Aline et Valcour/Lettre XXVII

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Chez la veuve Girouard (Tome 1p. 265-283).

LETTRE XXVII.


Madame de Blamont à Valcour.

Vertfeuil, ce 28 septembre.


Que de variations ! que de choses ! il semble que le ciel ne m’ait donné un cœur sensible que pour l’éprouver par les plus rudes combats… Je serais bien plus heureuse si je ne sentais rien. Que je suis loin de croire à présent qu’une ame tendre soit un des plus beaux dons de la nature ; elle ne nous l’a donnée que pour notre tourment… Que dis-je ? et quel blasphême osais-je proférer ! N’est-ce pas une injustice à moi, que de prétendre à un bonheur sans mêlange ? En existe-t-il sous le ciel ?… La chose du monde la plus simple, est d’être née pour les revers. Ne sommes-nous pas ici-bas, comme des joueurs autour d’une table ?… La fortune favorise-t-elle tous ceux qui s’y trouvent ? et de quel droit osent l’accuser ceux qui sèment leur or, au lieu d’en recueillir ? Il y a une somme à-peu-près égale de biens ou de maux, suspendue sur nos têtes, par la main de l’Éternel ; mais il est indifférent sur qui elle tombe ; je pouvais être heureuse comme je suis infortunée ; c’est l’affaire du hazard, et le plus grand de tous les torts est de se plaindre… Eh ! s’imagine-t-on d’ailleurs qu’il n’y ait pas quelque jouissance,… même dans l’excès du malheur ; à force d’aiguiser notre ame, il en augmente la sensibilité ; ses impressions sur elle, en développant d’une manière plus énergique toutes les manières de sentir, lui font éprouver des plaisirs inconnus à ses êtres froids, assez malheureux pour n’avoir jamais vécu que dans le calme et dans la prospérité : il y a des larmes si douces dans nos situations ; ces momens, mon ami, ces instans délicieux, où l’on fuit l’univers, où l’on s’enfonce dans un antre obscur, ou dans le plus épais d’un bois pour y pleurer tout à son aise,… l’on se replie sous tous les sens de son malheur, l’on se rappelle tout ce qui l’aggrave, l’on prévoit tout ce qui va l’accroître, l’on s’en abreuve, l’on s’en repaît… Ces tendres souvenirs des jours de notre enfance, l’on ne les connaissait point encore, ces longues et pénibles réminiscences sur les divers événemens qui nous y ont plongé, ces sombres craintes de le sentir nous accompagner jusqu’à la mort,… de voir ouvrir notre cercueil par les mains livides de l’infortune,… et près de tout cela, cet espoir si doux d’un Dieu consolateur, aux pieds duquel vont se sécher nos larmes, et commencer toutes nos joies ;… quoi, mon ami, tout cela ne sont pas des voluptés ? Ah ! ce sont celles d’une ame douce ; ce sont celles d’un cœur délicat ; laissez-moi les goûter un instant avec vous.

Sacrifiée bien jeune[1] à un époux qui n’avait rien pour me plaire, et que je connaissais à peine[2], je n’en formai pas moins, dans le fond de mon ame, le plan des plus rigoureux devoirs… Dieu sait si je les enfreignis jamais… Je vis mes égards payés par des duretés, mes attentions par des brusqueries, ma fidélité par des crimes, ma soumission par des horreurs.

Hélas ! je m’en crus seule coupable ; je ne m’en pris qu’à moi de n’être pas aimée, malgré les louanges dont j’étais enivrée chaque jour ; j’aimais mieux me croire des défauts ou des torts, que de supposer mon époux injuste : et contente d’avoir obtenu dans mon sein des preuves de son estime, si ce n’en était pas de son amour, tous mes sentimens se portèrent dès-lors sur ces gages sacrés… Eh bien ! me disais-je, je serai l’amie de mes enfans, puisque je n’ai pas été assez heureuse pour être celle de mon époux ; ils me consoleront de ses duretés, et je trouverai dans leurs bras la félicité qu’on m’enlève. Que de projets ne formé-je pas dès-lors pour la leur ! je n’apaisais mes maux que par ces idées ; elles seules parvenaient à fermer mes paupières, je ne m’endormais paisiblement qu’avec elles… Je ne voyais plus de revers dès que je croyais avoir trouvé ce qui devait rendre heureux mes enfans. Le ciel ne voulait pas, mon ami, que ce fût encore là pour moi la source du bonheur ; j’eus deux filles, l’une m’est ravie au berceau ; je la retrouve quand je ne peux jamais la revoir… On veut que l’autre soit aussi malheureuse que moi ; et qui,… qui m’assaillit de tous ces maux ? qui me fait avaler, jusqu’à la lie, la coupe amère de l’infortune ? celui que j’ai toujours respecté,… chéri ; celui que l’on m’avait donné pour être le soutien de mes jours, et qui n’en a jamais été que le destructeur :… celui qui s’est tout permis envers moi,… envers moi qui aurais mieux aimé perdre la vie que de lui manquer en que ce fût… Celui que je regardais comme mon père après la perte du mien… Comme mon ami,… comme mon époux, et qui n’était que mon tyran et mon persécuteur.

