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Aline-Ali/3

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Librairie internationale (p. 63-94).

CHAPITRE III.

Le deuil qui régnait à l’hôtel de Maurignan excluait toute idée de noces. Aussi la famille Larrey eut-elle le bon goût de ne rappeler ses espérances et ses droits que par une affectueuse assiduité. M. de Maurignan paraissait écrasé sous le coup de cette mort subite de sa fille aînée. À l’âge où la nature elle-même retire à l’être ses forces, un ébranlement si rude avance rapidement son œuvre. Vert et robuste auparavant, ce vieillard de soixante cinq ans, avec une faiblesse de cœur touchante, s’attachait désormais à sa plus jeune fille, son dernier appui. Il semblait ne vivre que par cet amour, et Aline, de son côté, semblait n’avoir plus d’autre préoccupation que son père. Elle ne le quittait pas ; ils travaillaient et sortaient ensemble, seuls, quelquefois avec Gaëtan, les jours où M. de Chabreuil le leur confiait. À la prière d’Aline, M. de Maurignan avait demandé à se charger complétement du fils de Suzanne ; mais cette demande avait été refusée.

Germain Larrey s’efforçait de prendre sa part des soins donnés par Aline à M. de Maurignan, et dans ses visites presque journalières, à force d’esprit, d’art et de cœur, il arrivait parfois à occuper le triste vieillard de sujets étrangers à son malheur. Le père et la fille lui en témoignaient une affectueuse reconnaissance, et, touchée des mérites de son fiancé, Aline attachait sur lui, souvent, un regard pensif, incertain, mais attendri. Toutefois elle restait pleine de réserve, et ne répondait à aucune des paroles relatives à son mariage qui se disaient devant elle quelquefois.

Aline, depuis la mort de sa sœur, était d’une pâleur maladive ; active, animée près de son père, elle tombait dans une sombre rêverie pendant les rares moments où elle ne pouvait pas s’occuper de lui. La chaleur de la petite main que parfois il pressait dans la sienne inquiétait Germain, dont les craintes se réalisèrent, car trois semaines après le fatal événement qui l’avait si fortement impressionnée, Aline tomba malade assez gravement. Sa jeunesse, et peut-être sa tendresse pour son père, la rappelèrent à la vie. À sa convalescence, les médecins lui ordonnèrent les eaux d’Ems, qu’ils jugeaient également favorables à M. de Maurignan. On était alors à la fin de mai. Ils partirent, accompagnés de miss Dream.

Dans l’intimité, maintenant si étroite, du père et de la fille, les fonctions de la gouvernante étaient devenues une sinécure ; mais elle s’était créé une utilité nouvelle en surveillant l’intérieur de la maison, où son influence se révélait, non-seulement par plus d’ordre et d’économie, mais aussi par les nombreux pies et puddings qui figuraient désormais sur la table. Comme elle était bonne, et sincèrement attachée qu’elle était près d’Aline depuis dix ans, on ne songeait pas à s’en séparer. Elle tenait dans la maison le rôle d’une de ces mères effacées qui veillent à l’ordonnance intérieure, gouvernent les domestiques et conduisent, ou plutôt suivent leurs filles dans la rue. Miss Dream était, du reste, la moins gênante des compagnes, parlant peu, n’entendant rien, et, à l’occasion seulement, dévouée. Elle avait cette particularité d’être toujours à cent lieues des situations réelles, et rarement en accord de pensée avec ses interlocuteurs, parce qu’elle n’observait pas, et ne suivait jamais que sa pensée propre. Pour le moment, elle déplorait de tout son cœur le retard du mariage d’Aline, s’intéressait vivement aux contrariétés des deux amants, et, à tout propos relatif à ce sujet, regardait son élève en soupirant d’un air de profonde condoléance. Elle avait un vif enthousiasme pour Germain Larrey.

À Ems, au milieu de beaux paysages, dans leurs excursions champêtres, la douleur de M. de Maurignan et de sa fille subit cet apaisement qui ressemble à l’alanguissement du sommeil, et qui souvent, hélas ! précède aussi le complet sommeil de nos douleurs les plus chères. L’ingénieuse affection d’Aline sut donner à leur solitude un charme profond pour le vieillard. Le consultant à tout propos, et suivant absolument ses conseils, elle l’obligeait de s’intéresser à mille choses où elle semblait elle-même prendre beaucoup d’intérêt. Légère, infatigable, hardie, à cheval ou à pied, dans leurs promenades, elle était son compagnon, et lui faisait par moments retrouver quelques éclairs de sa gaieté disparue. Elle voulut apprendre l’allemand, et M. de Maurignan, qui le savait à demi, dut l’aider dans cette étude. Ainsi lui donnait-elle cette persuasion, si chère et si nécessaire aux vieillards, d’être utile encore.

Pour elle, cependant, ces occupations ne faisaient que remplir sa vie extérieure, et sous ce tissu de conversations, de courses, d’études, qu’elle animait pourtant d’une aimable vivacité, d’une attention toujours prête, vivait, dominante ou engourdie, mais toujours présente, la pensée des révélations de Suzanne, de ce testament de désespoir, appuyé d’une preuve si terrible. Ce drame de la destinée de la marquise était-il réellement celui de toute femme aimante, intelligente et fière ? Non, sans doute. Il en devait être bien différemment selon que le mari s’appelait Armand de Chabreuil ou Germain Larrey. — Mais cela même n’était-il pas la confirmation des paroles de Suzanne ? Oui, — tout dépendait, tout absolument, pour une femme, de l’homme à qui elle confiait sa destinée ; il en était l’arbitre, le maître absolu.

Une telle pensée, qui se reproduisait sans cesse dans l’esprit de la jeune fille, en même temps qu’elle irritait son orgueil, l’inquiétait profondément.

« Eh quoi ! se disait-elle, tout abdiquer ! se remettre soi-même aux mains d’un autre ! Quel excès de confiance ! Et où se trouve l’être omniscient et parfait, capable de connaître mes intérêts mieux que moi-même, et de soutenir vis-à-vis de moi ce rôle de Dieu tutélaire ? »

À ce point de vue, la confiance, très-grande pourtant, qu’elle avait en Germain Larrey ne lui suffisait plus ; elle sentait le besoin de le connaître beaucoup plus encore ; peut-être même, sous l’empire d’une telle pensée, eût-elle éprouvé le besoin de l’étudier toujours. Et cependant elle avait pour lui une affection réelle, et le cœur lui manquait à la pensée de rompre leur engagement et de l’affliger. Aussi se trouvait-elle partagée entre deux répugnances presque égales, tandis que l’usage et l’opinion lui interdisaient le moyen terme qu’elle eût choisi : l’attente.

