Aline, reine de Golconde

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Aline, reine de Golconde
Œuvres de Boufflers, Texte établi par Arsène Houssaye, E. Didier (p. 27-40).


ALINE
REINE DE GOLCONDE.


Je m’abandonne à vous, ma plume ; jusqu’ici mon esprit vous a conduite, conduisez aujourd’hui mon esprit, et commandez à votre maître.

Le sultan des Mille et une Nuits interrogeait Dinarzade, le géant Moulineau son bélier, et on contait des histoires : contez-m’en aussi quelqu’une que je ne sache pas. Il m’est égal que vous commenciez par le milieu ou par la fin.

Pour vous, mes lecteurs, je vous avertis d’avance que c’est pour mon plaisir et non pour le vôtre que j’écris. Vous êtes entourés d’amis, de maîtresses et d’amants : vous n’avez que faire de moi pour vous amuser ; mais moi, je suis seul, et je voudrais bien me tenir bonne compagnie à moi-même.

Arlequin, en pareil cas, appelle Marc-Aurèle, imperator romain, à son secours pour s’endormir : moi, j’appelle la Reine de Golconde pour me réveiller.

J’étais dans un âge où un univers nouveau se déploie à des organes à peine développés ; où de nouveaux rapports nous lient aux êtres qui nous environnent ; où des sens plus attentifs, où une imagination plus ardente nous fait trouver de plus vrais plaisirs dans de plus douces illusions ; j’avais quinze ans, en un mot, et j’étais loin de mon gouverneur, sur un grand cheval anglais, à la queue de vingt chiens courants qui chassaient un vieux sanglier : jugez si j’étais heureux ! Au bout de quatre heures, les chiens tombèrent en défaut et moi aussi. Je perdis la chasse. Après avoir longtemps couru à toute bride, mon cheval était hors d’haleine ; je descendis. Nous nous roulâmes tous deux sur l’herbe ; ensuite il se mit à brouter, et moi à déjeuner.

Je déjeunais avec du pain et une perdrix froide, dans un vallon riant, formé par deux coteaux couronnés d’arbres verts : une échappée de vue offrait à mes yeux un hameau bâti sur la pente d’une colline éloignée, dont une vaste plaine, couverte de riches moissons et d’agréables vergers, me séparait.

L’air était pur et le ciel serein, la terre encore brillante des perles de la rosée ; et le soleil, à peine au tiers de sa course, ne lançait encore que des feux tempérés, qu’un doux zéphyr modérait par son haleine.

Où sont-ils ces amateurs de la nature qui savent si bien jouir d’un beau temps et d’un joli paysage ? C’est pour eux que je parle ; car, pour moi, j’étais alors moins occupé de cet objet que d’une paysanne en corset et en cotillon blanc, que je voyais venir de loin avec un pot au lait sur la tête. Je la vis, avec un secret plaisir, passer sur une planche qui servait de pont au ruisseau, et suivre un sentier qui devait conduire ses pas auprès de l’endroit où j’étais assis. En approchant, elle me parut d’une grande fraîcheur ; et, sans rien concevoir de ce qui se passait au dedans de moi, je me levai pour aller à sa rencontre. Chaque pas que je faisais l’embellissait à mes yeux, et bientôt j’eus regret à tous ceux que j’aurais pu faire pour lavoir plus tôt. La Géorgie et la Circassie ne produisent que des monstres en comparaison de ma petite laitière, et jamais une créature aussi parfaite n’avait orné l’univers. Ne sachant quel compliment lui faire pour entrer en conversation avec elle, je lui demandai à boire un peu de son lait pour me rafraîchir. Je lui fis ensuite quelques questions sur son village, sur sa famille, sur l’âge qu’elle avait. Elle répondit à tout avec la simplicité de son âge ; et, comme elle avait une fort jolie bouche, je lui trouvai beaucoup d’esprit.

