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Alice au pays des merveilles/10

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Traduction par Henri Bué.
Macmillan (p. 151-163).

CHAPITRE X.

LE QUADRILLE DE HOMARDS.

La Fausse-Tortue soupira profondément et passa le dos d’une de ses nageoires sur ses yeux. Elle regarda Alice et s’efforça de parler, mais les sanglots étouffèrent sa voix pendant une ou deux minutes. « On dirait qu’elle a un os dans le gosier, » dit le Griffon, et il se mit à la secouer et à lui taper dans le dos. Enfin la Fausse-Tortue retrouva la voix, et, tandis que de grosses larmes coulaient le long de ses joues, elle continua :

« Peut-être n’avez-vous pas beaucoup vécu au fond de la mer ? » — ( « Non, » dit Alice) — « et peut-être ne vous a-t-on jamais présentée à un homard ? » (Alice allait dire : « J’en ai goûté une fois — » mais elle se reprit vivement, et dit : « Non, jamais. ») « De sorte que vous ne pouvez pas du tout vous figurer quelle chose délicieuse c’est qu’un quadrille de homards. »

« Non, vraiment, » dit Alice. « Qu’est-ce que c’est que cette danse-là ? »

« D’abord, » dit le Griffon, « on se met en rang le long des bords de la mer — »

« On forme deux rangs, » cria la Fausse-Tortue : « des phoques, des tortues et des saumons, et ainsi de suite. Puis lorsqu’on a débarrassé la côte des gelées de mer — »

« Cela prend ordinairement longtemps, » dit le Griffon.

« — on avance deux fois — »

« Chacun ayant un homard pour danseur, » cria le Griffon.

« Cela va sans dire, » dit la Fausse-Tortue. « Avancez deux fois et balancez — »

« Changez de homards, et revenez dans le même ordre, » continua le Griffon.

« Et puis, vous comprenez, » continua la Fausse-Tortue, « vous jetez les — »

« Les homards ! » cria le Griffon, en faisant un bond en l’air.

« — aussi loin à la mer que vous le pouvez — »

« Vous nagez à leur poursuite !! » cria le Griffon.

« — vous faites une cabriole dans la mer !!! » cria la Fausse-Tortue, en cabriolant de tous côtés comme une folle.

« Changez encore de homards !!!! » hurla le Griffon de toutes ses forces.

« — revenez à terre ; et — c’est là la première figure, » dit la Fausse-Tortue, baissant tout à coup la voix ; et ces deux êtres, qui pendant tout ce temps avaient bondi de tous côtés comme des fous, se rassirent bien tristement et bien posément, puis regardèrent Alice.

« Cela doit être une très-jolie danse, » dit timidement Alice.

« Voudriez-vous voir un peu comment ça se danse ? » dit la Fausse-Tortue.

« Cela me ferait grand plaisir, » dit Alice.

« Allons, essayons la première figure, » dit la Fausse-Tortue au Griffon ; « nous pouvons la faire sans homards, vous comprenez. Qui va chanter ? »

« Oh ! chantez, vous, » dit le Griffon ; « moi j’ai oublié les paroles. »

Ils se mirent donc à danser gravement tout autour d’Alice, lui marchant de temps à autre sur les pieds quand ils approchaient trop près, et remuant leurs pattes de devant pour marquer la mesure, tandis que la Fausse-Tortue chantait très-lentement et très-tristement :

« Nous n’irons plus à l’eau,
Si tu n’avances tôt ;
Ce Marsouin trop pressé
Va tous nous écraser.
Colimaçon danse,
Entre dans la danse ;
Sautons, dansons,
Avant de faire un plongeon. »

« Je ne veux pas danser,
Je me f’rais fracasser. »
« Oh ! » reprend le Merlan,
« C’est pourtant bien plaisant. »
Colimaçon danse,
Entre dans la danse ;
Sautons, dansons,
Avant de faire un plongeon.


« Je ne veux pas plonger,
Je ne sais pas nager. »
— « Le Homard et l’bateau
D’sauv’tag’ te tir’ront d’l’eau. »
Colimaçon danse,
Entre dans la danse ;
Sautons, dansons,
Avant de faire un plongeon.

« Merci ; c’est une danse très-intéressante à voir danser, » dit Alice, enchantée que ce fût enfin fini ; « et je trouve cette curieuse chanson du merlan si agréable ! »

« Oh ! quant aux merlans, » dit la Fausse-Tortue, « ils — vous les avez vus, sans doute ? »

« Oui, » dit Alice, « je les ai souvent vus à dî— » elle s’arrêta tout court.

« Je ne sais pas où est Di, » reprit la Fausse Tortue ; « mais, puisque vous les avez vus si souvent, vous devez savoir l’air qu’ils ont ? »

« Je le crois, » répliqua Alice, en se recueillant. « Ils ont la queue dans la bouche — et sont tout couverts de mie de pain. »

« Vous vous trompez à l’endroit de la mie de pain, » dit la Fausse-Tortue : « la mie serait enlevée dans la mer, mais ils ont bien la queue dans la bouche, et la raison en est que — » Ici la Fausse-Tortue bâilla et ferma les yeux. « Dites-lui-en la raison et tout ce qui s’ensuit, » dit-elle au Griffon.

« La raison, c’est que les merlans, » dit le Griffon, « voulurent absolument aller à la danse avec les homards. Alors on les jeta à la mer. Alors ils eurent à tomber bien loin, bien loin. Alors ils s’entrèrent la queue fortement dans la bouche. Alors ils ne purent plus l’en retirer. Voilà tout. »

« Merci, » dit Alice, « c’est très-intéressant ; je n’en avais jamais tant appris sur le compte des merlans. »

« Je propose donc, » dit le Griffon, « que vous nous racontiez quelques-unes de vos aventures. »

« Je pourrais vous conter mes aventures à partir de ce matin, » dit Alice un peu timidement ; « mais il est inutile de parler de la journée d’hier, car j’étais une personne tout à fait différente alors. »

« Expliquez-nous cela, » dit la Fausse-Tortue.