Elle s’en tira vis-à-vis d’elle-même par un élan tout à fait selon sa nature franche et décidée. Elle se confierait à Germain, en le priant d’excuser près de sa famille de nouveaux retards, qu’ils emploieraient à se révéler complétement l’un à l’autre, à s’assurer de la conformité de leurs caractères et de leurs vues, ou tout au moins du respect de leur mutuelle liberté. Alors elle désira l’arrivée de Germain autant qu’elle l’avait redoutée auparavant. Il avait été convenu qu’il viendrait passer à Ems quelques jours.

Il arriva bientôt, poussé par sa propre impatience et fut ravi de la réception cordiale que lui fit sa fiancée, rétablie déjà par deux semaines de villégiature et plus charmante que jamais. Aussi, dès le premier soir, hasarda-t-il un mot sur les dispositions à prendre en vue de leur mariage, au retour. M. de Maurignan se tourna vers sa fille pour l’interroger elle-même. Aline rougit d’embarras, et, lançant à son père un coup d’œil tendre et suppliant :

« Permettez-moi de ne pas répondre ce soir, dit-elle… J’ai beaucoup à dire, cependant…

— Oh ! oh ! fit M. de Maurignan.

— Voilà une déclaration effrayante de mystère, dit Germain. Du moins, oracle cher et redouté, si vous vous taisez ce soir, demain, parlerez-vous ?

— Oui, répondit-elle.

— Alors, pourquoi ce retard ? Il est cruel.

— Ne savez-vous pas qu’il y a des heures et des lieux plus favorables aux confidences ? reprit la jeune fille, en couvrant à demi son visage du magnifique bouquet apporté par Germain. — Nous irons nous promener demain, vers dix heures, dans la belle allée des hêtres, n’est-ce pas, cher père, y consentez-vous ?

— Je crois bien que je n’ai pas autre chose à faire, » dit M. de Maurignan avec un sourire.

Cependant, comme Germain, il était inquiet. Après le départ du jeune homme :

« Tu as beaucoup à dire à Germain, demanda-t-il à sa fille. Mais avant toute autre parole, un oui, je pense ?

— Ah ! père, que vous êtes curieux ! C’est vrai, j’ai mille choses sérieuses… embarrassantes… et… vous savez… une confidence ne se fait pas bien à trois.

— C’est-à-dire qu’il s’agit d’un tête-à-tête, patronné par moi, dont je suis exclu ?

— J’ai un père adorable ; il devine tout.

— Et te gâte fort. C’est égal, va, ma fille, use et abuse. Ton père est encore trop heureux ! »

— Il embrassa tendrement Aline.

« Père, y a-t-il des maris aussi bons que vous ?

— Je ne sais pas… Ah ! nous gâtons bien plus nos filles que nos femmes. Cela n’empêche que la tendresse d’un père ne suffit pas au bonheur, ne l’oublie point ; et songe aussi que la sagesse consiste à ne pas trop demander à la vie.

— Maxime arriérée, dit-elle en regardant le vieillard avec un sourire plein de malice. Les humbles sont toujours pris au mot en ce monde. Il faut vouloir ce qui doit être. Demandez, et il vous sera donné.

— Je ne sais, en effet, qui pourrait te refuser ? » dit le père avec amour.

Et il ne poussa pas plus loin l’explication, tant par faiblesse paternelle que par un secret sentiment qui le désintéressait du mariage de sa fille plus qu’il n’eût voulu. N’ayant plus qu’elle au monde, plus que cet orgueil et que ce bonheur, bien au fond, malgré lui, il était un peu jaloux de Germain.

Le lendemain, à dix heures, dans l’allée des hêtres, le père et la fille retrouvaient M. Larrey, qui les attendait. La chaleur de juin était doucement tempérée sous ces beaux ombrages, et sur le doux tapis des mousses brunes et vertes le soleil promenait un réseau tremblant de mailles lumineuses. Animé par la marche, ou par l’émotion peut-être, le visage d’Aline empruntait, par le contraste, aux crêpes noirs qui l’entouraient, un plus vif éclat de jeunesse et de beauté, et quand elle mit dans la main du jeune homme sa petite main, dont le poignet, légèrement veiné, montrait, entre la manche de barége et le gant noir, un cercle de neige, le front de Germain, un peu soucieux, s’éclaira d’admiration et d’amour.

Il offrit le bras à Aline, qui, en l’abordant, avait quitté celui de son père. Après quelques pas en commun, tandis qu’ils remontaient l’allée, M. de Maurignan dit à Germain :

« Eh bien, puisque vous m’avez dépossédé du bras de ma fille, je vais étudier Schiller ; car je ne suis pas fort comme professeur, et je crains que mon élève ne me trouve en faute à la leçon d’aujourd’hui. »

En même temps, il tira le livre de sa poche et, l’ouvrant, resta en arrière.

« Voici le lieu et l’heure de la confidence promise, dit Germain en conduisant Aline sur un banc. Que ne vouliez-vous donc pas me dire hier soir ? et que dois-je apprendre ce matin ? »

Le cœur de la jeune fille battait fortement. Germain vit son embarras.

« Ah ! dit-il avec un tendre sourire, parlez ! toute condition me sera chère, imposée par vous. J’ai rêvé toute la nuit aux épreuves que votre toute-puissante volonté pourrait me faire subir, et il n’est point de dragon que je n’affronte pour vous plaire. Seulement j’adjure ma souveraine de ne m’ordonner que des choses qui se puissent accomplir dans un bref délai. Mon amour ne se sent impuissant que pour l’attente.

— Hélas ! murmura-t-elle, c’est là précisément ce que j’ai à vous demander.

— Est-il possible ? s’écria-t-il avec une surprise mêlée d’une irritation qu’il ne put vaincre. Et pourquoi ? Je ne vois aucune raison… Quel motif pourrait vous porter désormais à reculer un mariage convenu depuis si longtemps, et dont le monde s’explique à peine le retard ?

— Laissons le monde en ceci, je vous prie, dit la jeune fille qui, si vivement repoussée dès l’abord, pâlit, mais garda sa résolution. Il s’agit de nous, de notre bonheur, de notre vie tout entière, et il serait insensé, pour obéir à l’usage, de les jouer légèrement…

— Légèrement ! interrompit Germain au comble de la surprise. Vous regarderiez comme léger l’engagement d’honneur qui nous lie depuis plusieurs mois ! l’amour ardent et profond que j’ai pour vous ! la confiance enfin que vous et M. de Maurignan avez bien voulu m’accorder !

