Aline et Valcour/Lettre XLVI

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LETTRE XLVI.


Valcour à Madame de Blamont.

Paris, ce 20 janvier.


Je viens d’avoir une visite singulière, madame, ce qui s’y est passé me paraît tellement essentiel, que j’ai cru que vous me permettriez de vous en faire part à l’instant. Il était environ dix heures du matin et je me préparais à sortir, lorsqu’on m’a annoncé monsieur le président de Blamont. — Puis-je savoir, lui ai-je dit, monsieur, ce qui me procure l’honneur d’une telle attention de votre part ? — Vous devez vous en douter. — Je l’ignore, mais si vous vouliez vous asseoir un instant, vous seriez plus à l’aise pour me l’expliquer. — Je ne viens ici ni pour vous faire des politesses, ni pour en recevoir. — Si cela est, restons debout ; mais expliquez-vous promptement, parce que des affaires m’appellent ailleurs. — J’y mettrai le temps qu’il me faut et vous aurez la bonté de m’entendre ; il n’est point d’affaire plus pressée pour vous, que celle dont je viens vous entretenir. — Eh bien ! de quoi s’agit-il, expliquez-vous ? — Je viens vous donner un conseil. — Je les aime peu. — Le devoir d’un homme sage est de les suivre quand ils sont bons. — L’homme plus sage encore n’en donne jamais. — De celui-ci dépend votre sûreté. — Un honnête homme la trouve dans sa conduite. — Changez donc la votre si vous voulez que cette sûreté soit parfaite. — Il me semble, monsieur, que ce n’est pas trop là le ton du conseil. — La supériorité en donne quelquefois qu’elle ne module pas au ton de l’amitié. — La supériorité ?… — Aimez-vous mieux que je dise la force ? — Ni l’un ni l’autre ne vous va, vous êtes le moins élevé des hommes, et vous avez tout l’air du plus faible. — Ma place…… — Est une des plus médiocres de l’état, bien souvent une des plus tristes, et toujours une des moins considérées ; songez qu’avec cent sacs de mille francs, mon valet demain peut être votre égal. (Se jettant dans un fauteuil.) — Monsieur de Valcour votre conduite vous perd, et pour l’amour de vous-même vous devriez en changer. (M’asseyant vis-à-vis de lui) — En quoi celle que je tiens peut-elle offenser ou le public ou vous ? — C’est m’offenser que de séduire ma fille ; c’est manquer au public que de lui assigner des rendez-vous dans une église. — Votre reproche est faux dans deux points, je ne cherche pas à séduire votre fille, et je ne lui ai jamais donné de rendez-vous nulle part. Sachez d’ailleurs qu’entre une fille de son âge et un homme du mien, il n’y a d’autre séducteur que l’amour, et que si je la rencontre quelquefois dans une église, il n’y a d’autre cause que le hazard. — Avec de telles réponses on arrange tout. — Je n’en veux faire que de justes. — Eh bien ! si cela est, quels sont vos sentimens pour ma fille ? — Ceux du respect le plus profond et de l’amour le plus inviolable. — Vous ne pouvez pas l’aimer. — Quelle est la loi qui m’en empêche ? — Ma volonté qui s’y oppose. — Nous attendrons. (se levant avec fureur), vous attendrez ? Ainsi donc, monsieur, tout votre bonheur se fonde sur la fin de mon existence. — Non, il me serait doux de vous nommer mon père, il serait flatteur pour moi de tenir Aline de vos mains. (Se promenant à grands pas dans la chambre), n’y comptez jamais. — Ai-je tort en ce cas de vous assurer que nous attendrons, un malhonnête homme ne vous le dirait pas. — Mais c’est me dire clairement. — C’est vous dire qu’il ne tient qu’à vous de vous faire adorer comme un père, ou de vous faire oublier comme un ennemi. — Il seroit bien plaisant qu’un homme ne pût pas disposer de sa fille. — Il le peut sans doute, tant que ses vues s’accordent au bonheur de cette fille. — Ces restrictions sont sophistiques, les droits d’un père sur ses enfans ne le sont pas. — Il y a beaucoup de choses qui existent quoiqu’elles soient injustes. — Vous ne changeriez pas les loix. — Vous n’éteindrez pas mon amour. — J’en arrêterai les effets. — Vous vous ferez haïr de ceux qui doivent vous aimer. — Il faut se moquer des sentimens de ceux dont on est obligé de punir les torts. — Ce n’en est pas un d’aimer votre fille. — C’en est un que de la dégoûter de l’époux auquel je la destine. — Ne dût-elle jamais penser à moi, ce serait toujours un service à lui rendre que de l’empêcher de se lier à un libertin. — Ah ! voilà les impressions que vous lui donnez. Tels sont donc les sentimens que vous suggérez à ma femme ? — Il est permis d’éclairer ses amis quand on les voit prêts d’être trompés ; rassurez-vous cependant. Sollicité par d’autres, que votre femme et votre fille, pour éclairer la conduite du monstre avec lequel