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Aline et Valcour/Lettre XIX

La bibliothèque libre.
Chez la veuve Girouard (Tome 1p. 151-155).

LETTRE XIX.


VALCOUR À DÉTERVILLE,

Paris, ce 8 septembre.


L’évènement singulier dont tu viens de me faire part, prenant, dans tes récits, la forme d’un journal, j’ai cru devoir le laisser finir, pour que ma lettre répondit à toutes les tiennes.

Oh mon ami ! quelle a été ma surprise, et quelles ont été mes combinaisons ! Il me paraît certain que les noms de Delcour et de Mirville, en déguisent pour nous de plus intéressans, et c’est dans cette supposition que je désapprouve la plainte. Madame de Blamont a affaire à un mari aussi adroit que corrompu ; si jamais il découvre cette plainte, peut-être s’autorisera-t-il de la démarche, pour publier que sa femme veut le perdre, et qu’elle a controuvé toute l’histoire, afin de lui chercher des torts assez puissans pour le priver de l’autorité qu’il a sur sa fille ; et dès ce moment, au lieu de nous être donné des armes contre lui, nous lui en avons fourni contre nous. Cette plainte d’ailleurs ne servait en rien au dédommagement dû à Sophie ; la générosité de madame de Blamont y pourvoyait d’une manière assez noble ; d’après cela, tout air de procédure n’est-il pas déplacé, et ne peut-il pas devenir dangereux ? ignores-tu mon ami, l’art avec lequel les scélérats dirigent sur les autres, ce qu’on a le dessein de faire contre eux ? et surtout ces espèces de coquins enjuponés qui, munis, pour leur argent d’une autorité légale ou non, ne se croyent jamais si bien en droit d’en user, que quand il s’agit de servir leurs passions… Dieu veuille que je me trompe ! J’ai été bien touché de la conduite de madame de Blamont : toutes les vertus habitent dans le cœur de cette respectable mère, et sa plus douce façon de jouir est de rendre heureux tout ce qui l’entoure.

Je suis inquiet de la santé d’Aline, je te la recommande, mon ami, permets-moi de remettre un moment tous les soins de l’amour dans les tendres mains de l’amitié.

Pour éviter les rencontres et pour mieux, suivre tes conseils, depuis huit jours, je ne sors plus ; j’observerai la même circonspection jusqu’au dénouement de tout ceci… Mais quelle privation pour moi de ne pouvoir aller rendre hommage aux sublimes procédés de madame de Blamont, de ne pouvoir tomber à ses pieds avec Aline, de ne pouvoir l’accabler avec cette fille charmante de toutes les louanges qui lui sont si bien dues ; peins lui du moins les expressions de mon ame : je crains pour toutes deux les soins, les embarras de cet événement ; engage les à se reposer, au moins pendant le calme que tout ceci va vous laisser, et n’allez plus si tard courir les aventures. Peut-être n’en arriveraient-ils pas à madame de Blamont d’aussi agréables que celle-ci, je dis agréables puisqu’elle a développé pour elle une de ces occasions de faire du bien, toujours si recherchée de son cœur.

Oh mon ami ! où nous entraîne l’ivresse des passions ; ah ! si lorsqu’on commence à leur tout céder ; si, lorsqu’on fait le premier pas dans leur dangereuse carrière, on pouvait sentir avec quelle rapidité vont se franchir les seconds, et quel abyme est ouvert au dernier ! si l’on voyait l’imperceptible filiation de nos erreurs, comme toutes s’enchaînent, comme toutes naissent les unes des autres, comme la rupture du plus petit frein, conduit bientôt au brisement du plus sacré ! quel est l’homme qui ne frémirait pas ? quel est celui qui oserait se permettre le plus léger écart, quand il peut naître de cette première faute une habitude de tout vaincre, dont les dangers sont aussi manifestes. Je voudrais que tout les hommes eussent chez eux, au lieu de ces meubles de fantaisie, qui ne produisent pas une seule idée, je voudrais, dis-je, qu’ils eussent un espèce d’arbre en relief, sur chaque branche duquel, serait écrit le nom d’un vice, en observant de commencer par le plus mince travers, et arrivant ainsi par gradation jusqu’au crime né de l’oubli de ses premiers devoirs : un tel tableau moral n’aurait-il pas son utilité ? et ne vaudrait-il pas bien un Ténières, ou un Rubens ? Adieu, ne me fais pas attendre la fin de cette aventure ; trop de sentimens de mon ame y sont intéressés, pour que je n’en désire pas le dénouement avec ardeur.