelques lignes, écrites à la hâte, presque illisibles, maculées par des larmes peut-être :

« Au nom du ciel que voulez-vous dire ? Oui, oui, j’ai jadis habité Dale Cottage, j’y ai connu une personne du nom de Butler ? A-t-il découvert le nom que je porte ? Où est-il ? Je vous en conjure, écrivez-moi, ou permettez-moi de vous voir, avant que vous quittiez l’Angleterre !

« Alice Vargrave. »

Lumley sourit d’un air triomphant en lisant cette lettre, qu’il serra soigneusement.

« Il faut maintenant que je l’amuse, que je trouve des faux-fuyants ; du moins pour le moment. »

En réponse à la lettre de lady Vargrave, il lui écrivit quelques lignes pour lui dire qu’il avait seulement entendu parler par une tierce personne (un notaire) d’un certain M. Butler, qui demeurait en pays étranger, et qui faisait faire les recherches en question ; que, pour lui, il les croyait relatives seulement à quelque affaire de succession ; que peut-être le M. Butler qui faisait prendre ces informations était héritier du M. Butler qu’elle avait connu ; qu’il ne pouvait rien apprendre de plus pour le moment, parce qu’il fallait que sa réponse fût envoyée à l’étranger, et que le notaire ne voulait ou ne pouvait en dire davantage ; que dès qu’il aurait reçu d’autres nouvelles, il s’empresserait de lui en faire part ; qu’il était son affectionné et dévoué serviteur, etc.

Vargrave consacra le reste de cette matinée à lord Saxingham et à ses partisans. Il déclara, car il le croyait fermement, qu’il ne resterait pas longtemps à Paris. Il dîna de bonne heure, et il était sur le point de se livrer encore une fois aux hasards d’un voyage, lorsque, en traversant son vestibule, il se trouva soudain vis à vis de M. Douce, qui arrivait précipitamment.

« Mylord… mylord !… j’ai un mot à vous dire, my… my… mylord. Vous allez… c’est-à-dire… (et le petit homme parut effrayé) vous vous proposez de… de… de partir pour… pour… c’est-à-dire… de vous en… en… en…

— Pas de m’enfuir, monsieur Douce ; venez dans ma bibliothèque. Je suis très-pressé, mais pour vous j’ai toujours le temps. Qu’est-ce qui vous amène ?

— Mais c’est que… my… mylord ne m’a r… r… rien fait dire de… de… de plus au sujet de l’ac… ac… acqui…

— De l’acquisition de Lisle Court ? Je vais à Paris pour arranger tout cela avec miss Cameron ; dites-le aux avoués.

— Pou… pou… pouvons-nous retirer l’argent des fonds publics pour… pour… pour faire voir que… que… que nos intentions sont sérieuses ? Autrement je… je crains… c’est à-dire je soupçonne… je veux dire que je sais que le colonel Maltravers se dédira.

— Mais vraiment, monsieur Douce, il faut absolument que je voie d’abord ma pupille. Cependant vous aurez de mes nouvelles d’ici à deux ou trois jours ; ainsi que des dix mille livres que je vous dois.

— Oui, vraiment, les dix… dix… dix… mon associé est fort… fort…

— Pressé que je les lui rende, sans doute ! Faites-lui bien mes compliments. Dieu vous bénisse ! Soignez-vous bien. Il faut que je me dépêche pour ne pas manquer le paquebot. »

Et Vargrave s’éloigna précipitamment, en grommelant :

« C’est le ciel qui nous envoie l’argent, mais c’est le diable qui nous envoie les créanciers. »

Douce ouvrit à plusieurs reprises une bouche haletante, comme celle d’un poisson, tandis que ses regards suivaient les pas rapides de Vargrave ; et ses petits traits avaient revêtu une expression sournoise de colère et de désappointement. Déjà Lumley, installé dans sa voiture et enveloppé de son manteau, avait oublié l’existence même de son créancier, et disait tout bas à son secrétaire aristocratique, la tête penchée en dehors de la portière :

« J’ai dit à lord Saxingham de vous dépêcher vers moi, s’il y a la moindre nécessité pour que je revienne à Londres. Je vous laisse ici, Howard, parce que votre sœur étant à la cour, et votre cousin auprès de notre fameux premier ministre, vous serez à même de savoir de quel côté souffle le vent ; vous comprenez ? Et, dites donc, Howard ! ne croyez pas que j’oublie votre amabilité pour moi ; vous savez que nul homme ne m’a jamais servi en vain ! Oh ! voilà cet affreux petit Douce qui vient derrière vous ! Dites au cocher de partir. »


CHAPITRE II

Avez-vous entendu ? Quel prodige d’horreur qui se déroule !
(Lillo. — La curiosité funeste.)

Le malheureux compagnon de fuite de Cesarini fut bientôt retrouvé et repris ; mais toutes les recherches qu’on fit pour découvrir Cesarini lui-même restèrent sans résultat, non seulement dans le voisinage de Saint-Cloud, mais dans les campagnes environnantes, et dans Paris. La seule consolation qu’on eût était de penser que, grâce à sa montre, il serait, pendant quelque temps au moins, à l’abri des horreurs du besoin, et que la vente de ce bijou pourrait servir peut-être à mettre ses amis sur sa trace. On mit aussi la police à l’œuvre, la vigilante police de Paris ! Pourtant les jours se suivaient sans apporter de nouvelles. Le secret de cette fuite était soigneusement gardé devant Teresa ; et les soucis politiques paraissaient expliquer assez la tristesse qui régnait sur le front de Montaigne.

Éveline apprit de Maltravers, avec des émotions mêlées de compassion, de chagrin et d’effroi, le sombre récit qui se rattachait à l’histoire du fou. Elle versa des larmes sur le triste destin de Florence ; la malédiction qui s’était appesantie sur Cesarini la fit frémir ; et peut-être Maltravers lui devint-il plus cher par la pensée qu’il y avait tant à consoler et à calmer dans la mémoire de son passé.