Allons, je me tais, Valcour… Je me tais, vous pleurez en me lisant, je le vois, je veux bien mêler mes larmes aux vôtres, mon ami, mais je ne veux pas vous en faire répandre que ma main ne puisse essuyer… Oh ! comme nous eussions été heureux cependant… Vous… Mon Aline… Et moi, quels jours sereins et purs eussent été filés pour tous trois… Avec quel calme je serais arrivée près de vous, aux bornes de ma vie ! ma vieillesse n’eût été qu’un printemps, les yeux fermés par la tendre main de l’amitié, je me serais plongée dans le cercueil avec la tranquillité du bonheur, au lieu de cela j’y descendrai seule, nul ami ne daignera m’y soutenir, je n’en aurai plus au bord de mon tombeau… Eh bien ! voyez comme je retombe malgré tout dans le sombre que je veux éviter… Non… en vain la source de mes pleurs, elles coulent malgré moi… Mille nouvelles idées me tourmentent… Si vous êtes malheureux, c’est ma faute, je ne devais pas laisser naître en vous une passion que je ne pouvais couronner ; je ne devais vous laisser connaître ni Aline, ni sa triste mère ; aujourd’hui nous aurions tous bien des chagrins de moins, et l’on ne se console jamais de ceux qu’on donne aux autres… Mais tout n’est pas désespéré…; non Valcour, tout ne l’est pas, recevez encore un peu d’espoir de votre bonne et sincère amie, de celle qui désirerait avec tant d’ardeur mériter ce titre avec vous… Non, Valcour, tout n’est pas perdu… Ce barbare époux peut réfléchir, ce monstre qui le suit partout, et qui vous persécute avec tant de furie, sentira peut-être qu’aucuns des plaisirs qu’il espère ne peuvent se rencontrer avec celle qui n’a pour lui que de la haine, j’ai besoin de le penser et de le croire ; l’illusion est à l’infortune, comme le miel dont on frotte les bords du vase rempli de l’absinthe salutaire présentée à l’enfant, on le trompe, mais l’erreur est douce.

Comme il m’a abusée cet homme… Je le croyais, on se livre si vite à ce qu’on désire ! le malheureux qui fait naufrage saisit avec tant d’empressement le bras qu’on lui tend pour le sauver… Peut-il imaginer que c’est pour le repousser dans l’abyme !… Hélas ! vous avez bien raison, il me trompait autant qu’il était en lui, il devait croire Sophie, sa fille, rien ne pouvait l’en dissuader, et ce n’est pas dans de tels cœurs que la nature fait des miracles… Il la croyait telle, et il jurait qu’elle ne l’était pas, le crime est donc dans son entier, et ce que j’ai obtenu de sa fausseté, n’est donc plus que le fruit de sa honte… Ce sentiment mène au dépit, et le dépit à tout, dans de telles ames… Quoiqu’il en soit j’ai des parens, je n’en suis point abandonnée… Je me jetterai dans leurs bras, ils me sauveront, je les implorerai pour mon Aline et pour moi, ils ne voudront pas nous perdre toutes deux… Mais changeons de propos, Valcour, laissez-moi vous rendre compte des projets et de mes démarches, car avec ce langage de la plainte mon cœur s’altère à tout instant.

Vous imaginez bien que je n’ai pu tenir à l’envie de savoir au plus tôt des nouvelles d’Elisabeth de Kerneuil. Quelque soit le sort qu’elle éprouve, il m’intéresse trop réellement pour que je n’aye pas désiré de l’éclaircir. Déterville a écrit sur-le-champ à un de ses parens à Rennes ; il le supplie de nous donner sur cette jeune personne le plus de lumières qu’il lui sera possible… Nous attendons ; ma situation, dans ce cas-ci, est très-embarrassante,… vous l’avez senti ; j’ai, sans doute, le plus grand désir de posséder cet enfant, mais quel droit aurais-je à son cœur ?