Je sus qu’elle était du hameau voisin, et qu’elle s’appelait Aline. — Ma chère Aline, lui dis-je, je voudrais bien être votre frère (ce n’est pas cela que je voulais dire). — Et moi, je voudrais bien être votre sœur, me répondit-elle. — Ah ! je vous aime pour le moins autant que si vous l’étiez, ajoutai-je en l’embrassant. Aline voulut se défendre de mes caresses, et, dans les efforts qu’elle fit, son pot tomba, et son lait coula à grands flots dans le sentier. Elle se mit à pleurer, et, se dégageant brusquement de mes bras, elle ramassa son pot et voulut se sauver. Mais, en courant, son pied glissa sur la voie lactée, elle tomba à la renverse ; je volai à son secours, mais inutilement : une puissance plus forte que moi m’empêcha de la relever, et m’entraîna dans sa chute. J’avais quinze ans, et Aline quatorze : c’était à cet âge et dans ce lieu que l’Amour nous attendait pour nous donner ses premières leçons. Mon bonheur fut d’abord trouble par les pleurs d’Aline ; mais bientôt sa douleur fit place à la volupté, elle lui fit aussi verser des larmes. Et quelles larmes ! ce fut alors que je connus vraiment le plaisir, et le plaisir plus grand d’en donner à ce qu’on aime.

Le temps, qui semblait avoir cessé d’exister pour nous, suivait sa marche pour le reste de la nature ; et le soleil, incliné vers l’horizon, rappelait les bergers à leurs cabanes et les troupeaux à leurs étables : l’air retentissait du son des cornemuses et des chants des travailleurs qui retournaient au repos. — Il est temps que je m’en aille, dit Aline, car ma mère me battrait. Je respectais encore ma mère dans ce temps-là : je n’eus pas l’esprit de la désabuser du respect qu’elle avait pour la sienne. — J’ai perdu mon lait et mon honneur, ajouta-telle, mais je vous le pardonne. — Allez ! lui dis-je, vous êtes plus blanche que votre lait, et le plaisir vaut mieux que l’honneur. Je lui donnai le peu d’argent que j’avais sur moi et un anneau d’or que je portais au doigt : elle me promit de ne jamais le perdre. Nos visages, toujours collés l’un contre l’autre, se séparèrent humides de larmes et de baisers. Je remontai à cheval, et, après avoir suivi aussi loin que je pus, des yeux, ma chère Aline, je fis mes derniers adieux aux lieux consacrés par mes premiers plaisirs, et je revins au château de mon père, bien fâché de n’être point un petit paysan du hameau d’Aline.

J’avais bien résolu de ne plus aller à la chasse ailleurs que dans ce charmant vallon, et de faire grâce, en faveur de la belle Aline, à tous les gibiers de la province ; mais ces projets, si chers à mon cœur, s’évanouirent comme un songe. J’appris en arrivant que des nouvelles imprévues forçaient mon père à partir le lendemain pour Paris. Il m’emmena avec lui. J’embrassai ma mère en pleurant, mais c’était Aline que je pleurais.

Le temps ronge l’acier et l’amour : j’étais inconsolable en partant ; je fus consolé en arrivant. À mesure que je m’éloignais d’Aline, Aline s’éloignait de mon esprit ; et la joie d’entrer dans un monde nouveau me fit oublier les délices de celui que je quittais. Le libertinage et l’ambition remplacèrent Aline dans mon cœur, et, après six pénibles campagnes, dans lesquelles je reçus de grandes blessures et de petites récompenses, je revins à Paris me dédommager, dans le service des belles, de tout ce que j’avais souffert au service de l’État.

Sortant un jour de l’Opéra, je me trouvai par hasard à côté d’une jolie femme qui attendait son carrosse : après m’avoir regardé avec attention, elle me demanda si je la reconnaissais ; je lui répondis que j’avais le bonheur de la voir pour la première fois. — Regardez-moi bien, dit-elle. — L’ordre n’est pas dur, répondis-je, et votre visage saura bien vous faire obéir ; mais, plus je vous regarde, plus je trouve de différence entre tout ce que j’ai vu jusqu’à présent et ce que je vois à cette heure. — Puisque mes traits ne me rappellent point à votre souvenir, dit-elle, peut-être que mes mains seront plus heureuses. Alors, ôtant son gant, elle me montra l’anneau que j’avais jadis donné à la petite Aline. L’étonnement m’ôta la parole. Son carrosse arriva. Elle me dit d’y monter avec elle, je la suivis. Voici son histoire :

