Aline-Ali/1

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CHAPITRE Ier

L’hiver était parti dans un dernier ouragan, et depuis plusieurs jours un soleil radieux donnait à Paris une tiède atmosphère. Les bourgeons enflés des marronniers avaient éclaté, livrant passage à d’innombrables panaches d’un vert blondissant, tout reluisants de séve et de lumière. Les moineaux pépiaient avec une joie inaccoutumée et se roulaient dans le sable des jardins ; les enfants gazouillaient au pied des arbres ; les balles et les cerceaux bondissaient avec un entrain folâtre ; les pigeons se becquetaient aux genoux de Minerve, ou d’Hébé. On traversait des courants de parfums, émanations de lilas ou de violettes, et, plus vague, mais plus enivrante encore, était la molle odeur de la feuille naissante et de la terre attiédie. L’eau de la Seine roulait, joyeuse et précipitée, grossie de milliers de ruisseaux partis pour le tour du monde, et les toits et les flèches des édifices brillaient au soleil.

Cette après-midi, la foule affairée qui roule incessamment ses ondes dans Paris s’était accrue de tous les gens de loisir qui choisissent l’heure et le jour de la sortie ; on eût dit que le sel venait de produire des enfants, comme l’arbre des feuilles, tant ils essaimaient nombreux. Sur ces naïves figures, l’épanouissement de l’être conscient déjà brillait en rayon ou en sourire ; et même chez ces affairés qui vont, enveloppés de leurs préoccupations, droit à leur but ; sur tous ces visages animés de passions diverses, pâles ou colorés, maigres ou bouffis, joyeux ou soucieux, pleins d’eux-mêmes ou pleins de tristesse, on pouvait reconnaître, au relâchement des muscles, à l’attendrissement du regard, à certaines lueurs fugitives, l’influence universelle de ce renouveau qui jetait au nez de Paris ses bouffées, infiltrait au milieu de ses miasmes un peu d’air pur, et venait rappeler à cette capitale du factice la grande nature.

Déjà les Champs-Élysées se peuplaient de leur personnel de l’été ; les jeux, les carrousels, les baraques de jouets et les bouquetières s’installaient. La grande allée, de la Concorde à l’Étoile, disparaissait sous le flot des équipages, pendant que, à droite et à gauche, dans les contre-allées, sur un fond plus terne de simple bourgeoisie, ressortaient les représentants du monde élégant et du monde étranger : Anglais plus ou moins rouges, opulentes Américaines, bottes hongroises, bonnets russes, Parisiennes délicates, enfants vêtus de velours, conduits par des laquais en livrée.

Des charrettes pleines d’arbustes passaient : les jardiniers improvisaient les massifs ; des bouquetières promenaient les violettes embaumées des premiers soleils. De belles dames, qui passaient en bel équipage, attiraient tous les regards par le luxe et la nouveauté de leurs toilettes, tandis que des cavaliers aux pantalons tendus, cravatés, gantés et sanglés, allaient au petit pas le long des voitures, lorgnant, ou galopaient, le cigare aux lèvres. Le gazon des pelouses était d’un vert lumineux ; perché sur un grand arbre du carré Marigny, un merle, regardant la foule, sifflait.

Une calèche, débouchant de l’avenue Montaigne, vint se mêler au courant qui montait vers l’Arc-de-Triomphe. C’était un équipage de bonne mine, d’un luxe élégant, tranquille et traditionnel. Le cocher, si l’on en jugeait par sa mine calme et honnête, devait être un de ces domestiques vertueux et bien élevés de l’ancien régime, conservé par miracle en ce temps-ci ; le groom lui-même avait l’air timide et bon enfant.

Si, conformément au proverbe, on devait juger favorablement des maîtres à de tels indices, les deux personnes qui occupaient la calèche étaient loin de les démentir. C’étaient un vieillard et une jeune fille, doués l’un et l’autre de l’aspect le plus distingué.