Ils revinrent à Paris fiancés l’un à l’autre ; et dès lors Éveline s’efforça soigneusement et résolûment de bannir de son cœur tout souvenir, tout regret éveillé par Legard absent. Elle sentait la solennité de la foi placée en elle, et elle résolut qu’aucune de ses pensées ne serait jamais de nature à froisser l’âme tendre et généreuse qui lui avait confié le bonheur de sa vie. L’influence de Maltravers sur elle s’accrut dans leur situation nouvelle et plus familière ; et pourtant ce sentiment ressemblait toujours trop à de la vénération, trop peu à de la passion ; mais cela provenait peut-être de la jeunesse et de l’innocence d’Éveline. Dans tous les cas Maltravers ne s’en apercevait pas ; elle l’avait choisi entre tous, et, méfiant comme il croyait être, il se reposait sur la sécurité de la foi d’Éveline, sans être troublé par un seul doute. Il n’était pas même tourmenté par quelqu’un de ces pressentiments qui l’avaient obsédé dans les premiers temps qu’il avait été fiancé à Florence. L’affection d’une personne si jeune et si ingénue semblait lui rendre à lui-même toute sa jeunesse. On n’est jamais vieux tant qu’on peut inspirer de l’amour à un jeune cœur ; soudain aussi le monde prit à ses yeux un aspect plus riant et plus beau. L’espérance qui renaissait en lui le réconcilia avec sa carrière et ses semblables. Plus il écoutait parler Éveline, plus il découvrait en elle de nouveaux témoignages d’un naturel docile et généreux, et plus il se sentait assuré d’avoir enfin trouvé un cœur conforme au sien. L’admirable sérénité du caractère d’Éveline, joyeux sans être jamais fougueux ou bruyant, lui communiquait sa gaîté par une contagion insensible. Être auprès d’elle, c’était se mettre en espalier au soleil, sous quelque ciel riant ! Pour un homme lassé du bruit et des spectacles trop connus de ce monde monotone, il y avait un charme inexprimable à épier les pensées, les idées toujours fraîches et étincelantes qui jaillissaient de cette âme ignorante de la vie. Ce qui charmait surtout cet homme si difficile pour tout ce qui touchait à la véritable noblesse du caractère, c’était de voir que, quelque fût le sujet en discussion, jamais aucune pensée basse ou mesquine ne souillait les lèvres charmantes d’Éveline. Ce n’était pas seulement l’innocence de l’inexpérience, c’était surtout l’incapacité morale de mal faire qui l’enchantait dans la compagne qu’il s’était choisie pour parcourir avec lui la route de l’éternité. Et puis quel ravissement de voir la promptitude avec laquelle Éveline savait se créer des ressources contre l’ennui ! Elle possédait cette faculté, sans laquelle la femme n’a pas d’indépendance en dehors du monde, pas de garantie que la retraite domestique ne lui deviendra pas bientôt d’une fatigante monotonie : la faculté de trouver une occupation ou un passe-temps dans les moindres choses ; elle s’amusait de peu, et pourtant elle se résignait sans peine aux désappointements. Il sentit (et il se reprocha de ne l’avoir pas senti plus tôt) que, jeune et adorablement jolie comme elle l’était, elle n’avait pas besoin de rechercher pour stimulants les plaisirs tumultueux du monde, l’admiration vide de la foule.

« Telles sont les natures, pensait-il, qui peuvent seules conserver, en dépit des années, la poésie de leur premier rêve d’amour, et faire du mariage le sceau qui confirme l’affection, et non le cérémonial moqueur qui en consacre vainement la tombe ! »

Maltravers, quelques jours après son retour à Paris, avait écrit officiellement à Lumley, ainsi que nous l’avons vu. Il aurait également écrit à lady Vargrave, mais Éveline pensa qu’il était préférable qu’elle préparât elle-même sa mère par une lettre.

Il ne s’en fallait plus que de quelques semaines que miss Cameron n’atteignît l’âge de dix-huit ans, l’âge où elle devait être seule maîtresse de son sort. Le mariage devait avoir lieu aussitôt après. Valérie apprit avec un plaisir vrai les liens qu’allait contracter son ami. Elle rechercha avec empressement toutes les occasions de connaître plus intimement Éveline, qui fut complètement séduite par la gracieuse amabilité de Mme de Ventadour. Voici quel fut le résultat des observations de Valérie : Elle ne s’étonna pas que Maltravers ressentît un amour si passionné ; mais sa profonde connaissance du cœur humain (connaissance que les femmes de son pays possèdent à un degré si remarquable) la fit douter de la complète réciprocité de cet amour ; elle craignit qu’Éveline ne se fît illusion à elle-même. Le premier contentement qu’elle avait éprouvé se mêla d’inquiétude, et elle compta plus pour le bonheur futur de son ami, sur la pureté d’âme d’Éveline, et sur sa tendresse générale de cœur, que sur la concentration exclusive et l’ardeur de son amour. Hélas ! il est peu de personnes qui à dix-huit ans ne soient pas trop jeunes pour prendre cet irrévocable parti ; et Éveline était plus jeune que son âge !

Un soir, chez Mme de Ventadour, Maltravers demanda à Éveline si elle n’avait pas encore reçu de réponse de sa mère ; Éveline lui exprima sa surprise de n’en point recevoir, et la conversation tomba, tout naturellement, sur lady Vargrave.

« Aime-t-elle autant la musique que vous ? demanda Maltravers.

— Oui, vraiment, je le crois ; et les romances d’une certaine personne en particulier ; elles ont toujours eu un charme indescriptible pour elle. Je lui ai souvent entendu dire que lorsqu’elle lit vos écrits, il lui semble causer avec un ami de sa jeunesse. Votre nom et votre génie semblent le seul lien qui la rattache au monde. Et même (ne vous fâchez pas), je suis presque tentée de croire que ce fut son enthousiasme si singulier et si rare qui m’inspira tout d’abord de l’intérêt pour vous.

— Voilà une double raison, alors, pour que j’aime votre mère, dit Maltravers heureux et flatté. N’aime-t-elle pas la musique italienne ?

— Pas beaucoup ; elle préfère quelques vieux airs allemands très-simples, mais très-touchants.

— Comme moi quand j’étais jeune, dit Maltravers avec un intérêt croissant.