— Vous vous souvenez peut-être encore de mon pot au lait et de tout ce que je perdis avec lui. Vous ne saviez ce que vous faisiez ni moi non plus ; mais je sus bientôt que c’était un enfant : ma mère s’en aperçut aussi, et me chassa de la maison ; je m’en allai demandant l’aumône à la ville voisine, où une vieille femme me retira. Elle me servait de mère, et je lui servis de nièce ; elle eut soin de me parer et de me produire : je répétais souvent par son ordre les leçons que vous m’aviez données ; et, comme vous aviez eu pour successeur immédiat le curé du lieu, votre fils lui échut en partage. Il en a fait depuis un très-joli, enfant de chœur. Ma tante, espérant que ma beauté lui serait encore plus utile dans une grande ville, me mena à Paris, où, après avoir passé dans plusieurs mains différentes, je tombai dans celles d’un vieux président ; une des premières personnes de l’État pour la dignité était une des dernières pour l’amour, et il se trouvait réduit à bien peu de chose quand il était dépouillé de sa perruque, de sa simarre et de son portefeuille. Cependant le peu qui en restait m’aima à la folie, et nous combla, ma tante et moi, d’argent et de pierreries. Ma tante mourut ; j’en héritai : j’avais environ vingt mille livres de rente et beaucoup d’argent comptant : je trouvai le métier que j’avais fait jusqu’alors ennuyeux ; je voulus faire celui d’honnête femme, qui a aussi son ennui. Pour quelques louis que je donnai à un généalogiste, je fus une fille d’assez bonne maison. Quelques liaisons que je formai avec des gens de lettres me valurent la réputation d’esprit, peut-être même un peu d’esprit. Enfin un homme de naissance, riche de plus de cent mille livres de rente, crut faiblement payer ma vertu en m’épousant, et la pauvre Aline est à présent pour le public la marquise de Castelmont ; mais pour vous la marquise de Castelmont veut toujours être Aline.

— Et qui avez-vous plus aimé, lui dis-je, de tout ce que vous avez connu ? — Pouvez-vous me le demander ? me répondit elle ; j’étais simple quand vous m’avez vue, et je ne l’étais plus quand j’en ai vu d’autres. J’avais commencé à me parer, je n’étais plus si belle ; j’avais besoin de plaire, je ne pouvais plus aimer. L’art nuit à tout : le rouge que nous mettons décolore nos joues ; les sentiments que nous affectons refroidissent nos cœurs. Je n’ai aimé que vous ; et, quoiqu’il soit aisé d’être plus fidèle que moi, il serait impossible d’être plus constante : votre idée, toujours présente à mon esprit dans les infidélités que je vous faisais, en empoisonnait presque toujours le plaisir. J’avouerai cependant qu’elle leur prêtait de temps en temps des charmes.

J’eus une véritable joie de retrouver ma chère Aline ; nous nous embrassâmes avec les mêmes transports que dans ces temps heureux où nos lèvres n’avaient point encore rencontré d’autres lèvres, et où nos cœurs répondaient aux premières invitations de la volupté : nous arrivâmes chez elle ; j’y restai à souper ; et, comme M. de Castelmont était absent, je survécus à toute la compagnie, et j’usai de mes droits. L’amour fuit les alcôves dorées et les lits superbes ; il aime à voltiger sur l’émail des prairies et à l’ombre des vertes forêts. Mon bonheur se borna donc à passer la nuit entre les bras d’une jolie femme ; mais elle ne s’appelait et n’était plus Aline.

Amants qui voulez connaître l’amour, ou seulement la volupté, n’allez point en bonne fortune avec des lettres du ministre dans votre poche qui vous forcent à partir pour l’armée. C’est dans ces circonstances que je vis madame de Castelmont, et j’y perdis beaucoup. Jusqu’à quand la trompeuse voix de la gloire rendra-t-elle odieux le doux repos et les tendres plaisirs ? jusqu’à quand préférera-t-on la gloire à l’amour ? Je ne faisais point encore ces sages réflexions : quand on est brigadier comme je l’étais, on pense bien plus à devenir maréchal de camp que philosophe ; et, malgré toute la sévérité des ministres, on en est ordinairement plus près. J’entrai donc dans ma chaise en sortant de chez madame de Castelmont, et je volai avec plaisir à de nouveaux ennuis.

