Aline et Valcour/Lettre LVIII
LETTRE LVIII.
Quand j’ai raconté au président le trait affreux que je viens de vous dire… il en a été aux nues ;… il en a loué l’héroïne une heure, il n’y a aucun cas, nous a-t-il dit, où il faille laisser les autres en possession de notre bien, il ne s’agit pas de savoir si on en a besoin ou non, ce bien est à nous, cela suffit, et d’après cela, on a tort en le cédant ; il y a six mois que j’ai fait bien pis à Blamont… Il était question d’un coin de terre dont j’avais besoin pour agrandir une terrasse, objet de luxe comme vous voyez et assez inutile dans le fond ; ce petit local faisait depuis soixante ans le patrimoine d’une très-pauvre famille qui avoisine le château ; j’ai recherché mes titres, je me suis douté d’une usurpation… Elle était claire… J’ai fait promptement décamper mon homme, et tout le train de femme et d’enfans qui l’accompagnait, et en dépit de leurs cris, de leurs plaintes, dont je ne me suis seulement pas douté, j’ai fait ma terrasse, et ils ont déserté le pays. — Voilà des malheureux au désespoir, — tant qu’il vous plaira, mais j’ai ma terrasse… Il faut raisonner toutes ces choses-là… Moi, voilà mon malheur, c’est que je raisonne tout… Je soumets tout à l’histoire des sensations ; c’est selon moi la plus sûre façon de juger… La privation de l’embellissement produit par ma terrasse était une sensation douloureuse pour moi, la privation du terrein qui devait former cet embellissement en était une fâcheuse pour le malheureux paysan… Dites-moi maintenant, je vous prie, pourquoi dès qu’entre Pierre et moi, il faut qu’il y ait une triste sensation à recevoir, pourquoi, dis-je, vous voulez que j’aille charitablement l’accepter pour en débarrasser cet homme qui ne m’est rien ? Je serais un fou aux yeux de tout être sensé, si j’étais capable d’un procédé pareil. — Mais le calcul n’est pas juste, en comparant les sensations, il fallait comparer les besoins : ceux de Pierre étaient ceux de la vie, on ne peut se passer de ceux-là, les vôtres n’étaient que de fantaisie, vous pouviez vous en priver facilement. — Vous vous trompez, madame, l’habitude des fantaisies ; est un besoin pour nous autres gens riches, aussi pressant que celui de vivre pour ces droles-là ; et puis pour décider en ma faveur, il n’est nullement nécessaire que les besoins soient égaux ; la douleur de Pierre est nulle pour moi, elle n’atteint aucunement mon ame, que Pierre dîne ou ne dîne pas, il n’en peut sagement résulter pour moi nul chagrin, et la privation de ma terrasse en est un ; or, pourquoi voulez-vous que j’empêche un homme de souffrir une chose que je ne sens pas, au prix d’une que j’éprouve ? Il y aurait de ma part un défaut de raisonnement impardonnable… Quand vous cédez au sentiment de la pitié plutôt qu’aux conseils de la raison, quand vous écoutez le cœur de préférence à l’esprit, vous vous jettez dans un abîme d’erreurs, puisqu’il n’est point de plus faux organes que ceux de la sensibilité, aucuns qui nous entraînent à de plus sots calculs et à de plus ridicules démarches. — Oh, monsieur ! laissez-moi être sotte toute ma vie, si on l’est en écoutant son cœur ; jamais vos cruels sophismes ne me donneront le quart des plaisirs que me procure une bonne action ; et j’aime mieux être imbécile et sensible que de posséder le génie de Descartes, s’il me le fallait acheter aux dépends de mon cœur. — Tout cela dépend des organes, a répondu le président, ces différences morales sont entièrement soumises au physique… Mais ce dont je vous supplie, c’est de ne jamais conclure, comme je sais que cela vous arrive quelquefois, qu’on soit un monstre parce qu’on ne pleure pas comme vous à une tragédie, ou qu’on ne fait pas des sacrifices en faveur de quelques malotrus ; accordez-moi qu’on peut exister sans vous ressembler, et moi qui suis galant, je vous accorderai qu’on n’est aimable que quand on vous ressemble… puis une caresse bien fausse,… une montre à la main,… une sonnette tirée,… des chevaux demandés et l’opéra… Voilà l’homme, mon ami, voilà l’être dangéreux auquel nous avons affaire ;… mais je vous le répète, ne vous inquiétez pourtant pas jusqu’à ce que je sois mieux éclaircie, il est certain qu’il y a quelque chose en l’air, bien certain qu’il en voulait à votre vie,… qu’il est désespéré de l’avoir manqué ; plus sûr que tout encore, qu’il cherche à se dédommager de la mal-adresse des scélérats qu’il a osé armer contre vous, et malgré tout cela, j’ose vous répondre qu’il ne se fera rien que vous n’en soyez parfaitement instruit.