— Je vous en supplie, dit-elle, veuillez me comprendre et non me combattre. J’ai compté sur votre aide, et j’en ai besoin. Mes sentiments pour vous n’ont pas changé. Vous êtes toujours l’homme que j’estime le plus, et à qui je me confierais le plus volontiers. Mais depuis le cruel événement qui nous a frappés,… les sérieuses réflexions qu’inspire la douleur, et de plus… des révélations fortuites, ont éclairé pour moi la vie d’un nouveau jour, ont mûri mon jugement et m’ont fait considérer le mariage sous un point de vue nouveau. J’ai connu, j’ai compris les conditions qu’il impose aux femmes, et cette abdication complète qu’il exige de tout droit personnel, de toute volonté, m’a épouvantée… J’ai su à quelles douleurs, à quelles humiliations, une femme pouvait être réduite par celui à qui la livrent nos lois, presque sans contrôle… Et, bien que ma confiance en votre droiture, en vos généreuses intentions, n’ait pas été ébranlée, je crois utile… de nous connaître plus profondément, de bien pénétrer nos idées et nos caractères, enfin de nous assurer que la vie commune ne nous réserve pas des conflits douloureux, et que notre attachement mutuel est assez fort pour triompher des susceptibilités,… des dangers, que crée nécessairement une situation injuste. C’est donc un temps illimité que je vous demande, monsieur Germain, que je vous demande avec l’espérance intime du succès d’une telle épreuve. »

Aline avait dit tout cela rapidement, d’une voix oppressée, et sans regarder son fiancé. Après avoir achevé seulement, elle leva les yeux sur lui : l’expression des traits de Germain lui fut pénible. Évidemment, et malgré le calme qu’il affectait, la proposition qu’elle venait d’émettre le trouvait complétement hostile. Il avait surtout une expression d’ironie qui à son tour la froissa.

« Chère mademoiselle, dit-il, j’étais loin de m’attendre de votre part à de telles… inquiétudes. Quelles sont donc les révélations étranges qui vous les ont inspirées ? Seriez-vous tombée par hasard sur quelque Manuel des droits de la femme ? ou sur quelque apôtre de ces droits ? Oubliez-vous que vous êtes adorée, et que loin d’obéir vous n’avez qu’à commander ?

— Répondez-moi sérieusement, je vous en supplie, reprit-elle avec souffrance. Tout ceci est bien grave : il s’agit de tout mon avenir, et du vôtre aussi, bien qu’en apparence vos risques soient moindres. Mettez-vous à ma place, monsieur Germain, et demandez-vous si, au moment de remettre à un autre que vous-même votre destinée, votre volonté, votre vie entière, vous n’hésiteriez pas ?

— C’est une question de confiance, répondit-il froidement. Et puis, je ne suis pas une femme, et mon sexe, en effet, s’accommoderait fort mal d’une pareille abdication, mais…

— Me jugez-vous de nature esclave ? interrompit-elle avec fierté.

— Assurément non. Cependant… nos natures étant différentes, nos devoirs le sont aussi. La femme n’est point née pour commander. Sa faiblesse lui rend la soumission non-seulement nécessaire, mais agréable et douce ; et croyez-moi, chère mademoiselle, de vaines questions de préséance ne sont point à leur place entre un homme plein d’amour et sa charmante fiancée.

— Questions de préséance ! répéta doucement la jeune fille. Non, ce n’est pas cela ; ce n’est point de vanité qu’il s’agit, bien que dans cette vanité dût se trouver une grande part d’orgueil légitime. Il s’agit d’être ou de ne pas être. Par le fait de son mariage, une femme ne perd-elle pas le droit de disposer à son gré de sa liberté, de sa fortune, de ses enfants, de ses amitiés même ? Quel pouvoir plus despotique et plus complet que celui qui désormais règne sur elle ? Lui est-il permis, comme il doit l’être à toute personne majeure et intelligente, d’appliquer ses idées, de suivre ses croyances, de se réaliser elle-même enfin dans sa vie ? Car, sans le passage nécessaire de la pensée à l’action, la vie n’est autre chose qu’un rêve, rêve aussi incomplet, aussi misérable que l’existence d’un prisonnier derrière ses barreaux.

— En vérité, dit Germain en se levant sous l’aiguillon d’une impatience qu’il ne put contenir plus longtemps, j’ignorais que Mlle de Maurignan eût l’imagination aussi riche ! Ce n’est pas à coup sûr l’existence d’une prisonnière que mon amour lui réserve, et j’espère bien plutôt la voir reine de tous les cercles par son élégance et par son esprit…, espérant toutefois qu’elle n’irait pas jusqu’à se faire le champion de… réclamations fâcheuses et mal portées !…

« Croyez-moi bien, chère… chère Aline, dit-il en se rasseyant près d’elle et en lui prenant la main, ce rêve de l’égalité des sexes est impossible. Il entraînerait dans sa réalisation des conséquences que votre chaste pensée ne soupçonne pas. Aussi ne le voit-on soutenu dans le monde que par des rêveurs à l’esprit faux, ou par quelques viragos fort peu respectables.

« Un tel système saperait les bases de la famille, où, pour que l’ordre existe, il faut nécessairement un chef. Et cependant l’égalité, sachez-le bien, se rétablit d’elle-même dans le mariage par la distribution des rôles et des aptitudes. Si l’homme, en toute question, a droit au dernier mot, le plus souvent c’est la femme qui le lui souffle. Elle domine par la persuasion, par le sentiment, par son obéissance même, par la force toute-puissante de sa faiblesse. Elle fait bien plus que de commander, elle charme, elle séduit ; et si l’homme est pour elle un guide et un protecteur dans la vie, elle est son inspiratrice et son idéal.

— S’il en est ainsi, dit Aline en levant sur son fiancé un regard sincère, un peu surpris, pourquoi nier ce droit que la nature donne à la femme — et ne peut manquer de lui donner en effet — d’intervenir puissamment dans la vie humaine ? Pourquoi instituer un ordre factice à côté de l’ordre réel ?

— Je vous l’ai dit la nécessité d’un chef pour une direction commune. »

La jeune fille sourit :

« Je vous croyais libéral, monsieur Larrey ?