— Il y a aussi quelques mélodies anglaises que je lui ai entendu chanter quelquefois, mais bien rarement. Il y en a une en particulier qui l’émeut si vivement, quand elle en joue seulement le motif, que j’y ai toujours attaché une certaine idée de sainteté mystérieuse. Je n’aimerais pas à la chanter devant le monde ; mais demain, quand vous viendrez me voir, et que nous serons seuls…

— Ah ! demain je ne manquerai pas de vous en faire souvenir. »

Leur conversation cessa ; pourtant, par je ne sais quel hasard, pendant toute cette nuit-là le souvenir de ce que lui avait dit Éveline lui revint obstinément. Cette mère, qui vivait dans la retraite et l’isolement, lui inspirait une curiosité vague et indéfinissable ; une femme dont le passé semblait enveloppé de tant de mystère ! Cleveland, en réponse à sa lettre, lui avait mandé que toutes ses recherches relatives à la naissance et au premier mariage de lady Vargrave avaient été infructueuses. Éveline évidemment n’en savait pas grand’chose ; et d’ailleurs il hésitait par une sorte de délicatesse à lui adresser des questions qu’on aurait pu attribuer à la curiosité, ou même à un vulgaire orgueil de naissance. Puis les amants ont tant de choses à se dire, que Maltravers n’avait jamais trouvé le temps de parler à Éveline d’autres personnes que d’elle et de lui. Il dormit mal cette nuit-là ; des rêves sinistres et d’un mauvais augure troublèrent son sommeil. Il se leva tard, accablé de tristes pressentiments qu’il ne pouvait réussir à maîtriser. Il avait à peine achevé son repas du matin, et pris son chapeau pour se rendre auprès d’Éveline afin de trouver un peu de consolation près d’elle et de se réchauffer à son soleil, lorsque la porte s’ouvrit, et à son grand étonnement il vit entrer lord Vargrave.

Lumley s’assit avec une raideur et une gravité qui ne lui était point habituelles ; et comme s’il souhaitait d’éviter toute explication inutile, il entama de suite l’entretien, avec une solennité marquée dans la voix et dans l’aspect.

« Maltravers, dit-il, depuis quelques années il y a eu de la froideur entre nous. Je n’ai pas la prétention de vous imposer vos amitiés et vos aversions. Vous seul pouvez savoir d’où provenait cet éloignement. Quant à moi, ma conscience ne me reproche rien ; ce que j’étais, je le suis encore. C’est vous qui avez changé. Que ce soit à cause de la différence de nos opinions politiques, ou par une autre raison plus cachée, je n’en sais rien. Je le déplore, mais il est maintenant trop tard pour chercher à y remédier. Si vous me soupçonnez d’avoir jamais essayé, ou même souhaité de semer la discorde entre vous et ma malheureuse cousine, morte maintenant, vous vous trompez. J’ai toujours cherché votre bonheur et votre union à tous deux. Et pourtant, Maltravers, vous détruisiez alors un rêve chéri, que je nourrissais depuis longtemps. Mais je souffris en silence ; ma conduite fut au moins désintéressée ; peut-être fut-elle généreuse. Soit, n’en parlons plus. Une seconde fois je vous retrouve sur mon chemin ; vous m’enlevez un cœur que depuis longtemps je m’étais accoutumé à considérer comme mon bien. Vous n’êtes arrêté par aucun scrupule d’ancienne amitié, par aucun respect pour des liens sacrés et reconnus. Vous êtes mon rival auprès d’Éveline Cameron, et vous l’emportez sur moi.

— Vargrave, dit Maltravers, vous m’avez parlé franchement ; je vous répondrai avec une égale sincérité. La différence de nos goûts, de nos caractères, de nos opinions, nous a jetés depuis longtemps dans des voies opposées. Pour moi, je ne puis séparer la moralité politique de la vertu privée. Par des motifs que vous connaissez mieux que personne, mais que je tiens, je vous le dis ouvertement, pour ceux de l’intérêt et de l’ambition, vous avez, je ne dis pas changé d’opinions (il n’y a pas de mal à cela), mais, tout en les conservant en particulier, vous en avez affiché d’autres en public, et vous avez joué avec les destinées de l’humanité, comme si les hommes n’étaient que des jetons, faits pour marquer un jeu mercenaire. Lorsque je m’en fus aperçu, j’examinai votre caractère d’un regard plus scrutateur ; et je conclus de cet examen que je ne pouvais plus avoir foi en vous. Pour ce qui est de la morte… Laissons retomber la pierre sur cette jeune tombe !… Je vous acquitte de tout blâme. Le coupable a souffert plus qu’il ne fallait pour expier son crime ! Vous condamnez mon amour pour Éveline. Pardonnez-moi ; je n’ai ni séduit son affection, ni rompu aucun lien. Ce ne fut que lorsqu’elle se trouva libre de disposer de son cœur et de sa main, lorsqu’elle put choisir entre nous deux, que j’osai lui parler d’amour. Laissez-moi penser qu’il se trouvera quelque moyen d’adoucir, en partie du moins, un désappointement qui doit assurément vous paraître fort amer.

— Arrêtez ! s’écria lord Vargrave (qui, plongé dans une sombre rêverie, avait semblé écouter à peine les dernières paroles de son rival) ; arrêtez, Maltravers. Ne parlez pas d’amour à Éveline ! Un horrible pressentiment me dit que, dans quelques heures d’ici, vous aimeriez mieux arracher votre langue jusqu’à la racine que d’associer des paroles d’amour à la pensée de cette malheureuse enfant ! Oh ! si j’étais vindicatif, quel triomphe épouvantable m’attendrait maintenant ! Quelle vengeance de vos injustes jugements, de votre froid mépris, de votre victoire misérable et momentanée sur moi ! Le ciel m’est témoin que le seul sentiment que j’éprouve est celui de l’épouvante, de la douleur ! Maltravers, dans votre première jeunesse avez-vous eu des relations avec une personne qu’on appelait Alice Darvil ?

— Alice !… Ciel ! que voulez-vous dire ?

— N’avez-vous jamais su que le nom de baptême de la mère d’Éveline est Alice ?

— Je ne l’ai jamais demandé… je ne l’ai jamais su. Mais c’est un nom si ordinaire, balbutia Maltravers.

— Écoutez-moi, reprit Vargrave : vous avez vécu avec Alice Darvil dans le voisinage de ***, n’est-ce pas ?

— Continuez, continuez !

— Vous aviez pris le nom de Butler. Ce fut sous ce nom-là qu’Alice Darvil fut plus tard connue dans la ville où demeurait mon oncle (il y a dans cette histoire des lacunes que je ne suis pas en état de combler) ; elle y enseignait la musique ; mon oncle en devint amoureux ; mais il était orgueilleux, et jaloux de l’opinion du monde. Alice se rendit dans le Devonshire, et mon oncle l’y épousa sous le nom de Cameron, nom par lequel il espérait cacher au monde l’obscurité de son origine et l’humble profession qu’elle avait exercée. Silence ! ne m’interrompez pas ; Alice avait une fille qu’on supposait être le fruit d’un premier mariage ; cette fille était l’enfant de celui dont elle portait le nom ; oui, du perfide Butler !… Cette fille est Éveline Cameron !