Le seul titre de mère que je pourrais lui alléguer, me méritera-t-il sa tendresse ? n’est-elle pas due toute entière aux parens qui l’ont élevée ?… Et puis, travaillerai-je pour le bonheur d’Elisabeth en réussissant à la ravoir ? Le sort, ou qu’elle a déjà, ou qui lui est réservé, ne sera-t-il pas toujours préférable à celui que je pourrais lui faire, comme cadette ?… Et les inconvéniens de la rendre à un père qui peut-être, ou ne voudra pas la reconnaître, ou ne verra dans elle qu’une victime de plus à son insigne libertinage……; ces dangers effrayans, les comptez-vous pour rien Valcour ?… Non, j’aime mieux la laisser où elle est ; que je sache seulement qu’elle est heureuse ; que je puisse faire connaissance avec elle, la voir une fois, l’aimer toujours, et je me croirai trop contente ; mais si cette faible jouissance est refusée à mon ame tendre,… oh, Valcour ! je serai encore bien infortunée ; heureusement je sais l’être, et mon cœur est dans un tel état d’abattement qu’une secousse de plus ou de moins n’est absolument rien pour lui. Il y a l’histoire des biens qui chagrine un peu ma conscience ; puis-je laisser ma fille jouir d’une fortune qui ne lui appartient pas ? dois-je en priver les héritiers légitimes ? Non, sans doute ; cette circonstance vous a frappé comme moi ; mais mon ami, je dirai aussi comme vous, entre deux maux terribles, choisissons le moindre. À l’égard de Sophie, voici ce que nous avons fait, je ne sais si vous nous approuverez.

Qu’elle appartint ou non au président ; Déterville nous opposait toujours le danger certain de la replacer à Berceuil ; et l’impossibilité de l’y remettre devenait d’autant plus fâcheuse, que la variation de son sort lui rendait fort doux celui que nous avions arrangé pour elle dans ce village ; j’objectais à Déterville qu’il n’avait pas trouvé d’obstacles à l’établissement de cette fille à Berceuil, dans les premiers momens où nous l’avions conçu, ne la croyant pas fille légitime, et que je n’entendais pas pourquoi il en trouvait maintenant qu’elle n’appartenait ni au mari ni à la femme ; il me répondit qu’il avait foncièrement désaprouvé ce parti dans toutes les circonstances, mais que plus les recherches du président paraissaient évidentes, plus il croyait Berceuil dangéreux. Qu’elle fût sa fille ou non, nous ne devions pas douter à-présent du désir qu’il avait de la ravoir, que dès qu’il la saurait hors de Vertfeuille, il ne manquerait pas d’envoyer chez Isabeau, et qu’alors au lieu de sauver Sophie, il est clair que je la sacrifiais ;… je me suis rendue ; nous avons donc décidé, un cloître à Orléans, où nous travaillerions à lui faire prendre le goût de la retraite, et à l’enchaîner au bout de quelques années par des vœux, si elle n’y sent aucune répugnance ; et ce sort, quelque dur qu’il puisse être, la dérobant à celui bien plus fâcheux sans doute que lui aurait réservé la vengeance de ses deux persécuteurs, nous parut décidément le plus sage de tous.

Il s’agissait de prévenir cette infortunée des changemens de son sort et de sa naissance, j’y prévoyais trop de chagrin pour vouloir m’en charger moi-même ; notre ami a rempli ce soin, après beaucoup de larmes, comme vous l’imaginez aisément, elle a d’abord témoigné quelque désir d’être rendue à sa mère ; convaincue enfin du danger qu’il y avait à ce parti, elle a reclamée à sa chère Isabeau ; elle renonçait volontiers à la dot, au mariage, mais elle voulait demeurer avec Isabeau… Autres dangers, et elle a enfin conçue ceux-là comme les premiers : « Il faut vous dérober au président, lui a dit Déterville, il est certain qu’il vous cherche, nous ne pouvons en douter, il est évident qu’il vous traitera mal s’il vous découvre, une éternelle retraite devient le seul parti qui puisse vous garantir et de ses piéges et de ses fureurs, vous y serez moins comme protégé, que comme parente de madame de Blamont, et vous y jouirez de cent pistoles de pension ; ce sort là ne vaut pas celui d’être sa fille, mais dès que de malheureuses circonstances vous enlèvent cette douce satisfaction, vous serez mieux là qu’en nul autre endroit ». Eh bien ! j’irai, s’est-elle écriée, en larmes ; je suis à charge à tout le monde ; je ne puis trouver d’abri sur la terre, que l’on me mette où l’on voudra, je serai par-tout pénétrée de reconnaissance des bontés de la dame qui veut bien ne pas m’abandonner ;… dès que je l’ai su dans cet état, j’ai couru l’embrasser, elle s’est précipitée dans mes bras, toute en pleurs, et m’a prodigué les choses les plus tendres et les plus flatteuses ; en vérité, mon ami, il y a des instans où mon cœur l’emporte sur les réalités que vous nous avez apprises… Il est impossible que les vertus de cette ame charmante se trouvent dans la fille d’une paysanne dépravée, telle que vous nous avez peint cette Claudine. Mais il fallait s’en tenir au preuves et l’arracher ; nous l’avons donc, Aline et moi, avant-hier conduite aux Ursulines d’Orléans dont je connais la supérieure, je l’ai recommandée comme une parente, et placée sous le nom d’Isabelle-des-Ganges, avec mille livres de rentes, dont l’acte lui a été passé sur-le-champ, je n’ai point caché mes motifs de mystère à la supérieure, j’y ai intéressé sa religion et sa pitié, elle ne communiquera qu’avec moi pour tout ce qui concerne cette jeune personne, et cachera absolument son existence au reste entier de la terre. Mais je la verrai… cette chère enfant…, je le lui ai promis, elle me l’a demandée avec instance, elle m’a dit qu’elle renoncerait plutôt à tout le bien que je lui faisais qu’à cet engagement, elle m’a demandé la permission de m’écrire, et sur-tout de pouvoir faire passer quelque chose tous les ans sur sa pension à Isabeau. Ces deux demandes faisaient trop d’honneur à son ame tendre pour être refusées ; je les lui ai accordées de tout mon cœur, et nous nous sommes quittées… Quand elle m’a vue prête à ouvrir la porte du parloir…, son ame a éclatée, elle a jettée ses jolis bras au travers des grilles, elle a demandée avec instance la faveur de baiser encore une fois les mains de ses bienfaitrices : nous sommes revenues sur nos pas, et la douleur l’a suffoquée, en nous embrassant encore toutes deux…… Voilà donc l’être que le président accuse de fausseté, d’imposture et de crimes, ah ! puisse-t-il pour le bonheur de ce qui lui appartient être aussi pur que celle qu’il ose calomnier ainsi.