vous voulez les unir, je l’ai refusé. Mais la Providence a permis que ses écarts se découvrissent naturellement, et vous devriez rougir d’un projet qui vous déshonore. — Monsieur de Valcour ne m’obligez pas à en venir à des extrémités qui me fâcheraient ; agissons plus-tôt par des voies de douceur, tenez (posant alors dix rouleaux sur la table), vous n’êtes pas riche, je le sais, voilà cinq cents louis, signez-moi une renonciation au mariage que vous avez dans la tête. (Saisissant les rouleaux et les jettant dans l’antichambre.) — Homme vil, oublie-tu chez qui tu es ? Oublie-tu la bassesse de ton existence, le peu de dignité de ta place, l’avilissement où te plongent tes vices, et tous les droits enfin que la vertu et la nature me donnent sur ton méprisable individu ? — Vous m’insultez, monsieur. — Je le ferois par-tout ailleurs, je me contente chez moi de vous prier de sortir. — Vous prenez les choses avec une vivacité ! — Et par où donc ai-je pu mériter d’être humilié si cruellement. Qui peut donc vous contraindre à me mésestimer ? Renoncer pour de l’argent au sentiment le plus precieux de ma vie ? Homme lâche, oui, je suis pauvre, mais le sang de mes ancêtres coule pur dans mes veines ; et je me repends moins des fautes qui m’ont fait perdre mon bien, que je ne rougirais d’en posséder dont l’acquisition me couvrirait de honte ; périssent mille fois ceux qui n’ont à mettre dans la société, pour dédommagement des vertus, dont ils manquent, que des sacs d’or, dont ils n’oseraient avouer l’origine. Le peu de bien dont je jouis est à moi, et celui de l’homme que vous offrez à votre fille est la dot de la veuve, le patrimoine de l’orphelin et le sang du peuple, frémissez de donner à vos petits enfans des richesses acquises au prix de l’honneur,… des trésors que pourrait à l’instant réclamer l’infortune, si l’équité régnait dans ce tribunal avili dont vous vous targuez d’être membre. — Vous ne voulez donc pas monsieur renoncer à ma fille. — Je le ferai quand elle l’exigera, quand elle me dira que je ne suis pas digne d’elle. — Vous causerez son malheur, ma parole est donnée et je ne la reprendrai pas. — Et par quelle affreuse injustice le bonheur d’un ami vous devient-il plus cher que celui d’Aline ? — Celui de tous les deux me l’est également, et je ferais celui de tous les deux, si vous ne tourniez pas la tête de ma fille. — Si pour faire le bonheur de cette fille, considération unique à laquelle tout autre doit céder ; il faut nécessairement que quelqu’un se sacrifie, n’est-il pas plus juste que ce soit Dolbourg qu’elle n’aime pas, que moi qui l’adore et qui ai l’orgueil de croire ne pas lui être indifférent ? — Si Dolbourg n’est pas préféré, pourquoi voulez-vous qu’il fasse un sacrifice ; c’est à celui qui l’aime à en faire un pour elle. — Il serait mal entendu, celui qui se ferait aux dépends du cœur d’Aline. — Mais Dolbourg n’y prétend point, il le lui laissera libre, uniquement flatté de l’alliance, se rendant assez de justice pour être bien persuadé qu’à son âge on ne captive plus le cœur d’une jeune fille : il ne forme aucune prétention sur les sentimens d’Aline, il l’épouse et voilà tout. Chacun ne met pas dans l’hymen cette grotesque chevalerie dont vous faites parade, on épouse une femme pour ses entours, pour son bien, pour s’en servir parfois dans le besoin ; alors il faut que de bonne ou mauvaise grace la femme rende à son mari tout ce qu’elle lui doit d’obéissance, il faut qu’elle soit aveuglément soumise et du reste, qu’elle aime ou qu’elle n’aime pas, qu’elle soit contente ou triste d’accorder ce qu’on veut, et que ce qu’on désire, soit légitime ou non,… pourvu qu’on obtienne… Qu’est-ce que tout le reste fait au bonheur ? Vous autres gens à grands sentimens, vous placez la félicité dans des chimères métaphysiques, qui n’ont d’existence que dans vos cerveaux creux, analysez tout cela, le résultat n’est rien ; je voudrais bien que vous me disiez à quoi sert l’amour d’une femme, pourvu qu’on en jouisse ; et dans l’instant qu’on en jouit, ce que cet amour apporte de plus à la sensation physique ? — À supposer que votre Dolbourg soit assez méprisable pour penser ainsi, si votre fille est née délicate, vous n’en ferez pas moins son malheur. — Et pourquoi, si l’on n’exige d’elle… rien qu’elle ne puisse donner ? — Ces dons-là sont affreux quand ce n’est pas le cœur qui les fait. — Eh bien ! ce sont, je le suppose, deux momens un peu durs par jour, reste vingt-deux heures à faire tout ce qu’on veut. — Une femme vertueuse n’est pas seulement liée à l’instant des devoirs, elle l’est toujours, et quand cet instant est