Après avoir été quinze ans hors de ma patrie, après avoir essuyé à la fois bien des coups de fusil en Allemagne et bien des injustices à la cour, je passai aux Indes en qualité de lieutenant général.

Je laisse aux poëtes et aux Gascons le soin d’essuyer et de décrire des tempêtes. Pour moi, je voyage ordinairement sans accident. Tout était calme a mon arrivée, et mon séjour dans les Indes ressemblait plutôt à un voyage de plaisir qu’à une commission militaire. N’ayant donc rien à faire, je parcourus les différents royaumes qui partagent ce vaste pays, et je m’arrêtai en Golconde. C’était alors l’état le plus florissant de l’Asie. Le peuple était heureux sous l’empire d’une femme qui gouvernait le roi par sa beauté, et le royaume par sa sagesse. Les coffres des particuliers et ceux de l’État étaient également pleins. Le paysan cultivait sa terre pour lui, ce qui est rare, et les trésoriers ne recevaient point les revenus de l’État pour eux, ce qui est encore plus rare. Les villes, ornées d’édifices superbes et plus embellies encore par les délices qui y étaient rassemblées, étaient pleines d’heureux citoyens, fiers de les habiter. Les gens de la campagne y étaient retenus par l’abondance et la liberté qui y régnaient, et par les honneurs que le gouvernement rendait à l’agriculture ; les grands enfin étaient enchantés à la cour par les beaux yeux de leur reine, qui savait l’art de récompenser leur fidélité sans épuiser les trésors publics : art infaillible et charmant, dont les reines usent trop peu à mon gré, et dont le roi son époux ignorait qu’elle se servît. J’arrivai à cette cour, et j’y fus reçu avec tout l’agrément possible. J’eus d’abord une audience publique du roi, ensuite de la reine, qui, m’ayant aperçu, baissa son voile. Sur sa réputation, je l’avais soupçonnée de ne rien voiler : je fus très-étonné de cette réception ; au reste, elle me reçut fort bien, et je n’eus à me plaindre que de n’avoir pas vu son visage, que je mourais d’envie de voir, d’abord parce qu’on le disait fort beau, ensuite parce que tout ce qui appartient à une grande reine est fort curieux.

De retour chez moi, je trouvai un officier qui me proposa de me faire voir le lendemain les jardins et le parc qui environuaient le palais ; j’acceptai la partie : nous nous levâmes avec le soleil ; on me mena, par de superbes allées, dans une espèce de bois touffu, où les myrtes, les acacias et les orangers mêlaient leurs odeurs et leurs feuillages. Nous trouvâmes un cheval attaché à un de ces arbres : mon guide sauta légèrement dessus, et, ayant sonné une fanfare avec une trompe qu’il portait sur lui, il s’enfuit à toute bride. Je suivis la route où j’étais, très-étonné de la conduite de cet officier, et ne pouvant concevoir qu’il y eût un pays où ce fût l’usage de mener perdre les étrangers au lieu de les mener promener. Mais quelle fut ma surprise quand, arrivé à la lisière du bois, je me trouvai dans un lieu parfaitement semblable à celui où j’avais jadis connu pour la première fois Aline et l’amour ! C’était la même prairie, les mêmes coteaux, la même plaine, le même village, le même ruisseau, la même planche, le même sentier : il n’y manquait qu’une laitière, que je vis bientôt paraître avec des habits pareils à ceux d’Aline et le même pot au lait. — Est-ce un songe ? m’écriai-je ; est-ce un enchantement ? est-ce une ombre vaine qui fait illusion à ma vue ? — Non, me dit-elle ; vous n’êtes ni endormi ni ensorcelé, et vous verrez tout à l’heure que je ne suis point un fantôme. C’est Aline, Aline elle-même qui vous a reconnu hier, et qui n’a voulu être connue de vous que sous la forme sous laquelle vous l’aviez aimée. Elle vient se délasser avec vous du poids de sa couronne en reprenant son pot au lait : vous lui avez rendu l’état de laitière plus doux que celui de reine. J’oubliai la reine de Golconde, et je ne vis qu’Aline. Nous étions tête à tête. Alors les reines sont des femmes : je retrouvai ma première jeunesse, et je traitai Aline comme si elle avait conservé la sienne, parce que les reines sonttoujours censées ne la perdre jamais.