— Certainement… Je ne suis pas de ces esprits qui réagissent follement contre les aspirations et les besoins de leur époque. L’autonomie naturelle de l’individu exige la liberté dans l’État. Seulement…

— Les femmes ne seraient-elles point des individus ? »

Germain fit un soubresaut qui indiquait une contrariété de plus en plus vive, et il s’apprêtait à répliquer, lorsque Aline reprit :

« Il me semble que l’argument invoqué par vous pour légitimer l’assujettissement de la femme dans la famille, s’il était vrai, prouverait également la nécessité de la monarchie dans l’État.

— Mais… pas du tout, répliqua Germain ; cela me paraît… tout différent.

— Pourquoi ? Si l’ordre est impossible sans hiérarchie, le droit égal de chacun devra créer également au sein de la société d’incessants conflits…

— Pardon ; car enfin… entre citoyens, l’intérêt commun, la nécessité de l’union, de bonnes lois…

— Où l’intérêt commun est-il plus évident et plus fort que dans la famille ? Où la nécessité de l’union se pourrait-elle mieux faire sentir ? Où de bonnes lois enfin seraient-elles plus nécessaires pour établir l’harmonie par la justice, au lieu du trouble par l’oppression ? Convenez-en, monsieur Larrey, la plupart des mariages ne sont pas heureux ; l’ordre, ce prétexte, est loin d’y régner, et cela doit être, parce que l’ordre ne peut résulter de l’injustice. Vous venez de faire du mariage un tableau contre lequel une grave objection se présente à mon esprit, mais qui serait du moins satisfaisant au point de vue de la paix. Seulement, ce tableau n’est-il point de fantaisie ? Ne représente-t-il pas votre idéal plutôt que la réalité ? N’y a-t-il pas beaucoup de femmes qui, loin d’éprouver de la part de leurs maris cette complaisance protectrice dont vous parlez, sont délaissées et trahies ? Elles ont donc, celles-là, tout perdu, puisque, privées de droit légal, elles n’ont plus rien à attendre que du caprice de l’indifférent ou du despotisme de l’ennemi.

« Dans cette situation, qui, au dire des propres satires du monde sur lui-même, est fréquente, la femme n’a pas même cette consolation de la maternité à laquelle on la renvoie sans cesse, mais qu’en réalité la loi lui refuse, puisqu’elle confie au père seul le droit de diriger l’éducation des enfants, d’en disposer à son gré, de fixer leur carrière, de les marier enfin, n’accordant à la mère, en cette occasion, que la faculté dérisoire d’un consentement, dont au besoin on se passe… Non, monsieur Germain, le principe de l’absolutisme, s’il n’est pas bon dans l’État, n’est pas meilleur dans le mariage, car partout où existe l’arbitraire existe l’abus.

« Remettre les destinées de la femme à la tendresse et à la générosité de l’homme est une naïveté toute pareille à celle de remettre un peuple aux soins paternels de son souverain. Cette folie, à laquelle toutes les nations se refusent désormais et se refuseront de plus en plus, les femmes la commettront-elles longtemps encore ? Pour moi, je vous l’ai dit : ma confiance en vous est grande, mais ma liberté frémit, et je sens que pour affronter de telles conditions il faudrait avoir atteint les dernières limites de l’amour et de la confiance, ou, mieux encore, être assuré d’une conformité presque parfaite de caractère et d’idées. Voilà pourquoi je demande du temps, et pourquoi j’ai tenu à vous dire mon sentiment et à savoir le vôtre, monsieur Germain.

— Le sentiment que j’éprouve en ce moment, — dit-il de l’air d’un homme que mille piqûres viennent d’irriter et qui sent le besoin d’être agressif à son tour, — c’est l’éblouissement où vous me jetez en vous montrant si diserte, si logique, et mille fois plus savante et plus raisonneuse que je ne me serais permis de le supposer. »

L’accent âpre dont il dit ces mots frappa Mlle de Maurignan plus que ses paroles, et elle le regarda avec étonnement.

« Vous ne répondez point à ma question, reprit-elle.

— Je suis trop juste, répondit le jeune homme, pour ne pas convenir avec vous que l’abus est possible, et même fréquent ; mais je ne vois malheureusement pas le moyen de changer la situation dans ses termes, et l’influence de la raison et l’adoucissement des mœurs me paraissent les seuls agents sur lesquels on doive compter ; déjà nos progrès à cet égard ont laissé les lois en arrière.

— Elles devraient donc être réformées, au double point de vue du fait et du droit, repartit Aline. Mais encore une question : Si dans notre vie commune, quelque jour il se produisait entre nous une divergence de vues sur tel ou tel point, qu’arriverait-il ?

— Je me ferais un devoir et un plaisir de vous céder, n’en doutez pas, à moins d’un intérêt grave.

— De sorte que s’il s’agissait d’un intérêt grave, c’est-à-dire dans le seul cas où je tiendrais fortement à mon avis, c’est le vôtre qui prévaudrait ? — même dans le cas où il s’agirait d’une chose personnelle à moi ?

— Que vous êtes cruelle et fantasque, dit-il en se levant, de me contraindre à de telles déclarations et d’occuper ainsi nos tête-à-tête ! Ne prévoyez, chère mademoiselle, qu’une chose : mon désir ardent de vous complaire, et ne comptez en toute circonstance que sur mon amour.

— Ne vous excusez pas, monsieur Larrey, dit la jeune fille, dont le front, sous sa pâleur, prit une grande expression de fermeté, vous agissez bien ; c’est ainsi que tous les jeunes gens devraient parler à leur fiancée. Vous êtes un honnête homme. »

Et elle lui tendit la main.

« Vous en doutiez ? demanda-t-il d’un ton plaisant qui seyait mal à son air contraint.

— Non ; mais je sais que, vis-à-vis des femmes, un homme croit pouvoir, sans cesser d’être honnête, mentir.

— Que de choses vous savez ! » répliqua-t-il ironiquement.

De nouveau, le ton et l’air dont il dit ces mots blessèrent Aline. Elle baissa ses beaux yeux et parut se replier sur elle-même. Il se fit un silence de quelques instants.

« Je ne puis consentir, dit enfin Germain, à tirer de cette explication les conséquences rigoureuses qu’elle semble admettre. J’en appelle de vous, sur ce point, à vous-même ; car je ne puis croire que vous persistiez à compromettre notre bonheur par de telles préoccupations, — auxquelles plus que toute autre, permettez-moi de vous le dire, vous eussiez dû rester étrangère.

