Aline et Valcour/Lettre XII
LETTRE DOUZIÈME.
Oui, c’est moi qui reçois cette lettre pressée, et c’est moi qui ris de toute mon âme de la ridicule frayeur qu’elle nous peint. Rassurez-vous, nos courses n’ont aucun danger ; quelque viol, quelqu’enlèvement, c’est en vérité tout ce que j’y vois de pis, et dans ces fatales extrêmités, n’avons-nous pas le brave Déterville, qui, quoique seul, romprait plutôt douze lances, soyez-en bien sûr, que de laisser enlever sa femme, ou les deux amies de son ami ; à l’égard des gens qui promettent, j’ai plus de confiance que vous en leur parole ; ils m’ont juré du repos cet été, et j’y crois. La confiance bien ou mal placée, calme le sang ; ne troublez pas le plaisir qu’elle me donne.
Il vient de nous arriver ici un homme de votre connaissance qui s’intéresse toujours bien vivement à vous. C’est le comte de Beaulé ; son grade dans la province, ses terres voisines de la mienne, son ancienne amitié pour moi ; toutes ces raisons l’ont engagé à venir me donner quelques jours ; je ne vois jamais ce brave et honnête militaire, sous lequel vous avez fait vos premières armes, sans une sorte d’émotion respectueuse ; je ne trouve que lui en France qui nous peigne encore les franches vertus de l’antique chevalerie ; son costume, son air, la manière dont il s’exprime, tout annonce en lui le religieux sectateur de ces loix si prodigieusement oubliées de nos jours… de ces loix précieuses, remplacées par de l’impertinence et des vices…; mais quelle est cette petite tête qui s’approche de la mienne ?… Vites-vous jamais un procédé pareil ?… Parce qu’on m’a vu prendre mon écritoire, ne voilà-t-il pas tout de suite un visage par-dessus mon épaule… et puis de grands éclats de rire, parce que je surprends cette tête et que je gronde. — Mais, maman, c’est que c’est moi que cette correspondance regarde, vous l’avez dit. — Eh bien, mademoiselle, j’ai changé d’avis, vous me laisserez bien peut-être jouir une fois de vos plaisirs. — Oh maman… Et puis on ne rit plus, c’est un singulier être pourtant qu’une petite fille dont le cœur est pris. — Tenez, mademoiselle, changeons de rôle, votre père veut que j’écrive à monsieur d’Olbourg, chargez-vous en. — À monsieur d’Olbourg, maman ? — À lui-même. — Et qu’y a-t-il de commun entre cet homme et moi ? — Comment ! n’est-ce pas lui qui doit devenir mon gendre ? — Oh ! vous aimez trop votre Aline, pour la sacrifier ainsi. — Et bien, oui, mais votre père ? — Vous le vaincrez. — Je n’en réponds pas. — Je mourrai donc ? — Allons, venez que je vous embrasse encore une fois avant cette mort, à l’anglaise, et laissez-moi finir ma lettre. — On est venu couvrir de larmes le papier sur lequel j’écrivais. Vous le voyez ; il faut que je change de page, et la friponne rit et pleure à-la-fois, en me baisant… enfin, elle s’asseoit, et je puis écrire.
Nous avons ici le tableau de la félicité. Eugénie, que nous ne devrions plus nommer que madame Déterville, aime passionément son mari, et elle en est adorée. C’est dans l’asyle du repos et de l’innocence, c’est à la campagne, mon cher Valcour, où le bonheur de s’aimer se goûte mieux selon moi, et où l’on se plait mieux à en comtempler le spectacle… Mais à Paris, dans ce gouffre de perversité, où les mauvaises mœurs forment le bon air, ou l’indécence est une grace, la fausseté de la finesse et la calomnie de l’esprit. On ne connaît rien de ce que dicte la nature, toujours à côté, ou au-delà de ses mouvemens ; on y trouve plus court de persifler que de sentir, parce qu’il ne faut pour l’un qu’un peu de jargon, et que pour l’autre il faudrait un cœur, dont les sensations énervées par la licence et corrompues par la débauche ne retrouvent plus leur énergie. On y chansonnerait un époux qui au bout d’un mois serait encore amoureux de sa femme… Oh que je hais ce ton ! Oh que je vous haïrais, je crois, vous même, si vous n’étiez pas encore amoureux de la vôtre au bout de vingt ans. Adieu, tenez-nous parole, soyez sage, et tout ira bien.