Après cette agréable reconnaissance, Aline reprit ses habits de reine, qu’une esclave de confiance, qui l’avait suivie, lui apporta. Nous rentrâmes dans le palais, où je lui vis recevoir toute sa cour avec une grâce et une bonté qui charmaient tout ce qui l’approchait. Elle regardait les uns, parlait aux autres, souriait à tous ; en un mot, elle avait bien l’air d’être maîtresse de tout le monde, mais elle ne paraissait la reine de personne.

Après le dîner, pendant lequel tout le monde mangea avec elle, je la suivis dans une salle séparée, où, m’ayant fait asseoir à côté d’elle, elle me conta ainsi ses dernières aventures :

— Le marquis de Castelmont fut tué en duel environ trois mois après votre départ, et il laissa sa veuve éplorée avec quarante mille écus de rente pour toute consolation. Une partie de ses biens était en Sicile, et demandait, disait-on, ma présence. Je m’embarquai avec joie pour ce voyage. Mais un vent contraire força ma frégate de relâcher sur une côte éloignée, où un vaisseau encore plus contraire la prit et l’emmena. C’était un corsaire turc, dont le capitaine fit à l’équipage tous les mauvais traitements, et à moi tous les bons dont les Turcs sont capables ; il me conduisit à Alger, de là à Alexandrie, où il fut empalé. Je fus vendue comme esclave avec toute sa maison, et tombai en partage à un marchand mogol qui me conduisit ici et me fit apprendre la langue du pays, dans laquelle je fis en peu de temps de grjnds progrès. J’avais connu la misère, mais point le malheur, et je ne pus supporter l’esclavage : je me sauvai de chez mon maître sans savoir où j’allais ; je fus rencontrée par des eunuques qui, me trouvant belle, m’amenèrent au roi. J’eus beau demander grâce pour ma vertu, je fus enfermée dans le sérail, et, dès le lendemain, je reçus de tout ce qui m’entourait les honneurs de sultane favorite, que le roi m’avait accordés pendant la nuit. Bientôt la passion du roi n’eut plus de bornes, et mon autorité n’en eut pas davantage. La Golconde, accoutumée aux arrêts que je dictais au fond du sérail, me vit sans étonnement devenir l’épouse du souverain, qui n’était depuis longtemps que mon premier sujet. Je me suis ressouvenue dans mon palais de ce petit village où j’avais conservé mon innocence, et surtout de ce charmant vallon où je la perdis ; j’ai voulu retracer à mes yeux l’imagé intéressante de mes premières années et de mes premiers plaisirs. C’est moi qui ai bâti ce hameau que vous avez vu dans l’enceinte de mon parc ; il porte le nom de mon ancienne patrie, et tous ses habitants sont traités comme mes parents et mes amis. Je marie tous les ans un certain nombre de leurs filles, et souvent j’admets les vieux d’entre eux à ma table pour me retracer le tableau de mon vieux père et de ma pauvre mère, que j’aimerais à respecter si je les possédais encore. Les herbes de la prairie ne sont jamais foulées que par les danses des jeunes garçons et des jeunes filles du hameau ; la cognée respectera tant que je vivrai ces arbres imitateurs de ceux qui prêtèrent leur ombre à nos amours ; et mes habits de paysanne, conservés avec mes ornements royaux, ne cessent, au milieu de l’éclat qui m’environne, de me rappeler ma première obscurité. Ils me défendent de mépriser une condition dans laquelle j’ai mieux valu que dans aucune autre ; ils me défendent de mépriser l’humanité : ils m’instruisent à régner.

Ô la charmante princesse que celle de Golconde ! elle était tout à la fois bonne femme et bon philosophe ; elle était encore plus : elle était bonne jouissance. Hélas ! je ne le sus que pendant quinze jours, au bout desquels je fus surpris avec elle par son mari lui-même, et obligé de sortir de son royaume par la fenêtre de sa chambre à coucher. Je repartis peu de temps après pour la France, où je parvins aux plus grandes dignités et aux plus grandes disgrâces, ne méritant ni les unes ni les autres. J’ai erré depuis sans fortune et sans espérance, de pays en pays ; enfin je vous ai rencontrée dans ce désert, où je compte me fixer, puisque j’y trouve une solitude et une société.