« Non, non, les aventures d’abord, » dit le Griffon d’un ton d’impatience ; « les explications prennent tant de temps. »

Alice commença donc à leur conter ses aventures depuis le moment où elle avait vu le Lapin Blanc pour la première fois. Elle fut d’abord un peu troublée dans le commencement ; les deux créatures se tenaient si près d’elle, une de chaque côté, et ouvraient de si grands yeux et une si grande bouche ! Mais elle reprenait courage à mesure qu’elle parlait. Les auditeurs restèrent fort tranquilles jusqu’à ce qu’elle arrivât au moment de son histoire où elle avait eu à répéter à la chenille : « Vous êtes vieux, Père Guillaume, » et où les mots lui étaient venus tout de travers, et alors la Fausse-Tortue poussa un long soupir et dit : « C’est bien singulier. »

« Tout cela est on ne peut plus singulier, » dit le Griffon.

« Tout de travers, » répéta la Fausse-Tortue d’un air rêveur. « Je voudrais bien l’entendre réciter quelque chose à présent. Dites-lui de s’y mettre. » Elle regardait le Griffon comme si elle lui croyait de l’autorité sur Alice.

« Debout, et récitez : « C’est la voix du canon, » » dit le Griffon.

« Comme ces êtres-là vous commandent et vous font répéter des leçons ! » pensa Alice ; « autant vaudrait être à l’école. » Cependant elle se leva et se mit à réciter ; mais elle avait la tête si pleine du Quadrille de Homards, qu’elle savait à peine ce qu’elle disait, et que les mots lui venaient tout drôlement : —


« C’est la voix du homard grondant comme la foudre :
« On m’a trop fait bouillir, il faut que je me poudre ! »
Puis, les pieds en dehors, prenant la brosse en main,
De se faire bien beau vite il se met en train. »


« C’est tout différent de ce que je récitais quand j’étais petit, moi, » dit le Griffon.

« Je ne l’avais pas encore entendu réciter, » dit la Fausse-Tortue ; « mais cela me fait l’effet d’un fameux galimatias. »

Alice ne dit rien ; elle s’était rassise, la figure dans ses mains, se demandant avec étonnement si jamais les choses reprendraient leur cours naturel.

« Je voudrais bien qu’on m’expliquât cela, » dit la Fausse-Tortue.

« Elle ne peut pas l’expliquer, » dit le Griffon vivement. « Continuez, récitez les vers suivants. »

« Mais, les pieds en dehors, » continua opiniâtrement la Fausse-Tortue. « Pourquoi dire qu’il avait les pieds en dehors ? »

« C’est la première position lorsqu’on apprend à danser, » dit Alice ; tout cela l’embarrassait fort, et il lui tardait de changer la conversation.

« Récitez les vers suivants, » répéta le Griffon avec impatience ; « ça commence : « Passant près de chez lui — » »

Alice n’osa pas désobéir, bien qu’elle fût sûre que les mots allaient lui venir tout de travers. Elle continua donc d’une voix tremblante :

« Passant près de chez lui, j’ai vu, ne vous déplaise,
Une huître et un hibou qui dînaient fort à l’aise. »

« À quoi bon répéter tout ce galimatias, » interrompit la Fausse-Tortue, « si vous ne l’expliquez pas à mesure que vous le dites ? C’est, de beaucoup, ce que j’ai entendu de plus embrouillant. »

« Oui, je crois que vous feriez bien d’en rester là, » dit le Griffon ; et Alice ne demanda pas mieux.

« Essaierons-nous une autre figure du Quadrille de Homards ? » continua le Griffon. « Ou bien, préférez-vous que la Fausse-Tortue vous chante quelque chose ? »

« Oh ! une chanson, je vous prie ; si la Fausse-Tortue veut bien avoir cette obligeance, » répondit Alice, avec tant d’empressement que le Griffon dit d’un air un peu offensé : « Hum ! Chacun son goût. Chantez-lui « La Soupe à la Tortue, » hé ! camarade ! »

La Fausse-Tortue poussa un profond soupir et commença, d’une voix de temps en temps étouffée par les sanglots :

« Ô doux potage,
Ô mets délicieux !
Ah ! pour partage,
Quoi de plus précieux ?
Plonger dans ma soupière
Cette vaste cuillère
Est un bonheur
Qui me réjouit le cœur.

« Gibier, volaille,
Lièvres, dindes, perdreaux,
Rien qui te vaille, —
Pas même les pruneaux !
Plonger dans ma soupière
Cette vaste cuillère
Est un bonheur
Qui me réjouit le cœur. »

« Bis au refrain ! » cria le Griffon ; et la Fausse-Tortue venait de le reprendre, quand un cri, « Le procès va commencer ! » se fit entendre au loin.

« Venez donc ! » cria le Griffon ; et, prenant Alice par la main, il se mit à courir sans attendre la fin de la chanson.

« Qu’est-ce que c’est que ce procès ? » demanda Alice hors d’haleine ; mais le Griffon se contenta de répondre : « Venez donc ! » en courant de plus belle, tandis que leur parvenaient, de plus en plus faibles, apportées par la brise qui les poursuivait, ces paroles pleines de mélancolie :

« Plonger dans ma soupière
Cette vaste cuillère
Est un bonheur
Qui me réjouit le cœur. »