De nos jours, où dans le courant qui nous porte à l’unité tant d’oppositions se heurtent, ce mot de distinction, souvent prononcé, varie fort de sens et représente, au gré de chacun, un vague idéal d’aristocratie. Le vulgaire l’applique surtout au masque, c’est-à-dire à cette empreinte, formée et transmise par l’hérédité, qui accuse un certain développement de vie intellectuelle et morale, dû aux loisirs de la richesse. De copie en copie, cependant, l’empreinte s’altère, au point que le masque royal peut dégénérer jusqu’à la grossièreté du type le plus bas. Alors, que l’histoire et les monnaies s’en mêlent ou non, il est devenu vulgaire, la distinction des traits n’étant, au fond, que l’émanation de la noblesse vraie, intérieure, individuelle et héréditaire à la fois, comme toute richesse de l’humanité, — mais individuelle surtout : une flamme ; héréditaire seulement : un sceau, dont la pureté dénote un être fidèle aux traditions de sa race.

Le vieillard et la jeune fille dont nous venons de parler représentaient ces deux états de la distinction dans l’être. Chez lui, peu d’énergie propre, mais une finesse extrême, une délicatesse parfaite, une culture achevée. Les traits, les contours du visage rappelaient fortement l’époque des perruques poudrées et des parlements, du Mercure galant et de l’Encyclopédie. Front haut, œil sagace et plein de bonté, nez aquilin, menton large, bouche de poëte grand seigneur, élégante et fine, d’où ne pouvaient sortir que des traits d’esprit, des observations ingénieuses, ou des arrêts tempérés par la justice. Dans l’expression générale, beaucoup de philosophie ; mais penchant vers l’éclectisme ; une ironie douce, un savoir-vivre infini.

Les yeux du vieillard erraient sur la foule qui l’entourait, et de temps en temps passait sur ses lèvres un demi-sourire. Souvent aussi il arrêtait sur la jeune personne assise à côté de lui un regard tendre et fier, un regard de père, et il ne semblait pas lui déplaire de voir cette admiration partagée par nombre de spectateurs.

Cette jeune fille, en effet, méritait d’être remarquée ; mais, après l’avoir déclarée jolie, on était peu satisfait, et l’on cherchait une expression moins banale, plus applicable au genre de charme tout particulier qu’elle possédait. Sous les lignes pures, des harmonies puissantes débordaient. On devinait en elle les élégances de l’éducation unies aux finesses de la race ; mais en rencontrant son regard on pressentait que, pour posséder toutes les distinctions, elle n’avait pas eu besoin de les rencontrer autour d’elle. Ses traits ne se rapportaient que légèrement au type paternel, offrant bien moins le cachet d’une époque particulière que celui de ces idéalités de tous les âges : conscience, intelligence, pureté.

Deux bandeaux ondulés de cheveux châtains encadraient son front poli, qu’on eût dit sculpté par la pensée. Le nez, droit, avait des narines mobiles et délicates, et dans le regard, qui empruntait à la longueur des cils une extrême douceur, la flamme brillait sous un voile humide. Quoique fine, la bouche avait une expression adorable de bonté.

Elle était vêtue d’une robe et d’un surtout de soie bleue, et un petit chapeau bleu, entouré d’une couronne de pâquerettes, complétait son costume. Du corps, le contour gracieux des épaules s’accusait seul nettement ; mais l’attitude, souple et chaste, digne et gracieuse, faisait préjuger une taille élevée et délicate, sans maigreur. Le visage de cette jeune fille avait une expression de souriante rêverie. Elle ne regardait pas la foule, mais le gigantesque monument, que le soleil couchant transfigurait de teintes roses, estompant ses lignes, à la manière d’un ciel italien. Entre ce modèle de sereine puissance, arraché à l’éternelle beauté des formes, et cette jeune et belle créature, incarnation d’idéalités supérieures, on eût rêvé de secrets rapports.

La calèche, après avoir atteint la plate-forme de l’Étoile, descendit rapidement l’avenue, où, çà et là, dans la foule des équipages, le vieillard et sa fille échangèrent plusieurs saluts, An bois, comme le cocher allait prendre l’allée des Lacs, la jeune fille dit vivement :

« Père, une vraie promenade ! voulez-vous ? Il fait si beau !

— Soit, » répondit-il ; et sur son ordre la voiture s’engagea dans la grande allée, presque déserte, qui se dirige vers Passy,

« Tu n’oublies pas qu’on nous attend près du lac ? ajouta le vieillard avec un sourire.