— Menteur !… serpent ! s’écria Maltravers en se dressant soudain comme si une balle l’eût frappé au cœur. Des preuves !… des preuves !

— Celles-ci vous suffiront-elles ? » dit Vargrave en lui présentant les lettres de Winsley et de lady Vargrave. Maltravers les prit, mais quelques moments s’écoulèrent avant qu’il osât lire. Il se retenait avec effort aux meubles pour ne pas tomber ; il y avait dans son gosier un bruit étouffé semblable au râle d’un mourant. Il lut enfin ; puis les lettres lui échappèrent des mains.

« Attendez-moi, dit-il d’une voix étouffée, et il s’achemina machinalement vers la porte.

— Arrêtez ! dit lord Vargrave en posant la main sur le bras d’Ernest. Écoutez-moi pour l’amour d’Éveline, pour l’amour de sa mère. Vous êtes sur le point d’aller trouver Éveline : soit ! je sais que vous possédez ce don divin, l’empire sur vous-même. Vous ne lui laisserez pas connaître que sa mère a fait quelque chose qui déshonore également la mère et l’enfant ! Vous ne mettrez pas le comble à vos torts envers Alice Darvil en lui dérobant le fruit d’une vie d’expiation et de remords ! Vous ne dévoilerez pas sa honte à sa propre fille ! Prenez le temps de vous convaincre et de vous maîtriser !

— Ne craignez rien, dit Maltravers avec un sourire effrayant ; je ne chargerai pas ma conscience d’un double forfait. Selon que j’ai semé, il faut que je récolte. Attendez-moi ici ! »


CHAPITRE III

Angoisse, qui augmente de force à chaque moment, et qui finira par m’engloutir.
(Lillo. — La curiosité funeste.)

Maltravers trouva Éveline seule. Elle se tourna vers lui, et le salua comme d’habitude par un aimable sourire ; mais ce sourire s’évanouit aussitôt qu’elle aperçut la physionomie altérée et bouleversée de son fiancé. Des gouttes de sueur froide perlaient sur son front pâle et rigide, ses lèvres frémissaient comme sous l’angoisse d’une torture physique ; les muscles de son visage s’étaient détendus, et il y avait, dans la fixité et l’éclat fébrile de son regard, quelque chose de sauvage qui épouvanta Éveline.

« Vous êtes malade, Ernest !… cher Ernest, vous êtes malade ! votre regard me glace !

— Non, Éveline, dit Maltravers en recouvrant son empire sur lui-même, par un de ces efforts dont sont seuls capables les hommes qui ont souffert sans chercher de sympathie, — non, je vais mieux à présent ; j’ai été malade, très-malade, mais je vais mieux !

— Malade !… et je ne l’ai pas su ! »

En disant ces mots, elle essaya de lui prendre les mains. Maltravers recula.

« C’est du feu !… cela brûle !… arrière !… s’écria-t-il avec emportement. Ô mon Dieu ! épargnez-moi, épargnez-moi ! »

Éveline était maintenant sérieusement effrayée ; elle le regardait avec la plus tendre compassion. Était-ce un de ces accès accablants d’hypocondrie auxquels on disait tout bas qu’il était sujet ? Tout singulier que cela puisse paraître, malgré sa frayeur, il lui était plus cher dans ce moment de sombre mélancolie que dans toute la splendeur de sa majestueuse intelligence, ou avec tout le charme de ses tendres discours.

« Que vous est-il arrivé ? dit-elle en se rapprochant de lui ; avez-vous vu lord Vargrave ? je sais qu’il est arrivé, car il m’a envoyé son domestique pour m’en prévenir. Vous aurait-il dit quelque chose qui vous ait contrarié ? ou bien (ajouta-t-elle timidement et en balbutiant) la pauvre Éveline vous aurait-elle offensé ? Parlez-moi, de grâce parlez-moi ! »

Maltravers se tourna vers elle ; son visage était maintenant calme et serein ; à part sa pâleur extrême et presque surnaturelle, on n’apercevait plus aucune trace de l’enfer qui le consumait intérieurement.

« Pardonnez-moi, dit-il avec douceur ; je ne sais ce matin ce que je dis ou ce que je fais. Ne vous en préoccupez pas ; ne vous préoccupez pas de moi ; cela se passera lorsque j’entendrai votre voix.

« Vous chanterai-je les paroles dont je vous parlais hier au soir ? Voyez, elles sont là toutes prêtes. Je les sais par cœur, mais j’ai pensé que vous aimeriez à les lire ; elles ont tant de simplicité et de sentiment vrai ! »

Maltravers lui prit la romance des mains, et pencha la tête sur le papier ; d’abord les lettres lui parurent troubles et indistinctes, car il avait un brouillard devant les yeux ; mais à la fin quelque fibre de sa mémoire fut ébranlée ; il se souvint de ces vers : il les avait composés pour Alice dans les premiers jours de leurs délicieuses amours. C’étaient des anneaux de la chaîne d’or par laquelle il avait cherché à lier le génie du savoir au génie de l’amour.

« Et de qui votre mère a-t-elle appris ces paroles ? dit-il d’une voix faible, en posant avec calme les vers qu’il tenait à la main.

— Je n’en sais rien ; un de ses amis les composa, il y a bien des années, et les lui donna. Il fallait que cet ami lui fût bien cher, à en juger par l’effet qu’elles produisent encore sur elle.

— Pensez-vous, dit Maltravers d’une voix sourde, pensez-vous que ce fût votre père ?

« Mon père ! Elle ne me parle jamais de mon père. On m’a appris de bonne heure à éviter toute allusion à sa mémoire. Mon père !.. c’est probable… oui ! c’était peut-être mon père ; quelle autre personne aurait-elle aimée avec tant de tendresse ? »

Il y eut un long silence ; ce fut Éveline qui le rompit.

« J’ai reçu des nouvelles de ma mère aujourd’hui, Ernest ; Sa lettre me fait peur, je ne sais pourquoi !

