Aline et Valcour/Lettre XLI
LETTRE XLI.
Si je ne savais pas que Déterville vous a tout appris, j’attendrais à vous voir, pour épancher mon cœur dans le vôtre… Que dites-vous d’abord de cette ruse infâme qui a pensé nous enlever Aline ?… Le traître, comme il m’abusait !… comme il me joue sans cesse ! Oh ! mon ami, combien nous devons nous observer plus que jamais !… Cessons de penser à ces horreurs… Il faut que je voie maintenant les choses de près. J’en raisonnerai mieux ensuite avec vous.
Eh bien ! cette nouvelle fille… elle vous a donc plu ? ô mon cher Valcour ! elle ne m’a pas rendue aussi heureuse que je l’aurais imaginé. Beaucoup plus d’esprit que de sentiment, beaucoup plus de vanité que de sagesse, un amour excessif pour son mari, j’en conviens, des choses au-delà de la force humaine pour se conserver pure à lui… Mais pourquoi faut-il que tout cela soit l’ouvrage de l’orgueil ? Pourquoi n’ai-je rien trouvé quand j’ai voulu sonder ce cœur ? et pourquoi me faut-il désespérer même de voir jamais naître en elle les qualités que je n’y ai pas trouvées. Ô mon ami ! celle qui érige l’insensibilité en systême, l’athéisme en principe, l’indifférence en raisonnement,… pourra peut-être ne se livrer à aucun écart, mais il n’en jaillira jamais une vertu… et si la raison de cette cruelle fille cède à l’exemple,… au feu des passions…, quel précipice alors est ouvert sous ses pas ! comme on est près de faire le mal, quand on ne sent aucun charme à faire le bien ! Les égaremens de l’esprit sont bien moins dangereux que ceux du cœur, l’âge qui calme les uns, agravent presque toujours les autres.
Des que les revers n’ont pu former l’ame de cette jeune personne. Il est à craindre qu’ils ne la rendent méchante ; et ces richesses dont elle va jouir, finiront par achever de la corrompre… Mais parlons de vous, mon ami… Enfin je me rapproche… Voici ma dernière lettre de Vertfeuille. En quel état vais-je trouver tout ce qui nous intéresse ?… Quel parti vais-je prendre vis-à-vis de mon mari ? Après cette nouvelle horreur,… s’il manœuvre sourdement encore,… comment le deviner ? comment l’entraver ou le rompre ? Quoi qu’il en soit, je vous verrai… ici ou là ; il faut que je vous embrasse. Dites à Léonore que je serai sans faute à Paris le 10, je veux la voir encore avant qu’elle ne parte ; je les recevrai comme des gens qui ont passé par hazard à ma terre, en revenant de leurs aventures. L’histoire de leur arrêt chez moi, a trop fait de bruit pour que je puisse m’empêcher d’en convenir, la seule chose à cacher, est qu’elle est ma fille, et je vous réponds qu’on ne le verra point à son cœur… Nous en avons bien pleuré, votre Aline et moi ; tout ce qui n’est pas tendre et délicat comme elle, lui paraît si gigantesque… Cependant elle aime Léonore, cet héroïsme de fidélité conjugale est un mérite qui l’enchante : elle dit qu’avec cette vertu-là, on peut acquérir toutes les autres… Et vous êtes bien aise qu’elle ait dit cela, n’est-ce pas, Valcour ? voilà pourquoi je vous le répète… Ah ! comme je l’adore, et comme elle me dédommage ! Tantôt mon cœur se livre à l’orgueil, quand je considère celle-ci :… tantôt il s’humilie quand je vois tous les défauts de celle-là… Ah ! c’est une permission du ciel ! je me serais crue trop fière, si j’avais eu deux enfants comme Aline ! Il a voulu diminuer mon triomphe de l’une, mais il a redoublé mon amour pour l’autre… elle sera pour vous, celle que j’aime, c’est le plus beau présent que je puisse faire à mon ami, c’est le plus doux lien qui puisse m’enchaîner à lui : adieu, méritez-là, aimez-nous et ne m’écrivez plus à la campagne.