— Laissons pour un moment ce processionnel défilé. Père, voyez sur les grandes masses fauves le bel effet de ces traînées de jeune verdure. Et là, sur le bord, dans l’herbe, ces pâquerettes, avec leur collerette neuve et leur cœur d’or.

— Toilette paysanne. Mais là-bas aussi de nouvelles toilettes s’arborent, dont tu délaisses le coup d’œil.

— Que m’importe ? fit-elle en hochant la tête.

— À la bonne heure. Mais Germain Larrey ?… »

Cette fois, le mouvement de tête fut plus doux, et accompagné d’un sourire un peu malicieux. La voiture continua de rouler vers la Muette, et là le cocher, après avoir pris de nouveaux ordres, suivit l’allée qui mène aux grands chênes d’Auteuil.

« Décidément, ce soir nous nous faisons ermites ? dit le vieillard.

— Cher père ! que vous êtes homme du monde ! Ne sauriez-vous donc vous passer de la foule pour un instant ? Moi, je trouve charmante la solitude avec vous.

— Et tu sais, mon Aline, combien je l’aime avec toi. Je me demande seulement la raison de la fantaisie qui t’entraîne ce soir à travers bois, tandis que Germain nous attend auprès du lac. On a beau aimer la nature, on ne la préfère point, même un jour de printemps, à son fiancé. À moins de le vouloir un peu tourmenter… Mais tu n’es pas coquette, que je sache ? »

Elle sourit :

« Ne faut-il songer qu’à son fiancé ?

— Question blasphématoire !

— Un fiancé, reprit-elle de même, n’est pas un mari. »

Le père eut un sourire septique en murmurant :

« C’est bien plus.

— Mais je ne l’entends pas ainsi, moi, dit-elle vivement. Si le mariage empêche de s’aimer, si nous devions être comme Suzanne et son mari, par exemple, alors… je resterais toute ma vie fiancée.

— Malheureusement, c’est impossible. Et puisque nous voilà seuls, et en lieu favorable pour un entretien sérieux, sache que ce matin même M. Larrey père est venu me voir et a fortement insisté pour fixer le jour du mariage. »

Une assez vive émotion se peignit sur les traits d’Aline. Ce n’était pas du chagrin, ni même de l’inquiétude, mais un vague émoi, dont elle-même n’eût pu dire la cause.

« En vérité, dit-elle, rien ne se fait avec plus de hâte qu’un mariage, Voici trois mois à peine que j’ai vu pour la première fois M. Larrey…

— Trois mois ! Mais alors, chère enfant, toutes les limites permises sont dépassées, Est-il acceptable de s’être connu pendant trois mois avant de s’unir ? Où avais-je l’esprit ? C’est que je suis comme toi, je ne demande qu’à attendre. Mais nous agissons en excentriques, et le monde nous blâmera.

— Il aura tort, dit la jeune fille avec un doux regard en prenant la main de son père.

— Ne me séduis pas, ma fille ; nous ferions des folies à nous deux. Moi, je ne désire, tu le sens bien, que de continuer mon rôle ; mais il ne faut pas que ce soit aux dépens de ta réputation et de ton bonheur.

— Et comment se peut-il ? »

Elle s’arrêta pensive.

« Je ne puis comprendre, reprit-elle au bout d’un instant, comment des usages, qui me semblent dénués de toute raison, se font obéir des gens les plus éclairés, par cela seul qu’ils sont les usages.

— C’est que tu es dans cette erreur, bien excusable à vingt ans, de croire que les gens éclairés sont raisonnables.

— Et comment et pourquoi ne le seraient-ils pas ? »

Le vieillard fit un geste qui signifiait : Tu m’en demandes tant ! Et la regardant avec un sourire demi-tendre et demi-railleur :

« Que pourrais-tu comprendre aux affaires humaines, quand tu ignores les petites et mauvaises passions ? Tu traduis le mot de mariage par amour ; mais le mariage n’est généralement qu’une affaire de vanité ou d’argent. Donc, renseignements pris et calculs faits, qu’attendre encore ? Il ne s’agit que de bâcler l’affaire si elle est bonne, que de la rompre si elle est mauvaise. Nous ne pensons pas comme cela, nous, bien ; mais alors tâchons qu’on ne s’en doute pas ; car un des côtés du caractère humain, — le plus infaillible, — c’est que les gens vous en veulent de ne point penser comme eux, et s’en vengent par toutes sortes d’insinuations perfides.