— Elles me semblent à moi si naturelles, dit Aline, que je ne puis comprendre pourquoi elles vous sembleraient coupables, ou choquantes. Vous paraissez péniblement surpris ; mon impression est la même. Vous le voyez, nous nous connaissions peu. »

Il hésitait à répondre, et n’eut pas le temps de le faire à loisir. M. de Maurignan revenait près d’eux. L’allée se peuplait de promeneurs.

Aline prit le bras de son père, et tous trois se remirent à marcher à l’ombre des grands arbres, où, sous leurs pieds, craquaient les gousses des faînes. Un peu inquiet de ce qui s’était passé, M. de Maurignan s’efforça de rendre la conversation intime et de dissiper le malaise qu’il remarquait dans l’attitude et la physionomie des deux fiancés. Mais, en dépit de ses efforts et de leur propre bonne volonté, Aline et Germain pouvaient à peine consacrer à la conversation l’attention nécessaire pour ne pas trop rompre avec l’à-propos. Au moment où une voiture croisa leur chemin, un salut profond du jeune Larrey tourna du même côté les yeux du père et de la fille. Celle-ci détourna la tête en pâlissant ; M. de Maurignan avait légèrement salué.

« Je ne savais pas que la famille de Vilmaur fût ici, dit-il d’un ton un peu sec.

— Ernest est arrivé d’hier avec moi, répondit Germain, et ces dames étaient à Ems depuis quelques jours.

— Seriez-vous fort lié avec M. de Vilmaur ? demanda Aline d’une voix émue.

— Beaucoup, répliqua Germain en la regardant fixement ; car il avait remarqué son émotion à l’aspect des Vilmaur. C’est un des hommes les plus distingués que je connaisse, et je suis fier de son amitié.

— Est-il possible ? dit Aline avec une aversion non équivoque.

— En vérité ! que lui reproches-tu ? demanda M. de Maurignan étonné.

Mlle de Maurignan devient, dans ses opinions, d’une énergie… observa le jeune Larrey.

— Peut-être ai-je eu tort de laisser voir mon sentiment sur M. de Vilmaur, puisqu’il ne m’est pas permis de le justifier, dit Aline. Et cependant, cher père, poursuivit-elle avec des larmes dans les yeux, je vous aurais une grande reconnaissance de rompre nos relations avec cette famille. »

Soit qu’il eût le soupçon de la vérité, soit qu’il ne voulût pas interroger sa fille en ce moment, M. de Maurignan se contenta d’attacher sur elle un profond regard.

Du même ton mécontent et sarcastique, Germain reprit, s’adressant à Aline :

« Ainsi, mademoiselle, vous enveloppez dans la même proscription la mère et la sœur de mon ami ? Pourtant Mlle de Vilmaur est charmante.

— De figure, assurément, dit Aline.

— Ah ! voilà un éloge perfide et fait pour laisser supposer que toute autre qualité lui manque. Après tout, la beauté chez une femme est une qualité… presque indispensable, et c’est beaucoup déjà que de l’avoir. Mais Mlle de Vilmaur en a d’autres. Douce, gracieuse, d’une convenance parfaite en toutes choses, elle me paraît posséder au plus haut point le génie particulier de son sexe, et c’est assurément le premier mérite d’une femme. »

Aline sentit dans cet éloge une attaque indirecte pour elle-même ; aussi répondit-elle :

« Pour moi, ce qui me déplaît en Mlle de Vilmaur, c’est l’affectation de ses manières et son caractère léger.

— C’est que véritablement, repartit en s’animant le jeune homme, vous méconnaissez le but essentiel de la femme et son caractère. Ce but est de plaire ; ce caractère est de représenter dans les choses humaines ce qui est charmant, fugitif, insaisissable, mobile et gracieux. L’homme est une face de l’être ; la femme est l’autre.

— Le revers, dit Aline.

— Votre observation, reprit Germain, est une preuve à l’appui de ma thèse. Vous êtes l’esprit, nous sommes la raison. À l’homme la pensée qui approfondit, les conceptions qui embrassent l’espace, la force qui fonde : l’homme est un créateur. À la femme cet esprit délicat et léger qui effleure les choses et découvre les rapports ingénieux, spécieux ou malins ; à elle tout ce qui étincelle, brille, séduit et charme la femme est une harmonie. Elle a pour mission de captiver les sens et le cœur de l’homme, et la profondeur de son rôle consiste dans cette légèreté même que vous blâmez, et dont Mlle de Vilmaur a compris toute l’importance — non en philosophe assurément, mais par cet instinct secret qui découvre aux femmes les lois mystérieuses de la vie, d’autant plus sûrement qu’elles sont moins doctes.

« Elle sait tout le prix d’un nœud de ruban, d’une boucle de cheveux arrangée de telle ou telle sorte, d’une garniture, d’un mouvement des yeux, d’un rien, qui est tout. Elle est femme enfin : bien sûre de convaincre par un sourire, ou de triompher par une larme, elle ne cherchera jamais à persuader par un argument. Sachant deviner, elle s’inquiétera peu d’apprendre.

« La logique, en effet, n’est point le domaine des femmes ; elles s’y égarent, s’y faussent. L’intuition les éclaire, le raisonnement les perd. Toute leur force est dans leur faiblesse, toute leur énergie dans leur douceur ; leur dignité consiste dans leur souplesse, leur justice dans la grâce arbitraire, leur grandeur dans l’humilité…

— Et l’abus du contraste perd la littérature, dit M. de Maurignan, en même temps que l’abus de la littérature perd le sens commun. Je vous demanderais, mon cher Germain, où vous avez pris tout cela, si je ne savais par cœur une thèse que chacun à l’envi, en ce temps-ci, répète ; car, d’originalité, Dieu sait qu’on se garde. Grâce à la vulgarisation des lumières, on est sûr d’entendre partout même antienne, et les courants de l’opinion ont remplacé les scies d’atelier. Votre portrait de la femme, fruit de l’imagination échauffée et malsaine de vieux poëtes maniérés, a déjà fait le tour du monde. Mais ce n’est qu’un dessus d’éventail à la Boucher, qui tout au plus peindrait la femme nerveuse et futile née en serre chaude, et qui laisse toutes les autres en dehors. Malheureusement, car tout est de pose et de mode, ce portrait-là sert de modèle aux femmes assez dépourvues d’individualité et de dignité pour accepter ce rôle de sultane langoureuse, et pour se plaire à émerveiller les gens de leur sensitivité et de leur afféterie.

« Moi je suis comme ma fille, je me défie de cela. Il y a dans l’histoire, en dépit de la pression des lois et des mœurs, de grands caractères de femmes ; j’en connais moi-même d’admirables, et je trouve que la force d’âme et l’intelligence sont bien partout où elles sont.