— Ah !.. et comment ?…

— Elle est écrite à la hâte, avec incohérence, presque avec égarement. Ma mère me dit qu’elle a appris quelque chose qui la trouble et l’accable ; elle me prie de m’informer si parmi les personnes que je connais il ne se trouverait pas quelqu’un qui ait rencontré sur le continent un individu du nom de Butler ou qui en ait entendu parler. Vous tressaillez ! auriez-vous connu quelqu’un de ce nom ?

— Moi !… l’aviez-vous jamais entendu prononcer à votre mère avant ce jour ?

— Jamais ! Et pourtant… je me rappelle qu’une fois…

— Quoi ?

— Je lisais dans un journal le compte-rendu de la mort subite d’un certain M. Butler ; l’agitation de ma mère fit sur moi une impression profonde et étrange ; elle perdit connaissance, et semblait être en proie à une espèce de délire quand elle revint à elle. Elle n’eut pas de tranquillité que je n’eusse achevé de lui lire l’article, et lorsque j’en vins aux détails d’âge, etc., (il était vieux, je crois), elle joignit les mains et fondit en larmes, mais il me sembla que c’étaient des larmes de joie. C’est un nom si ordinaire !… qui donc avez-vous connu qui s’appelât ainsi ?

— Il importe peu ! Est-ce là la lettre de votre mère ? est-ce son écriture ?

— Oui, » dit Éveline, et elle remit à Maltravers la lettre de lady Vargrave. Il la parcourut des yeux ; il avait déjà vu une ou deux fois l’écriture de lady Vargrave, et il n’avait reconnu aucune ressemblance entre cette écriture et les premiers échantillons du savoir-faire d’Alice, dont il avait suivi les progrès bien des années auparavant. Mais maintenant les circonstances les plus puériles étaient devenues des preuves aussi irrécusables que les témoignages de l’Écriture Sainte. Il croyait retrouver Alice à chaque ligne de ce griffonnage, écrit à la hâte, et quand ses yeux s’arrêtèrent sur ces mots : « Votre mère affectionnée, Alice ! » tout son sang se glaça dans ses veines.

« C’est étrange ! dit-il en s’efforçant de retrouver son sang-froid ; fort étrange que je n’aie jamais songé à vous demander son nom : Alice ! Elle s’appelle Alice ?

— Oui, c’est un joli nom, n’est-pas ? et puis il est si bien en harmonie avec la simplicité de son caractère. Ah ! combien vous l’aimeriez ! »

En disant ces mots Éveline se tourna vers Maltravers avec enthousiasme, et elle fut encore une fois épouvantée de son aspect ; car sa physionomie était redevenue pâle, défaite, contractée.

« Oh ! si vous m’aimez, s’écria-t-elle, envoyez chercher un médecin sur-le-champ. Et pourtant ! Êtes-vous réellement malade, Ernest, ou bien me cachez-vous quelque chagrin ?

— Je suis malade, Éveline, dit Maltravers en se levant ; et ses genoux fléchissaient sous lui. Je ne suis pas en état de jouir de votre société ; je vais rentrer chez moi.

— Et vous enverrez chercher un médecin immédiatement ?

— Oui, oui, il m’attend déjà.

— Le ciel en soit loué ! et vous m’écrirez un mot, rien qu’un mot, pour me rassurer ? je serai si tourmentée !

— Je vous écrirai.

— Ce soir ?

— Oui !

— Maintenant partez ; je ne vous retiens plus. »

Il s’achemina lentement vers la porte ; mais lorsqu’il arriva, il se retourna, et rencontrant les regards pleins d’anxiété d’Éveline, il lui tendit les bras. Vaincue par une crainte étrange et par son affectueuse sympathie, elle fondit en larmes ; et dans ce moment de surprise, la timidité et la réserve qui jusque-là avaient caractérisé son pur et doux attachement pour lui, disparurent ; elle se jeta sur son sein, et elle éclata en sanglots. Maltravers leva les mains, les posa avec solennité sur la tête de la jeune fille, et ses lèvres s’agitèrent comme s’il priait. Il s’arrêta, il la pressa contre son cœur ; mais il évita ce baiser d’adieu que jusque-là il avait recherché avec tant d’amour. Cette étreinte fut un transport d’angoisse, et non de bonheur ; et pourtant Éveline était loin de s’imaginer que Maltravers voulait que ce fût la dernière !

Maltravers rentra dans la chambre où il avait laissé lord Vargrave, qui y attendait son retour.

Il alla droit à Lumley et lui tendit la main.

« Vous m’avez épargné un crime affreux, un éternel remords : je vous remercie ! »

Tout froid et endurci que fût son cœur, Lumley se sentit attendri. Le mouvement de Maltravers l’avait pris à l’improviste.

« Ç’a été un devoir bien pénible à remplir, Ernest, dit-il en serrant la main qu’il tenait ; d’autant plus pénible venant de moi, de votre rival !

« Continuez… continuez, je vous en prie !… expliquez-moi tout ceci. Et pourtant qu’y a-t-il à expliquer ? Qu’ai-je besoin de savoir ?… Éveline est ma fille !… L’enfant d’Alice ! Au nom du ciel donnez-moi quelque espérance !… dites-moi qu’il n’en est pas ainsi !… dites-moi qu’Éveline est la fille d’Alice, mais qu’elle n’est pas la mienne ! Un père ! un père !… et l’on dit que c’est un nom sacré !… C’est un nom horrible !

— Calmez-vous, mon cher ami ; rappelez-vous à quoi vous avez échappé ! Vous vous remettrez de cette secousse ; le temps, les voyages…

— Paix, paix, vous dis-je ! Maintenant vous voyez que je suis calme ! quand Alice m’a quitté, elle n’avait pas d’enfant. J’ignorais qu’elle portât dans son sein le gage de notre funeste et coupable amour. Véritablement, les péchés de ma jeunesse se sont élevés en témoignage contre moi ; et la malédiction est revenue prendre possession de mon cœur !

— Je ne puis vous expliquer tous les détails.