Nous nous sommes retirées, et je vous réponds qu’Aline n’était pas en meilleur état que moi. Nous ne sommes pourtant parties de la ville que le lendemain après avoir appris que cette pauvre fille était aussi bien qu’elle pouvait être pour sa situation, elle avait devinée elle-même la mort de son enfant, quand elle avait vu qu’on ne lui en parlait pas. Mais Déterville l’avait si bien ramenée à la raison sur cet objet, que sa douleur a été beaucoup moins vive que nous ne l’aurions cru.

Pendant que j’agissais de ce côté, Déterville allait de l’autre rompre nos engagemens de Berceuil ; la bonne Isabeau a été désolée, je n’ai pu résister au charme de lui laisser une petite somme sur l’argent que je retirais du curé, ainsi qu’une autre à ce bon pasteur pour les malheureux de sa paroisse. Il est si doux, mon ami, de faire un peu de bien, et à quoi servirait-il que le sort nous eût favorablement traité, si ce n’était pour satisfaire tous les besoins de l’infortuné ? nos richesses sont le patrimoine du pauvre, et celui qui ne sent pas le plaisir de les soulager, a vécu sans connaître et la véritable raison pour laquelle il était né plus à son aise qu’un autre, et les plus doux charmes de la vie.

Toutes nos opérations terminées, nous nous sommes réunis, nous nous sommes regardés, comme le feraient des gens, qui du sein de la tranquillité auraient subitement passé dans celui des angoisses et des tribulations ; et, qui voyent enfin le calme renaître…… Je dis le calme, car j’y crois, et ne vois absolument rien qui puisse le troubler jusqu’à notre retour à Paris. Alors mon intention est de demander de seconds délais, de contenir du mieux que je pourrai le président, avec le peu de moyens que je retire de tout ceci, et d’armer enfin mes parens s’il le faut ; car soyez-en bien sûr, il n’y aura que la force qui pourra me décider à sacrifier ma fille au scélérat qui la désire……, et si je gagne ma cause, en faveur de qui sera-ce ?… Connaissez-vous l’homme à qui je la destine ?… C’est au plus digne de la posséder… C’est au meilleur ami de mon cœur.

  1. Elle fut mariée à quinze ans ; elle va de trente-cinq à trente-six, lors du moment d’action de ces lettres ; elle accoucha d’Aline à seize ans : elle est grande, faite à peindre. Les traits les plus doux, les plus agréables, pétrie de graces et de talens.
  2. Monsieur de Blamont avait quinze ans plus que sa femme, indépendamment des défauts de caractère assez prononcés dans ses lettres, pour donner une juste horreur de lui, il y a peu de figures plus repoussantes ; il a le regard effrayant, la bouche affreuse, le nez très-long, le front chauve et bas, le menton relevé, en perruque depuis son enfance ; une taille longue, frêle, voûtée, la poitrine plate, un son de voix rauque et cassé, et malgré tout cela, beaucoup d’esprit et quelques connaissances.