— À Dieu ne plaise, dit Germain, que je nie cet héroïsme du dévouement qui est l’apanage de la femme, et qui à certains moments l’élève au-dessus de sa faiblesse. La femme est une inspirée. C’est la sibylle, le trépied, d’où sortent parfois les révélations de l’inconnu. Par sa nature éminemment nerveuse et fébrile, elle saisit ce qui échappe aux sens moins subtils de l’homme, plus haute et plus basse à la fois, tantôt prosaïque et tantôt sublime, saisie parfois d’enthousiasmes irrésistibles, parfois de terreurs absurdes, rarement ou jamais dans le milieu réel, harmonique et fort…

— Et moi, s’écria d’un ton naïf la jeune fille, et moi qui jusqu’ici avais cru faussement que j’étais femme ! »

M. de Maurignan se mit à rire.

« Me voilà déclassée, père. Que deviendrai-je ? Car je ne puis ni me disloquer, ni mentir, afin d’entrer dans ce cadre fait pour la vraie femme, celle de la mesure prescrite et de l’étiage officiel. Quel Procuste vous êtes ! poursuivit-elle en tournant vers Germain un visage où, sous la malice et l’ironie, rayonnait une flamme plus pure. Et de quel droit, bon Dieu ! nous classer ainsi, comme une flore nouvellement découverte, dans vos tiroirs ? J’ai apporté ma part de libre souffle en ce monde et j’en veux user à mon gré. Vous oubliez, dans votre fureur d’analyse et de dissection, que la simple nature elle-même échappe à des classifications précises, et vous voulez emprisonner dans une boîte, en dépit de Prométhée, deux mille ans après Térence, un être humain progressif !

— Progressif… sans doute, répondit Germain en hésitant ; mais non de la même manière que l’homme…

— Allons donc ! reprit M. de Maurignan, y a-t-il deux manières d’atteindre le vrai ? La géométrie ne trace pas de lignes dans ces espaces. Avouez-vous battu en galant chevalier.

— Si la galanterie l’exige, dit le jeune homme, je m’empresserai d’y consentir. »

Mais sa mauvaise humeur était évidente.

Bien que M. de Maurignan se fût hâté de jeter l’entretien sur d’autres sujets, il ne se releva guère, et Aline ayant témoigné le désir de rentrer, M. Larrey les reconduisit à la porte de leur hôtel, où il les quitta.

« Sur quelle herbe de controverse avez-vous marché tous deux aujourd’hui ? demanda M. de Maurignan à sa fille quand ils furent seuls.

— Cher père, il vaut mieux discuter avant qu’après, » répondit Aline.

Et, donnant au vieillard un rapide baiser, elle courut se renfermer dans sa chambre.

Aline avait un besoin extrême de se trouver seule pour causer avec elle-même et mettre un peu d’ordre dans le chaos d’idées, de sentiments passionnés, impérieux, confus, qui s’agitaient en elle. Bien qu’elle se sentît le cœur gros de larmes, il lui venait des pensées qui appelaient sur ses lèvres un sourire ironique, moqueur. Tantôt, elle en voulait beaucoup à Germain, tantôt elle le plaignait, et cette pitié était mille fois moins tendre que sa colère.

Il y avait dans sa peine autant d’irritation que de chagrin elle se voyait amoindrie par celui qui prétendait l’aimer, elle se sentait humiliée plus encore dans son amour même ; car il lui avait semblé voir un sot, par moments, dans ce fiancé plein d’esprit, pourtant, d’instruction et de mérite.

« La vanité seule, se dit-elle, a le secret de pareilles métamorphoses. »

Elle se demanda tout à coup :

« Et moi, n’est-ce pas aussi la vanité qui me fait souffrir ?

« Non, non ! ce n’est pas un sentiment vain et puéril la résistance de l’être à son propre amoindrissement. Là se trouve la source de tout ce qui est grand dans l’âme humaine. Qui peut consentir à sa propre déchéance, qui dépose la fierté, dépose la vertu. Vertu-force ! L’antiquité disait bien… »

Comme elle était accoudée sur la cheminée, près de la glace, elle y vit, en levant les yeux, son beau front, d’où l’intelligence et la pureté émanaient en auréole.

« Moi, fille de l’humanité, se dit-elle, descendre d’un degré l’échelle des êtres ! Accepter pour loi vivante un être né du même sein que moi ! Renoncer à mon éternel héritage, l’immense et l’émouvant infini, qui m’attire ? Souffler sur la flamme qui brûle en moi !… Ô mon pauvre fiancé, vous mettez à votre amour un prix trop grand ! — Et qu’il est étrange cet amour qui découronne l’être, son objet ! »

De nouveau elle fixa les yeux sur elle-même :

« Moi, fragile ! faible ! se dit-elle en souriant. Mais, non ! je me sens jeune, forte, pleine d’élans, pleine d’avenir, et prête à aborder vaillamment la vie. Toute disposée à marcher non les yeux bandés, mais ouverts ; car je veux voir, savoir, découvrir, aller plus loin, sans cesse, vivre enfin ! agir ! et non rester languissamment couchée entre les murs d’un harem. »

Sur ce mot, sa tête se pencha sur sa poitrine et elle tomba dans la rêverie. Et, tandis que son front rougissait, une expression de plus en plus triste et sévère se répandait sur son visage, où parfois se lisaient en même temps, dans une fluctuation touchante, les hésitations de l’être ignorant et jeune, qui ne sait pas bien. Un léger frémissement la parcourut, et bientôt, redressant la tête :

« Ils ont tort ! se dit-elle tout haut. Et maintenant, je le sens, moi, la première vertu des femmes doit être l’orgueil. J’en aurai ! »

Mais aussitôt elle sentit quel arrêt elle venait de prononcer ; tout ce qu’elle avait déjà donné à Germain de son cœur, de ses espérances, de ses rêveries, s’émut en elle, et elle se mit à pleurer.

Quand elle revint deux heures après vers son père, inquiet de cette longue absence, elle fut animée, spirituelle, pleine d’entrain, et parla de tout, pour empêcher son père de lui parler de Germain.

« Comme vous êtes gaie, maintenant qu’il est ici ! dit miss Dream à l’oreille de son élève. Allons, vous serez bien heureux ensemble, quand vous serez mariés ! »

Le lendemain, vers deux heures, M. Larrey se présenta. Bien qu’il y eût dans sa contenance, au premier abord, une certaine frigidité, l’entretien était devenu, grâce à la bonne volonté de chacun, aimable et assez affectueux, quand on annonça M. de Vilmaur.