— Mais pourquoi ne m’avoir pas parlé de tout ceci ? Pourquoi ne m’avoir pas averti ? Pourquoi ne m’avoir pas dit, lorsque mon cœur aurait pu se contenter d’un lien si doux : — « Tu as une fille, tu n’es pas seul au monde ! » Pourquoi m’avoir caché la connaissance de ce bienfait jusqu’à ce qu’il se soit changé en poison ? Serpent que vous êtes ! vous avez attendu jusqu’à cette heure pour vous repaître des angoisses qu’un mot de vous, il y a un an, que dis-je ? il y a un mois, un mois à peine, aurait pu nous épargner, à elle et à moi ! »

En disant ces mots, Maltravers s’approcha de Vargrave, l’attitude menaçante, les yeux étincelants de colère, les poings serrés, les veines de son front gonflées comme des cordes. Lumley, tout brave qu’il fût, recula.

« Je n’ai connu ce secret que peu de jours avant de venir ici, dit-il d’une voix tremblante, et je suis accouru, sur-le-champ, pour vous le révéler. Voulez-vous m’écouter ? Je savais que mon oncle avait épousé une femme d’un rang fort inférieur au sien ; mais il était réservé et circonspect, et je n’en savais pas davantage, si ce n’est que, d’un premier mari, cette dame avait une fille : Éveline. Une suite de circonstances accidentelles m’a soudain dévoilé le reste. »

Ici Vargrave répéta assez fidèlement ce que lui avaient dit le brasseur de C*** et M. Onslow ; mais quand il en vint à la confirmation tacite que ses soupçons avaient reçue de mistress Leslie, il exagéra beaucoup, et il défigura considérablement ce qui s’était passé.

« Jugez alors, dit Lumley en terminant son récit, du sentiment d’horreur que j’éprouvai en apprenant que vous aviez déclaré votre amour à Éveline, et que cet amour était réciproque. Malade comme je l’étais, je me hâtai d’accourir ; vous savez le reste. Cette explication vous satisfait-elle ?

— Je vais aller trouver Alice ! j’apprendrai tout de sa bouche même… Et pourtant comment oserai-je la revoir ? Comment pourrai-je lui dire : « Je t’ai arraché ta dernière espérance ! j’ai brisé le cœur de ton enfant ? »

— Pardonnez-moi, mais je devrais peut-être vous avouer que, d’après tout ce que m’a dit mistress Leslie, lady Vargrave n’a qu’un désir, qu’une espérance au monde : ne jamais revoir son séducteur. Vous pouvez voir vous-même par sa lettre combien la pensée que vous pourriez découvrir ses traces l’épouvante. Elle a enfin recouvré la paix de l’âme, la tranquillité de la conscience. Elle recule d’effroi à la pensée de rencontrer celui qui lui fut jadis si cher, mais qui est maintenant associé dans son esprit à des souvenirs coupables et douloureux. Bien plus, rien ne l’a troublée autant que la crainte des révélations, du déshonneur. Si jamais sa fille apprenait sa faute, ce serait pour elle un arrêt de mort. Pourtant, par suite de l’état nerveux de sa santé, et de la vivacité toujours extrême de ses sentiments, qu’elle ne sait point maîtriser, si elle vous revoyait elle ne saurait rien déguiser, rien cacher. Le voile serait déchiré ; les domestiques mêmes de la maison iraient ébruiter la chose, la curiosité s’en emparerait, et la médisance noircirait l’histoire des fautes de sa jeunesse. Non, Maltravers….. ou du moins attendez un peu de temps avant de la revoir. Attendez qu’elle soit préparée à cette entrevue ; attendez qu’on ait pris des précautions, que vous soyez vous-même dans un état d’esprit plus calme. »

Tandis que Lumley parlait ainsi, Maltravers fixait sur lui ses yeux perçants, et l’écoutait avec une profonde attention.

« Il importe peu, dit-il après un long intervalle de silence, que ce soient là ou mon vos véritables raisons pour vouloir différer ou empêcher une entrevue entre Alice et moi. L’affliction qui a fondu sur moi m’éblouit d’un éclat trop vif, trop brûlant pour permettre à mes yeux de voir aucune chance de salut ou d’adoucissement à mon sort. Même si Éveline était fille d’Alice, mais d’un autre mari, elle serait à jamais séparée de moi. La mère et la fille ! il y a une espèce d’inceste, même dans cette pensée ! Mais un pareil soulagement à ma douleur est interdit à ma raison. Non, pauvre Alice, je ne troublerai pas le repos que tu as enfin trouvé ! Tu n’auras jamais la douleur d’apprendre que notre faute a condamné ton amant à un si noir destin ! Tout est fini ! Le monde ne me retrouvera plus. Il ne me reste plus que le désert et la tombe !

— Ne parlez pas ainsi, Ernest, dit lord Vargrave d’un ton de condoléance ; encore un peu de temps et vous serez remis de cette secousse. Votre empire sur vos passions, même dans votre jeunesse, m’a toujours inspiré de l’admiration et de l’étonnement ; et maintenant, dans vos années plus mûres et plus calmes, et avec de pareils motifs pour triompher de vous-même, votre victoire viendra plus tôt que vous ne pensez. Puis Éveline est si jeune ; elle vous a connu si peu de temps ; peut-être son amour n’est-il, après tout, causé que par quelque mouvement mystique, mais innocent, de la nature, et se réjouirait-elle de vous donner le nom de « père ». D’heureuses années vous sont encore réservées.

Maltravers n’écoutait point ces vaines et vides consolations. La tête penchée sur sa poitrine, tout son être affaissé sur lui-même, les joues sillonnées de grosses larmes, qui coulaient inaperçues, il offrait l’image d’un homme brisé, anéanti, désespéré, que le destin ne pourra jamais relever. Celui qui pendant tant d’années s’était retranché dans son orgueil, qui portait gravé sur son front le triomphe sur les passions et le malheur, dont les pas avaient foulé la terre de l’allure royale d’un conquérant, celui-là était, en ce moment, plus humilié, plus accablé, plus soumis que le dernier esclave qui rampe sur le sol ! Celui qui avait regardé avec des yeux pleins d’orgueil les infirmités des autres, qui avait dédaigné de servir ses semblables à cause de leurs folies humaines et de leurs petites faiblesses, lui, lui-même, le pharisien du génie, ne devait qu’à un hasard, qu’à la main de l’homme dont il se défiait et qu’il méprisait, d’échapper à un crime qui fait frémir la nature, que toute loi sociale et divine stigmatise parce qu’il ne se peut expier, dont les païens eux-mêmes ont fait la plus épouvantable catastrophe qui puisse terrasser la sagesse et l’orgueil des mortels ! Encore un pas de plus, et l’Œdipe de la Fable n’eût pas inspiré plus d’horreur que lui !