cruel, ses fers lui deviennent affreux ; parce qu’il n’est pas dans son ame honnête de se permettre les flétrissans moyens de les alléger. — Tout cela sont des principes de jeunes-gens, fraîchement sortis des bancs de l’école, vous verrez, monsieur de Valcour, comme vous préférerez à mon âge des idées moins intellectuelles, à tous ces sophismes de l’amour, si le mari peut être heureux du seul physique, la femme doit l’être sans le moral. — Et vous supposez qu’un mari peut être heureux sans le cœur ? — Je soutiens qu’il l’est davantage, l’amour n’est que l’épine de la jouissance, le physique seul en est la rose… Je vous étonnerais bien, si je vous disais qu’il est peut-être possible de goûter des plaisirs plus vifs avec une femme qui nous haït, qu’avec celle qui nous aime. Celle-ci donne,… il faut arracher à l’autre ; qu’elle différence pour la sensation physique ! elle a toujours ainsi l’attrait piquant du viol, elle est le fruit de la victoire, puisqu’il faut toujours combattre et vaincre ; elle est donc cent fois plus délicieuse. Songez-vous qu’il y a dans la vie de l’homme vingt ans où il veut encore jouir tous les jours, et où il est pourtant bien sûr de ne plus inspirer que des dégoûts ; et comment serait-il heureux ne pouvant plus donner d’amour, si l’amour seul faisait le bonheur ? Il l’est pourtant ; il est donc possible d’être heureux sans donner des plaisirs, très-possible d’en recevoir sans en rendre. — Les idées d’une femme de dix-huit ans ne sont pas celles d’un homme de cinquante. — Mais est-il bien sûr qu’on ait des idées à dix-huit ans ; ah ! croyez-moi, l’âge où l’on n’écoute que son cœur, n’est jamais celui des idées, égaré par un guide absurde, on se trompe sur les sensations, on veut que la sensibilité savoure ce qui n’est bon qu’en l’outrageant ; pour moi, je l’avoue, il n’y a pas dix ans que je jouis, il n’y a pas dix ans que je me doute de ce qu’il faut exclure, de ce qu’il faut éteindre pour améliorer une jouissance ; il est inoui comme on sent mieux ce qu’on croit prêt à nous échapper, moins on est sûr de renouveller, mieux on goûte ce qu’on obtient ; il faut avoir beaucoup connu pour décider sur ce qui est bon… Et que connait-on à dix-huit ans ? Estimant encore ses principes, croyant encore à la vertu, admettant des dieux,… des chimères,… chérissant tous ces préjugés, a-t-on conçu ces divins écarts, fruits du dégoût et de la dépravation, a-t-on l’idée de ces recherches délicieuses ; nées dans le sein de l’impuissance, il faut vieillir, vous dis-je, pour être voluptueux… On n’est qu’amant quand on est jeune, et ce n’est pas toujours à Cithère où la volupté veut un culte… Mais concluons monsieur de Valcour, je vous sermone et ne vous convaincs pas… Qu’elle est votre dernière résolution ? — De mourir plus-tôt mille fois que de renoncer à mon Aline. — Vous vous attirerez bien des maux. — Je les braverai tous, aimé d’elle. — Voilà donc votre dernière réponse ? — C’est la seule que vous aurez jamais de moi. — (Et se levant furieux.) Eh bien ! monsieur, ne vous étonnez donc pas des moyens que je prendrai,… des puissances que j’armerai contre vous. — Si vous agissez en mal-honnête homme, vous m’aurez donné le droit de vous mépriser, et j’en jouirai dans toute son étendue. — Souvenez-vous sur-tout, monsieur, que ma maison vous est interdite,… que je ferai surveiller ma fille, et que si vous continuez ou à lui écrire ou à lui donner des rendez-vous, j’implorerai la rigueur des loix ; et saurai, au moyen d’elles, vous faire rentrer dans les bornes du respect que vous devez à un de ses ministres. — Et il est sorti tout en colère, ramassant ses rouleaux, et protestant qu’avant qu’il fût peu, mon entêtement me donnerait des remords.

Voilà ce qui s’est passé, madame, j’aurais voulu mettre plus de liant dans cette visite ; j’avoue que je me repends par rapport à vous de l’aigreur qui m’est échappée, mais je n’ai pu tenir à me voir traiter comme il l’a fait… me proposer de vendre mon amour pour Aline !… Juste ciel ! toutes les gouttes de mon sang, versées l’une après l’autre, ne m’y feraient pas renoncer, et le trône de l’univers fût-il là pour prix de mon sacrifice, fût-il en parallèle avec les plus affreux tourmens, je ne balancerais pas une minute.

J’attends vos ordres, madame,… mais non pas sans inquiétude, non sans éprouver comme vous, au fond de mon cœur, le pressentiment de l’infortune… Moi qui voulois vous inspirer du courage… Hélas ! je sens que j’ai besoin du votre… Cachez cette scène à votre Aline ; elle augmenterait ses inquiétudes… Instans fortunés du repos et de félicité, ne luirez-vous jamais pour nous !