Mon lecteur a peut-être cru jusqu’à présent que c’était à lui que je contais cette histoire ; mais, comme il ne m’en a point prié, il trouvera bon que ce récit s’adresse à une petite vieille vêtue de feuilles de palmier, ancienne habitante du désert où je suis retiré, et qui m’avait demandé de lui conter mes aventures les plus intéressantes. Elles ont pu ennuyer ceux qui les ont lues ; mais elles furent écoutées de la vieille avec une attention singulière ; elle n’en perdit pas une parole, et, quand j’eus fini, elle me dit : — Ce qui me plaît le plus dans votre histoire, c’est qu’il n’y a pas un mot qui ne soit vrai. — Qu’en savez-vous ? lui dis-je ; peut-être que je vous ai menti d’un bout à l’autre. — Je suis sûre du contraire, me dit-elle. — Madame se mêle donc un peu de magie ? repris-je. — Pas tout à fait, répliqua-t-elle ; mais j’ai un anneau qui me fait juger de la vérité de tout ce que vous m’avez dit. — Je ne connais, lui dis-je, que l’anneau de Salomon qui puisse avoir cette vertu. — Connaissez-vous celui d’Aline ? dit-elle en souriant et en montrant sa main ; Aline que vous avez fait monter sur le trône de Golconde, et que vous en avez fait descendre ; qui, fugitive et proscrite, est venue chercher dans des lieux éloignés un asile contre la colère de son mari, à laquelle vous échappâtes en sautant par la fenêtre.

— Quoi ! c’est encore vous ? m’écriai-je ; je suis donc bien vieux, car j’ai, si je m’en souviens, un an plus que vous ; mais il est impossible d’avoir un an plus que votre visage. — Qu’importent, dit-elle d’un ton grave, notre âge et notre figure ? Nous étions autrefois jeunes et jolis : soyons sages à présent : nous serons plus heureux. Dans l’âge de l’amour, nous avons dissipé au lieu de jouir ; nous voici dans celui de l’amitié, jouissons au lieu de regretter. Il n’est que des moments pour le plaisir, et le bonheur peut remplir toute la vie ; ce bonheur si désiré et si méconnu n’est que le plaisir fixé. L’un ressemble à la goutte d’eau, et l’autre au diamant. Tous deux brillent du même éclat ; mais le moindre souffle fait évanouir l’un, et l’autre résiste aux efforts de l’acier. L’un emprunte son éclat de la lumière, l’autre porte la lumière dans son sein et la répand dans les ténèbres ; ainsi tout dissipe le plaisir, rien n’altère le bonheur.

Ensuite elle me conduisit vers une haute montagne couverte d’arbres fruitiers de différentes espèces ; un ruisseau d’eau vive et claire descendait de la cime en faisant mille détours, et venait former un réservoir à l’entrée d’une grotte creusée au pied de la montagne. — Voyez, me dit-elle, si cela suffit à votre contentement ; voilà ma demeure : elle sera la vôtre si vous le voulez. Cette terre n’attend qu’une faible culture pour vous payer abondamment des soins que vous aurez pris ; cette eau transparente vous invite à la puiser ; du haut de cette montagne, votre œil pourra découvrir à la fois plusieurs royaumes ; montez-y, vous y respirerez un air plus vif et plus sain ; vous y serez plus loin de la terre et plus près des cieux ; considérez de là ce que vous avez perdu, et vous me direz si vous voulez le retrouver.

Je tombai aux pieds de la divine Aline, pénétré d’admiration pour elle et de mépris pour moi. Nous nous aimâmes plus que jamais, et nous devînmes l’un pour l’autre notre univers. J’ai déjà passé ici plusieurs années délicieuses avec cette sage compagne ; j’ai laissé toutes mes folles passions et tous mes préjugés dans le monde que j’ai quitté ; mes bras sont devenus plus laborieux, mon esprit plus profond, mon cœur plus sensible. Aline m’a appris à trouver des charmes dans un léger travail, de douces réflexions et de tendres sentiments ; et ce n’est qu’à la fin de mes jours que j’ai commencé à vivre.