Aline et Valcour/Lettre IX
LETTRE NEUVIÈME.
Il me paraît, mon cher d’Olbourg, que jusqu’ici tes succès ne sont pas brillans, et comment diable hasarderai-je de te mener à la campagne, après avoir si mal réussi à la ville ? Toutes réflexions faites, on te déteste… Qu’importe. Il est, comme tu sais depuis bien long-tems, dans nos principes, de s’embarrasser fort peu du cœur d’une femme, pourvu qu’on ait sa personne et son argent. Si tu ne t’y prends pas mieux que cela, cependant, je crains que nous ne soyons réduits à emporter la citadelle d’assaut. Je t’aiderai à la battre en brêche, et pendant que tu formeras tes attaques, je te ménagerai des auxiliaires. Il arrive souvent que quand on a l’intention de se rendre maître d’une ville, on est obligé de s’emparer des hauteurs… on s’établit dans tout ce qui commande, et de-là on tombe sur la place sans redouter les résistances.
Ou bien on négocie… on tourne… on tergiverse
D’espoir ou de bonheur tour-à-tour on la berce.
Et si-tôt qu’on la tient, de sa crédulité
On la punit alors avec rigidité.
Ton imbécille franchise t’empêche de rien entendre à tout cela ; ce n’est pas que tu ne sois roué dans les formes, mais tu l’es avec trop de bonne foi. Tant qu’une porte ne s’ouvre point à deux battans, tu n’imagines pas qu’il puisse-y avoir de moyens de forcer les barricades ; je te l’ai dit cent fois, mon ami, ce n’est, que dans notre métier qu’on apprend l’art de feindre et de tromper les
hommes. Jette les yeux sur la multitude de détours que nous savons mettre en usage quand il s’agit, par exemple, de faire périr un innocent. Sur la quantité de faussetés, de mensonges, de subornations, de pièges, de manœuvres insidieuses que nous employons habilement en pareilles circonstances, et tu verras que tout cela nous forme au métier des ruses, et à la science d’amener les événemens au but que nous nous proposons. Je rirais bien de toi, s’il te fallait entreprendre, seul cette grande aventure, et réussir seul. Tu irais-là avec une candeur… une vérité… pas une malheureuse petite énigme, pas une seule tournure[1], pas un simulacre de feinte ! et comme on te débouterait bientôt de tes ridicules prétentions !… ce n’est plus que par la fourberie, mon cher d’Olbourg, que l’on s’avance aujourd’hui dans le monde ; et puisque le plus heureux de tous, est celui qui trompe le mieux, ce n’est donc que dans l’art de bien tromper, que l’on doit tâcher de se rendre habile… Au fait : ce sont les femmes qui sont cause de cela ; à force de vouloir être fines, elles ont réussi à nous rendre faux. Les folles créatures ! que j’aime à les voir se débattre avec moi ! c’est l’agneau sous la dent du lion… Je leur rends dix points sur seize, et suis toujours sûr de les gagner de quatre… enfin la campagne s’ouvre… les Amazones s’arment… les Sauvages vont les attaquer… Nous verrons qui la victoire couronnera ; mais que rien de tout ceci n’aille au moins troubler nos amusemens ; il faut savoir conduire plus d’une intrigue de front, et le projet des plaisirs qu’on ne goûte pas encore, ne doit se former qu’au sein de ceux dont on jouit… Je t’attends ce soir chez nos déesses. Il y avait en vérité des siècles que nous n’avions fait un si sage arrangement que celui-là.
- ↑ Il y a apparence que le goût des robins pour les énigmes, les emblêmes et l’argent était le même du tems de Rabelais que de nos jours : voici comme il les peint dans son Pantagruel. « On arrêta à l’isle de condamnation (ce sont les parlemens.) Quelques-uns de nos gens ayant voulu descendre au guichet, y furent arrêtés par ordre de Gripe-minaud, archiduc des chats fourés, qui leur proposa une énigme à deviner. Panurge en dit le mot, et jetta au milieu du parquet, une bourse pleine d’or qui les fit tous jetter les uns sur les autres pour ramasser l’argent ; et la pate bien, graissée, ils accordèrent enfin les passe-ports demandés pour continuer leur route.