« Recherchons dans nos affections le vrai, le beau et le bien, avant tout le reste ; mais cachons soigneusement une telle excentricité en abritant ces objets prohibés sous le pavillon commun. Germain Larrey est un galant homme, noble et de famille noble dans le vrai sens. On s’étonne un peu que tu n’épouses pas un gentilhomme ; toutefois, sa richesse fermera la bouche à tout le monde, et l’on nous attribuera l’honneur d’un calcul où nous n’avons cherché que les garanties du mérite et du caractère, Mais cette même imputation tournerait à notre honte si le mariage manquait, ou semblait douteux longtemps. D’ailleurs, pourquoi hésiterais-tu ? Germain est aimable, instruit, capable, bien posé, fort amoureux, parfait de tous points. Il promet d’être non-seulement un homme remarquable, mais un excellent mari. Toi-mème, si inflexible à l’égard de tant d’autres, tu l’as favorablement accueilli, et… j’aurais cru… que tu devais l’aimer beaucoup. N’en serait-il rien ? »

Il fixait en même temps sur sa fille un regard observateur.

« Si vraiment, » dit-elle d’un ton si calme et d’une attitude si paisible, qu’un sourire douteux passa sur les lèvres du vieillard.

Après un silence, il reprit avec une certaine hésitation :

« Tu dois avoir lu fort peu de romans ? Voudrais-tu me dire, là, en confidence, — et toutefois si ma question n’est pas indiscrète, — quelle idée tu as de l’amour ? »

Une lueur rose passa, comme une vapeur légère, sur le visage d’Aline, et un peu d’embarras se marqua dans sa contenance. Comme elle ne répondait pas :

« Mettons que je n’ai rien dit, » reprit le père. Mais se tournant vers lui, et jetant ses deux mains dans celles du vieillard :

« L’amour, dit-elle, c’est la plus grande vie du cœur.

— Bien, chère enfant. Mais cela demande une définition nouvelle. En quoi consiste, à ton sens, la vie du cœur ? »

La jeune fille baissa les paupières ; cependant, au travers de ses longs cils, un éclair avait brillé.

« Se peut-elle définir ? dit-elle. Et n’est-ce pas l’immense, l’infini ? »

À son tour, devant cette foi si jeune et si pure, ce fut le père qui baissa les yeux. Tenant toujours la main de sa fille, il sembla chercher une réponse :

« Vous autres femmes, dit-il, vous êtes les conservatrices des beaux rêves.

Et voyant l’allée déserte, il la baisa sur le front.

« Malheureusement, reprit-il, les hommes sont le plus souvent la réalité. Mais Germain est de tous, j’en suis certain, le meilleur et le plus noble. Eh bien, mon enfant, que répondrai-je à M. Larrey ?

— Obtenez un délai, père, je vous en prie.

— Sur quel motif ? Et d’où te vient enfin cette hésitation ?

— Je ne sais, dit-elle naïvement.

— As-tu quelques craintes sur le caractère de ton fiancé ?

— Non.

Aucun autre homme ne t’a semblé préférable ? »

Elle fit en souriant un geste de dénégation.

« Alors, pourquoi attendre ? Tu as près de vingt et un ans et l’on s’étonne déjà de ne pas te voir mariée.

— Voilà une grave raison, dit Aline.

— Peu grave, soit ; mais ta résistance non plus n’est pas sérieuse. »

Sur les traits pensifs de la jeune fille se marqua le travail de la pensée qui se cherche elle-même :

« Mais, dit-elle enfin, pourquoi tant de hâte ? S’engager si vite ! à jamais ! À peine ai-je vu la vie ; mes yeux éblouis n’y distinguent rien encore bien clairement, et l’on me somme de prendre un parti irrévocable ! Je ne me défie pas ; seulement… j’ai bien le temps… et je veux regarder encore. Le mariage est la vie tout entière, accomplie ; quand j’y serai entrée, je ne pourrai plus revenir en arrière… et je voudrais rester un peu plus longtemps sur le seuil, où je suis si bien, père, auprès de vous.