Ce nom, l’entrée immédiate de cet homme, produisirent sur Aline un effet terrible. Si déjà, de loin, à la promenade, elle avait été vivement impressionnée de le rencontrer, en voyant pénétrer chez son père, et s’approcher d’elle, celui qu’elle considérait comme le meurtrier de sa sœur, l’horreur et l’indignation la saisirent avec tant de force que toute autre considération s’effaça : elle se leva, et, sans répondre au salut de M. de Vilmaur, elle sortit pâle et tremblante.

Ce ne fut qu’après avoir repris possession d’elle-même que, réfugiée dans sa chambre, elle se demanda avec inquiétude ce qu’on devait penser de cette conduite étrange, de sa fuite. Une réponse à cette question lui fut offerte presque aussitôt par l’intermédiaire de miss Dream, M. Larrey la priait de lui accorder un moment d’entretien dans le cabinet de M. de Maurignan.

Elle s’y rendit. Germain était d’une agitation extrême et qu’il ne cherchait point à cacher.

« Je vous en supplie, mademoiselle, dit-il aussitôt, apprenez-moi ce qui a pu se passer d’étrange entre vous et de Vilmaur, que vous lui en vouliez au point d’oublier, vous, Mlle de Maurignan, les convenances les plus rigoureuses ?

— Vous-même, êtes-vous donc à ce point son ami, répondit-elle, de ressentir si vivement ce qui le touche ?

— Ce n’est pas à cause de lui, reprit-il. J’aime et j’estime Ernest de Vilmaur ; mais en ce moment je ne pense qu’à vous. Il s’est fait en vous, depuis quelque temps, un changement très-sensible. Vos idées ont pris une direction, un essor, que je n’eusse jamais prévus. Votre physionomie elle-même, vos manières, se sont modifiées. Quel ébranlement s’est donc fait dans votre vie à mon insu ? Que s’est-il passé entre vous et de Vilmaur ?

— On dirait, monsieur, que la défiance dicte vos paroles, dit la jeune fille.

— Non ; vous voyez bien, je viens à vous-même. Soyez bonne, et apprenez-moi…

— Je vous expliquerais tout, bien volontiers, si cela m’était possible ; mais il s’agit d’un secret que je ne dois pas révéler.

— Le lien qui existe entre nous demande que vous n’ayez pas de secrets pour moi.

— Pardon ; ceux des autres.

— Pas même ceux-là ! Si nous devons être unis, aucun moment, aucun acte de votre existence ne doit m’être obscur.

— Et vous, dit Aline vivement, vous ne m’avez point raconté votre passé !

— Pas de ces vaines disputes ! s’écria-t-il, vous ne savez pas le mal qu’elles me font.

— C’est qu’elles ne sont pas vaines.

— Écoutez, mademoiselle de Maurignan. Si je dois être votre protecteur, votre conseil, votre guide ; si je suis l’homme dont vous porterez le nom, il faut que je sache en quoi vous avez à vous plaindre d’Ernest de Vilmaur.

— Je le hais comme un traître et comme un lâche ; mais ce n’est qu’à travers le cœur d’une autre qu’il a atteint le mien.

— Qu’importe ! S’il vous a blessée, je dois le punir ! Quel est son crime ?

— Encore une fois, je n’ai pas le droit…

— Je vous en conjure ! s’écria-t-il en se jetant à ses genoux, vous soumettez mon amour à des épreuves… Ne me contraignez pas à une résolution qui me briserait le cœur ! »

Touchée de son désespoir, la jeune ne prit pas garde à ces derniers mots, dont la menace l’eût blessée. Pressant elle-même la main de son fiancé :

« Je voudrais pouvoir vous satisfaire, lui dit-elle, je le voudrais de tout mon cœur ; mais l’honneur me le défend. Le crime de cet homme, d’ailleurs, n’est sans doute pas à vos yeux ce qu’il est aux miens. Il s’agit d’une de ces actions que l’on juge trop peu sévèrement dans le monde : la séduction d’une femme et son abandon.

— En vérité ! s’écria-t-il en se relevant, il est par trop étrange de vous entendre émettre de pareilles idées et de vous voir mêlée à de pareilles aventures ! »

Il avait, en disant cela, un tel air de hauteur, de sévérité, de soupçon, que Mlle de Maurignan se sentit vivement blessée.

« Apaisez vos inquiétudes, monsieur Larrey, dit-elle, je ne serai point votre femme ! »

Il s’écria, hors de lui :

« Cette parole, que j’hésitais à dire, vous l’avez donc prononcée ! Eh bien, soit ! Il vaut mieux qu’il en soit ainsi…

« Et cependant, reprit-il après un silence pendant lequel ses traits bouleversés révélaient une anxiété, une agitation extrêmes, un mariage annoncé depuis si longtemps !… votre père, l’intérêt de votre réputation… Aline, tout ceci est insensé ! Je vous aime ! Vous le voyez à mon désespoir. Confiez-moi tout, je vous en prie. Votre franchise seule peut nous sauver !

— Si vous consentez à vous fier à mes paroles, dit la jeune fille, pourquoi refuser de vous fier à mon silence, quand, je vous le répète, il m’est commandé par un devoir ?

— Il n’existe pas de devoirs supérieurs à ceux d’une femme envers son époux.

— C’est vous ériger en dieu, répondit-elle avec un fier sourire. Encore, n’est-il pas de dieu supérieur à la conscience. Vous seriez mon mari, que je ne saurais vous reconnaître ce pouvoir de me relever d’un serment fait à d’autres.

— Au moins daignez m’apprendre si c’est à Ernest de Vilmaur que vous avez fait ce serment, demanda-t-il avec des yeux étincelants de fureur et l’accent d’une insultante raillerie.

— Vous devenez fou, monsieur ! et votre folie m’insulte, » dit-elle.

Et, se levant, elle voulut se retirer.

Mais Germain se jeta au-devant d’elle.

« Vous voulez donc notre rupture ! Un mot ! une dernière prière ! Aline !… parlez !… donnez-moi l’explication que je vous demande, que je suis en droit de vous demander ! Justifiez-vous !

— Je ne puis ni ne veux me justifier, monsieur Larrey. Votre amour n’était pas de l’estime. Eh quoi ! vous alliez m’épouser, et sur l’apparence la plus légère vous doutez de moi ! Je suis plus fière que vous ; je ne me donne pas si aisément. Depuis notre conversation d’hier, où vous m’avez avoué que ma liberté ne serait pas respectée par vous, j’ai renoncé à notre union.