Des pensées de ce genre, informes, confuses, mais assez fortes pour le courber dans la poussière, traversèrent l’esprit de cet infortuné. Il avait éprouvé de grandes douleurs, il avait connu peu de joies ; des souvenirs douloureux et amers avaient consumé sa jeunesse, mais l’orgueil lui était resté ! et il avait osé dire, dans le secret de son cœur : « Je puis défier le sort ! » Maintenant la foudre était tombée, son orgueil était réduit en poudre ; l’humiliation était sa compagne ; la honte s’était emparée de son âme terrassée. L’avenir ne lui réservait pas une espérance. Il ne lui restait plus qu’à mourir !

Lord Vargrave le regardait avec un chagrin réel et une compassion vraie, car sa nature, quoique fourbe, artificieuse, perfide, n’avait de cruauté que ce qu’il en fallait apporter à l’exécution inexorable de ses desseins. Nulle compassion ne l’aurait détourné d’un but ; mais il était assez homme encore pour être sensible à la pitié, même en faveur de ses victimes. À la fin Maltravers releva la tête, et fit doucement signe de la main à lord Vargrave de se retirer.

« Maintenant tout est expliqué, dit-il d’une voix faible ; notre entrevue est terminée, j’ai besoin d’être seul ; il faut que je rappelle ma raison égarée, que je m’entretienne de sang-froid avec moi-même. Il faut que je lui écrive à elle, que j’invente, que je mente !… Moi qui croyais que rien ne me ferait jamais, jamais dire un mensonge, même à un ennemi ! Et je ne dois pas adoucir le coup que je lui porterai. Je ne dois pas prononcer un seul mot d’amour !… L’amour, c’est l’inceste ! Il faut que je m’efforce d’écraser brutalement dans son germe l’amour que j’ai fait naître ! Il faut qu’elle me haïsse ! oh ! apprenez-lui à me haïr ! Noircissez mon nom, dénaturez mes motifs, qu’elle me croie inconstant, perfide, tout ce que voudrez. Elle m’oubliera d’autant plus vite ; elle supportera d’autant plus facilement le chagrin que le père a attiré sur la tête de son enfant ! Elle n’a point péché, elle ! Ô mon Dieu ! moi seul je fus coupable ! Que mon châtiment soit un sacrifice que tu daignes accepter pour elle ! »

Lord Vargrave essaya encore de le consoler ; mais cette fois les paroles lui manquèrent. Son habileté, lui fit défaut. Maltravers détourna la tête avec impatience, et lui montra la porte.

« Je vous reverrai avant de quitter Paris, dit-il : laissez votre adresse en bas. »

Vargrave n’était peut-être pas fâché de mettre fin à une scène aussi pénible ; il balbutia quelques paroles incohérentes, et se retira précipitamment. En s’en allant il entendit la porte se refermer à double tour derrière lui. Ernest Maltravers était seul ! Quelle solitude !


CHAPITRE IV

Ne me plains pas, mais prête une attention sérieuse à ce que je vais te révéler.
(Shakespeare. — Hamlet.)
LETTRE D’ERNEST MALTRAVERS À ÉVELINE CAMERON.
« Éveline !

« Tous les exemples d’infidélité et de perfidie que vous avez jamais lus vous paraîtront pâles auprès de ma conduite à votre égard. Il faut nous séparer, et pour jamais ! Nous nous sommes vus pour la dernière fois. Il est inutile de me demander pourquoi. Croyez que je suis inconstant, perfide, sans cœur ; que je cède à un caprice, si vous voulez. Ma résolution est inébranlable. Nous ne nous reverrons plus, même comme amis. Je ne vous demande ni de me pardonner, ni de conserver mon souvenir. Regardez-moi comme un homme complètement indigne même de votre ressentiment. Ne pensez pas que j’écrive ceci dans un moment de démence, de fièvre, ou de surexcitation. Ne me jugez pas sur mon apparente indisposition de ce matin, je n’invente ni excuse, ni atténuation pour ma foi violée, pour mes serments trahis. Je vous écris de sang-froid et avec calme : et je vous écris que je renonce à votre amour.

« Ce langage est une froide cruauté, une insulte diabolique, n’est-ce pas, Eveline ? N’êtes-vous pas reconnaissante de m’avoir échappé ? Ne regardez-vous pas le passé en frémissant à la vue du précipice où vous avez failli tomber ?

« Laissons de côté ce sujet, et passons à un autre. Nous sommes séparés, Eveline, et pour jamais. Ne vous imaginez pas, je vous le répète, ne vous imaginez pas qu’il y ait aucune erreur, aucune étrange illusion dans mon esprit, qu’il soit enfin jamais possible de révoquer cette sentence. Il serait peut-être plus facile de faire sortir les morts de leurs tombeaux que de nous rapprocher l’un de l’autre tels que nous étions, tels que nous espérions être. Maintenant que vous êtes convaincue de cette vérité, apprenez, aussitôt que se sera dissipée la première impression douloureuse que vous éprouverez en découvrant combien il y a de méchanceté dans le monde, apprenez, dis-je, à chercher dans l’avenir des liens plus heureux et mieux assortis que ceux que vous auriez formés avec moi. Vous êtes très-jeune ; dans la jeunesse les impressions sont vives, mais passagères ; vous vous étonnerez plus tard de vous être imaginé que vous m’aimiez. Une autre image, plus jeune et plus séduisante, remplacera la mienne. Tel est l’objet de mes désirs et de mes prières. Aussitôt que j’aurai appris que vous aimez une autre personne, que vous êtes mariée à un autre, je reparaîtrai dans le monde ; jusque-là je resterai errant et proscrit. Votre main seule peut effacer de mon front la flétrissure de Caïn ! Lorsque je serai parti, lord Vargrave renouvellera probablement ses propositions de mariage. J’aimerais mieux vous voir épouser un homme d’un âge assorti au vôtre, un homme que vous pourriez aimer tendrement, et qui bannirait de votre cœur tout souvenir du misérable qui vous abandonne aujourd’hui. Mais peut-être ai-je mal jugé lord Vargrave, peut-être était-il plus digne de vous que je ne le pensais (moi, qui me posais en censeur des autres !), peut-être saura-t-il gagner et mériter votre affection.

« Adieu Éveline !… on dit qu’à brebis tondue Dieu mesure le vent : Dieu veillera sur vous !