— Quoi ! cette vie du cœur, si puissante, dont tu parlais tout à l’heure, elle ne t’attire pas plus fortement ?

— Ah ! père ! dit-elle en rougissant, que c’est mal ! Vous abusez de mes confidences. »

À ce moment, comme ils arrivaient sur une allée transversale, une voiture de remise passa devant eux, dans laquelle se voyaient un homme et une femme, appuyés l’un sur l’autre, dans une tenue significative. La femme avait une toilette voyante et tapageuse, l’air et les manières à l’avenant. L’homme, entre deux âges, chauve et pâle, avait au contraire une certaine distinction d’air et de tournure, sorte de croûte à travers laquelle éclataient le sourire et le regard du satyre. En apercevant la calèche et ceux qu’elle portait, il se rejeta vivement dans le fond de la voiture, mais trop tard pour n’être pas reconnu.

« Monsieur de Chabreuil ! » murmura Aline étonnée.

Le vieillard soupira profondément :

« Tu seras, je l’espère, plus heureuse que ta sœur ! » dit-il.

Puis, rompant sur ce sujet, il ordonna au cocher de se rendre au lac.

Ils prenaient à peine la file, qu’un jeune cavalier de bonne tournure arriva près d’eux, au trot précipité d’un bel alezan, et leur adressa un salut plein d’une expression aussi tendre que respectueuse.

« Ah ! vous voilà, monsieur Larrey, dit affectueusement le père d’Aline.

— J’étais là depuis une heure ? monsieur, interrogeant tous les points de l’horizon.

— C’est la faute de ma fille ; l’amour de la nature champêtre l’a saisie, et nous venons de faire une tournée dans les allées désertes d’Auteuil.

Mlle de Maurignan a fait cela sans remords ? dit le jeune homme en lançant à Aline un regard de doux reproche.

— Pas tout à fait, puisque nous sommes venus vous chercher pour partager notre promenade. Si vous voulez confier votre cheval à mon groom quand nous aurons atteint l’extrémité du lac, vous prendrez une place dans la calèche, et nous pousserons jusqu’à Meudon. »

Quelque temps après, ils roulaient dans les allées silencieuses et quittaient le bois. Le jour tombait ; peu à peu la conversation devint affectueuse, intime, pleine d’abandon ; les voix s’adoucirent jusqu’au ton de cette heure charmante et voilée, et ces jeunes cœurs, où germait l’amour, s’imprégnaient avidement des poésies printanières. M. de Maurignan, à peu près retiré de l’entretien, écoutait, le sourire aux lèvres, les deux fiancés, dont l’intimité le charmait. Aline se laissait aller à plus de confiance qu’elle n’en avait montré jusque-là vis-à-vis de Germain Larrey, et celui-ci déployait sans efforts un esprit aimable, varié, souple, pourvu de connaissances plus solides que les fils de famille n’en possèdent généralement.

Tout dénotait chez Germain un de ces esprits heureux, que leur naissance, leur caractère et leurs capacités destinent au succès ; qui, doux par tempérament et prudents par tactique, attentifs à ne rien heurter, se concilient partout des sympathies et ne se font guère d’ennemis. Nés pour leur époque, dont ils résument toutefois les qualités beaucoup plus que les défauts, de tels hommes cueillent naturellement les fleurs de la vie, et, bien que portés par une probité naturelle à combattre l’injustice, ils considèrent aisément comme esprits chagrins les mécontents.

Nourri déjà dans sa famille d’un certain libéralisme, l’esprit éclairé de Germain n’avait pu se refuser à admettre assez largement les principes démocratiques ; mais il était trop bien élevé pour n’en pas soumettre aux convenances l’expression et l’application, quant à sa propre conduite, et il s’en remettait au temps avec confiance pour réaliser dans la société les réformes qui lui semblaient utiles. Cette résignation facile et cette tolérance pour le présent, le portaient vers les combinaisons ingénieuses qui font du contraste la loi principale de l’harmonie, et se plaisent à fusionner les incompatibles. Près des siens, il passait pour un démocrate aimable, d’une audace effrayante et d’un bon goût rassurant, double prestige ; quant aux républicains, ils lui savaient gré de penser à peu près comme eux, parce qu’il n’était pas de leur monde, et pour le même motif lui pardonnaient d’agir faiblement. Et puis, il était généreux.