— Vous ne m’avez jamais aimé ! cria-t-il.

— Je vous aimais assez pour souffrir, malgré tout, de cette rupture, dit-elle d’une voix altérée… et pour ne la pas vouloir complète. Je vous aimais en amie… et nous resterons amis, si vous le voulez.

— En amie ! s’écria le jeune homme au comble du dépit et de la colère. Vous êtes mille fois trop bonne, mademoiselle, et je vois que je m’étais sottement trompé ! »

Il sortit sur ces mots, laissant Aline émue, tremblante, ulcérée dans son cœur, mais ferme, et s’applaudissant dans sa raison. En voyant entrer son père un moment après, elle essuya furtivement des larmes qui roulaient sur sa joue.

« Que signifie tout ceci ? demanda M. de Maurignan. Je viens de reconduire M. de Vilmaur. Quelle étrange conduite à son égard, ma fille ! et qu’en doit penser ton fiancé ?

— Il vient de me quitter, père. Notre mariage est rompu.

— Est-il possible, Aline ! Un tel coup de tête…

— Non, père, une décision réfléchie. »

M. de Maurignan fut sévère autant que chagrin. Il représenta vivement à sa fille combien une pareille rupture était fatale à la réputation d’une femme ; il regretta ce mariage et donna cours à son désappointement, à ses inquiétudes, tout en reprochant à Aline d’avoir agi sans le consulter.

Elle plaida sa cause en racontant les susceptibilités, les répugnances, éveillées en elle par les opinions et les exigences de M. Larrey, et l’impossibilité où elle se sentait désormais d’être véritablement unie à un homme qui la froissait dans ses fiertés les plus pures. Elle glissa sur ce qui touchait M. de Vilmaur, et vit bien que son père évitait lui-même ce sujet.

« Cher père, dit-elle en achevant, je suis une révolutionnaire ; je ne veux obéir à aucun autre homme qu’à vous.

— Oui, oui, dit le vieillard en se laissant enlacer dans les bras de sa fille, cela ne t’oblige pas beaucoup… »

Mais ce dernier murmure s’éteignit entre deux baisers.

« Tu n’aimais donc pas M. Larrey ? dit-il ensuite.

— Si… Mais je crois bien que ce n’était pas une passion, répondit-elle avec un joli mouvement de tête, à demi souriante, à demi confuse. Je suis pourtant affligée du chagrin que je lui cause. Pauvre Germain ! il est désolé, — quoique la vanité, je l’ai bien vu, tienne la plus grande place dans son cœur.

— Je m’occupe surtout de toi, je l’avoue, dit M. de Maurignan. Un tel éclat, je le répète, est une bien grave imprudence. On en cherchera les raisons.

— Je les dirai.

— Autre imprudence plus grave. Cet esprit d’indépendance chez une femme, les hommes ne le pardonnent pas.

— Que m’importe, dit-elle, puisque je n’estime pas ceux qui pensent ainsi ?

— Mais en est-il d’autres ? Et as-tu bien compris les tristesses d’une vie solitaire ? Chère enfant, tu joues en ce moment toute ta vie. Tu sacrifies le bonheur à l’orgueil.

— Eh bien, soit, s’il le faut, puisque cet orgueil est un devoir vis-à-vis de moi-même, et que d’ailleurs je ne saurais être heureuse en le sacrifiant. J’ai beaucoup réfléchi, père, depuis quelque temps, et la liberté n’est devenue chère, comme le plus précieux et surtout comme le plus noble des biens. Eh quoi ! le monde entier adore ce nom de liberté ; les enfants le balbutient dès les premières pages de l’histoire ; qui ne la poursuit pas en nos temps l’admire au moins dans les temps antiques. Ses ennemis eux-mêmes, en la trahissant, invoquent hypocritement son nom. Celui qui dirait : « Je me fais esclave par amour du joug, » succomberait sous sa honte, ou plutôt serait pris pour un insensé. Partout, servitude est synonyme d’avilissement. — Et c’est aux femmes seulement que, par je ne sais quelle aberration étrange, on demande l’alliance de la noblesse et de l’esclavage, du mépris d’elles-mêmes et de la vertu !

— Tu as raison, » dit le père en l’admirant Avec un soupir il ajouta : « Mais c’est là précisément ce qu’on ne te pardonnera pas. »

Elle haussa doucement les épaules, et reprit, heureuse de le convaincre :

« De tous côtés j’entends parler de décadence. À quelque opinion qu’on appartienne, on déplore l’abaissement des esprits, des caractères, des mœurs ; moi-même je l’ai compris : nous vivons dans un temps hypocrite et misérable, où le fait contredit l’idée, où des reculs incessants balancent le progrès, où la conscience humaine, fatiguée de vaines luttes, s’endort. Comment n’en serait-il pas ainsi, quand une moitié de l’humanité a pour mot d’ordre l’obéissance, et que l’autre pratique le despotisme ? Toute régénération vraie, sérieuse, est impossible tant que l’être humain enfant ne sucera pas le lait pur de la liberté.

— Bien ! murmura le vieillard ; mais pour cela il faut être mère… »

Mlle de Maurignan eut un sourire où rayonna la confiance de sa force, de sa jeunesse de sa beauté, et, se penchant sur son père qui, triste, rêvait :

« Je ne sais si j’aimerai, père ; mais, je vous l’affirme, je ne me marierai point, à moins de connaître mon fiancé, non comme un frère est connu de sa sœur, ce qui serait peu, mais comme un frère connaît son frère. »

Un mois après, quand ils revinrent passer quelques jours à Paris avant de partir pour une de leurs terres, située dans l’Anjou, M. de Maurignan et sa fille apprirent le mariage de Germain Larrey avec Mlle de Vilmaur.

Cette substitution étrange et subite d’une fiancée à une autre faisait grand bruit dans le monde et jetait l’ombre la plus fâcheuse sur le caractère de Mlle de Maurignan, d’autant plus qu’on admirait la générosité de M. Larrey, qui s’attribuait tous les torts de la rupture.

Miss Dream ne pouvait s’en consoler ; un jour même, suppliant son élève d’être prudente et de ne point perdre son avenir par des exigences outrées, elle lui cita sa propre expérience, et parla d’un employé du Lancashire, qui avait, il est vrai, certains défauts…

« Mais ce qu’il y a de plus dur, ajouta-t-elle en pleurant, c’est de vivre sans famille ! »