Aline et Valcour/Lettre XXXII
LETTRE XXXII.
Quel silence ! je n’ai osé le troubler, mais en étais-je plus tranquille…, s’il m’était possible de vous voir ! je souffrirais bien moins de ces privations de lettres…; mais vivre sans vous entendre et sans vous contempler, Aline !… concevez-vous la violence de ce supplice ? et pourquoi ne vous verrais-je ? pourquoi ne m’accorderiez-vous pas une minute ? je sens toute l’étendue de la demande, je ne me rappelle qu’en tremblant qu’elle m’a déjà été refusée ; mais je trouve dans la force de mon amour, le courage de la refaire encore… Pendant ces longues soirées… J’arriverais déguisé… Le plus profond mystère ensevelirait cette démarche… Je me jetterais un instant… un seul instant aux pieds de votre respectable mère et aux vôtres, quel calme répandrait cette minute de bonheur sur le reste des jours malheureux que je dois passer encore loin de vous. Pouvez-vous exiger que ces jours…, ces jours infortunés qui vous sont consacrés, s’usent ainsi dans les larmes et la douleur ?… Ah ! qu’il me soit permis d’acheter au prix de mon sang cette faveur que j’ose implorer !… que je la paye de ma vie s’il le faut, je ne veux exister que ce seul intervalle, et j’abandonne, sans regrets, tous les momens qui doivent le suivre. Que me sont ceux où je suis condamné à vivre sans vous ! envain, Aline…, envain fais-je tout ce que je peux pour éloigner de moi ce désir violent, il renaît sans cesse dans mon cœur, toutes mes idées me le ramènent, je dois mourir ou le satisfaire… ce qui me distraisait autrefois, m’est à charge ; je parcours les beautés de la nature…; je l’étudie, je cherche à la surprendre dans ses secrets, et elle ne me montre jamais que mon Aline. Ayez pitié de votre ouvrage, ne me punissez pas de mon amour !… ne cherchez pas sur-tout à me calmer par des raisons, mon cœur n’écoute plus que le sentiment qui l’entraîne, si vous ne le satisfaites pas Aline, vous allez le réduire au désespoir…, et vous n’échaperez pas à vos remords… Votre excès de rigueur aura fait deux malheureux, sans que quelques bienséances où vous aurez inutilement sacrifié, vous donnent une vertu de plus.