Élégant, spirituel, riche, beau garçon, il était recherché des femmes ; mais avec le sens parfait qui le caractérisait, non-seulement Germain avait renoncé promptement aux plaisirs vulgaires, mais il avait résolu de n’ouvrir son cœur désormais qu’aux affections honnêtes, qu’il estimait être les meilleures sources du bonheur, en même temps que les seules garanties de la dignité. Aussi venait-il de rompre sa liaison avec la belle comtesse de R…, femme d’un ambassadeur étranger, la laissant inconsolable.

C’est alors qu’il était devenu assidu près de Mlle de Maurignan et avait demandé sa main, donnant à ses amis, pour motif de son choix, qu’elle n’était ni coquette ni vaine.

En se mariant à vingt-huit ans, après des folies si courtes, avec une jeune fille moins riche qu’il n’était lui-même, et choisie pour de tels motifs, Germain Larrey donnait une preuve sérieuse de raison et de caractère, et, vis-à-vis du monde, tournait décidément au puritain de bon goût. Aline de Maurignan avait beaucoup de jalouses.

Si la sagesse avait déterminé ce choix, le cœur se mit promptement de la partie. Il eût été difficile de ne pas subir le charme pénétrant de cette jeune beauté, sérieuse et modeste, qui, toujours vraie, avait parfois des gaietés d’enfant et d’adorables sincérités.

Ainsi que l’avait dit M. de Maurignan, Germain était donc fort amoureux, et tout le dénotait, le soin qu’il prenait de plaire, quelque timidité, peu habituelle chez lui, de continuelles attentions, et surtout ses regards pleins d’une émotion sincère, qui troublaient le cœur d’Aline et la jetaient en des rêveries qu’elle n’avait point encore eues.

Pendant cette promenade à travers champs et bois, sous les haleines printanières, dans l’ombre discrète qui tombait, jamais la voix de Germain n’avait été si émue ; jamais la conversation des deux fiancés n’avait été si attachante, si pleine, si intime.

Quand ils descendirent à l’hôtel de Maurignan, rue de l’Université, vaste et antique habitation qui représentait à elle seule une fortune, mais peu productive, Aline répondit pour la première fois par une pression du bout de ses jolis doigts au baiser respectueux qu’en la quittant son fiancé déposa sur sa main gantée. Le père était radieux. Tandis qu’ils montaient ensemble le grand escalier de pierre, à rampe de fer sculptée, il prit sa fille dans ses bras et lui donna deux ou trois baisers.

« N’est-ce pas, qu’il est aimable et charmant ? » dit-il.

Un peu confuse, Aline s’échappa des bras de son père sans répondre, et le précéda légèrement dans un grand salon à boiseries sculptées, plein d’une douce lumière et meublé avec un confortable grandiose. Une femme, qui lisait près du feu, se leva à leur arrivée.

« Ah ! je suis contente que vous soyez de retour ! s’écria-t-elle avec l’accent anglais. Je m’inquiétais de vous, et puis le dîner sera refroidi.

— Miss Dream, dit Aline en jetant ses gants, c’est que le printemps est dehors, et nous ferons demain, si vous voulez, une longue promenade, pendant laquelle nous réciterons Thompson.

— Ah ! je veux bien, répondit la gouvernante, fille de trente à trente-cinq ans, à la figure pâle entourée d’un nuage de cheveux roux et l’on ne savait trop de quels autres nuages encore.

« Mme de Chabreuil a envoyé, » ajouta-t-elle en remettant une lettre à M. de Maurignan.

Celui-ci l’ouvrit ; sa physionomie peignit l’inquiétude, et il passa la lettre à sa fille :

« Cher père,

« Je suis fort souffrante. Soyez assez bon pour me venir voir, et amenez-moi ma sœur.

« SUZANNE. »

« Fort souffrante ! s’écria la jeune fille ; mais il faut y aller tout de suite, alors.

— Après le dîner, observa miss Dream.

— Oui, sans doute, aussitôt après, » dit M. de Maurignan.

Bientôt, en effet, il partait avec Aline pour la rue Saint-Georges, où demeurait sa fille aînée, Suzanne, marquise de Chabreuil.