« Ernest Maltravers. »

CHAPITRE V

Nos actes sont nos anges, bons ou mauvais, dont les ombres fatales ne nous quittent plus.
(John Fletcher.)

Le lendemain matin la voiture était à la porte de Maltravers pour l’emmener peu lui importait en quels lieux. Où pouvait-il fuir ses souvenirs ? Il venait d’envoyer sa lettre à Éveline : cette lettre qu’il s’était étudié à écrire dans le but de détruire toute l’affection où il avait espéré trouver le dernier bonheur de sa vie. Il n’attendait plus que Vargrave, qu’il avait envoyé chercher, et qui se hâta de se rendre auprès de lui.

Quand Lumley arriva, il fut effrayé du changement qu’une seule nuit avait produit chez Maltravers ; mais il fut surpris et soulagé de le trouver calme et maître de lui.

« Vargrave, dit Maltravers, quelle qu’ait été notre froideur passée, je vous dois désormais une éternelle reconnaissance ; et désormais aussi ce terrible secret établit entre nous un lien indissoluble. Si je vous ai bien compris, ni Alice, ni aucun autre être vivant, vous seul excepté, ne sait que c’est moi, Ernest Maltravers, qui suis le criminel objet du premier amour d’Alice. Que ce secret reste enseveli ; soulagez l’esprit d’Alice de toute crainte d’apprendre que l’homme qui l’a trahie vit encore : il ne vivra pas longtemps. Je me fie à votre jugement et à votre habileté pour choisir le moment et le mode d’explication qui vous paraîtront préférables. Maintenant parlons d’Éveline. »

Ici Maltravers indiqua généralement l’esprit de la lettre qu’il avait écrite. Vargrave l’écoutait pensif.

« Maltravers, dit-il, il est bien d’essayer d’abord l’effet de votre lettre. Mais si elle échoue ; si elle ne sert qu’à enflammer l’imagination et à exciter l’intérêt d’Éveline ; si celle-ci continue à vous aimer ; si cet amour la consume ; s’il mine sa santé ; s’il la détruit ?… »

Maltravers gémit. Lumley poursuivit :

« Je ne dis pas cela pour vous affliger, mais pour ne rien laisser d’imprévu. Moi aussi j’ai passé la nuit à réfléchir à ce qu’il vaudrait mieux faire en pareil cas, et voici le dessein auquel je me suis arrêté. S’il est nécessaire, disons la vérité à Éveline, mais en dépouillant la vérité de tout ce qu’elle renferme de honte. Non, non, ne m’interrompez pas. Pourquoi ne pas dire que, sous un nom d’emprunt, et dans l’ardeur romanesque de votre première jeunesse, vous avez connu Alice et que vous l’avez aimée (en toute innocence et en tout honneur) : votre extrême jeunesse, la différence de rang qui vous séparait, s’opposèrent à votre union. Son père, ayant découvert votre correspondance clandestine, lui fit quitter soudain le pays, et déjoua tous vos efforts pour la retrouver. Vous vous perdîtes de vue l’un l’autre ; on fit croire à chacun de vous que l’objet de son amour avait cessé de vivre. Alice fut forcée, par son père, d’épouser M. Cameron, et après la mort de son mari, son indigence et l’amour qu’elle portait à son unique enfant la décidèrent à accepter la main de mon oncle. Vous avez maintenant tout appris ; vous avez appris qu’Éveline est la fille de l’objet de votre premier amour, la fille de la femme qui vous adore encore, et dont votre souvenir a empoisonné la vie pendant tant d’années. Éveline comprendra sur-le-champ tous les scrupules d’une âme délicate ; elle frémira à la pensée qu’une fille puisse être la rivale de sa mère. Elle comprendra pourquoi vous avez fui loin d’elle ; elle prendra part à vos combats ; elle se rappellera la continuelle mélancolie d’Alice ; elle espérera voir le premier amour se rallumer et effacer toute trace de douleur ; la gémérosité et le devoir se réuniront pour l’aider à vaincre son affection pour vous ! Et plus tard, lorsque le temps vous aura rendu la paix du cœur à l’un et à l’autre, le père et la fille pourront se revoir, animés des sentiments réciproques que peuvent avouer un père et une fille ! »

Maltravers garda le silence pendant quelques minutes ; enfin il dit soudain :

« Vous l’aimiez véritablement, Vargrave ? Vous l’aimez encore ? votre plus cher souci sera son bonheur.

— Oui, oui ; je vous le jure !

— Alors je dois me fier à votre jugement ; je ne puis avoir d’autre confident ; et je ne suis pas moi-même en état de juger. Mon esprit est troublé, obscurci. Vous avez peut-être raison ; je le crois.

— Un mot encore. Elle n’ajoutera peut-être pas foi à mon récit, si vous ne l’appuyez pas. Voulez-vous m’écrire un mot, pour me dire que vous m’autorisez à révéler le secret, et qu’il n’est connu que de moi ? Je n’en ferai usage que dans le cas où ce serait absolument indispensable. »

Maltravers écrivit machinalement et à la hâte quelques mots, dans le sens qui lui avait suggéré Lumley.

« Je vous ferai savoir dans quel coin de la terre j’aurai cherché un asile, dit-il à Vargrave en lui remettant ce papier, afin que vous puissiez m’apprendre ce que je tremble et cependant ce que je brûle de savoir. Mais ne faites connaître à personne le refuge qu’aura choisi mon désespoir ! »

Il y avait positivement une larme dans l’œil froid de Vargrave, la seule larme qui y eût brillé depuis bien des années. Il s’arrêta indécis, puis il s’avança, puis il s’arrêta encore, murmura quelques mots entre ses dents, et détourna la tête.

« Pour ce qui est du monde, reprit Lumley après un moment de silence, comme la nouvelle de votre prochain mariage était publique, il faudra inventer quelques motifs pour en expliquer publiquement la rupture. Vous avez toujours été regardé comme un homme orgueilleux ; nous dirons que c’est l’obscurité de la naissance du côté de la mère ainsi que du père (dont on vient seulement de découvrir l’origine) qui vous a fait renoncer à cette alliance ! »

Vargrave parlait à un sourd ; qu’importait à Maltravers ce que dirait le monde ? Il sortit précipitamment de la chambre, se jeta dans sa voiture, et Vargrave resta seul livré à l’esprit d’intrigue, à l’espérance, à l’ambition.