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Aline et Valcour/Lettre XXXIV

La bibliothèque libre.
Chez la veuve Girouard (Tome 1p. 303-315).

LETTRE XXXIV.


Déterville à Valcour.

Vertfeuille, ce 15 novembre.


Depuis assez long-temps, tu dois t’être apperçu, mon cher Valcour, que quand les lettres sont de moi, il s’agit toujours de quelques nouvelles catastrophes… Eh bien ! voilà déjà la tête en l’air… La philosophie hors de ses gonds, comme disait l’autre jour une certaine dame de ta connaissance, à propos de ton ridicule projet… plus de tranquillité…, plus de principes…, plus de bon sens !… Qu’il faut peu de choses pourtant pour faire un fou d’un homme raisonnable, et souvent un être très-sensé de la plus extravagante des créatures. Il me prend envie de t’impatienter…, voyons…, calculons d’un côté tous les événemens que tu dois regarder comme heureux. Secondement, tous ceux qui peuvent t’être contraires ; troisièmement, enfin, tous ceux qui ne te sont qu’indifférens. Il est bien certain que ce que j’ai à t’apprendre est dans l’une de ces trois classes, formons-les ; il serait possible d’abord que le président fût revenu ; qu’Aline fût enlevée,… possible qu’il se fût mis à la raison, qu’on t’attendit pour un mariage… extrêmement simple, que des inconnus fussent fortuitement arrivés à Vertfeuille, et nous eussent appris des choses très-extraordinaires ; n’est-il pas vrai, mon cher, que tous ces incidens sont dans la classe des choses possibles ? eh bien ! calme tes craintes sur le premier ; ne te livre pas tout-à-fait au doux espoir du second, et écoute pacifiquement le troisième.

Le soir que madame de Blamont t’écrivit, nous étions, elle, Aline, Eugénie et moi, à raisonner sur ta folie ; M. de Beaulé jouait aux échecs avec madame de Senneval, il était environ huit heures du soir, le ciel très-obscur se remettait à peine d’un ouragan épouvantable, lorsque tout-à-coup nous entendîmes un homme à cheval, faire retentir la cour de son fouet… de ses cris, et appeller à lui de toutes ses forces… On ouvre les portes, les valets courent. — On éclaire, madame de Blamont frémit, Aline et elle s’imaginent revoir encore le terrible objet de leurs craintes, le comte lui-même tout échec et mat qu’il est, vole avec moi à la suite des valets, et nous amenons enfin dans le premier anti-chambre, un malheureux domestique mouillé jusqu’aux os, croté par-dessus la tête, qui nous demande s’il est dans la route d’Orléans ? et s’il lui reste bien du chemin à faire pour arriver dans cette ville ? — Beaucoup, et d’où venez-vous ? — de Lyon, nous allons à petite journée à Paris, mon maître qui me suit avec sa femme a voulu passer par la route d’Orléans, et ce maudit caprice est cause que nous voilà perdus. Je connais l’autre chemin, point du tout celui-ci… La nuit est venue… Un temps du diable, marchant en tête de la voiture, j’ai égaré le postillon qui me suivait, parce que je m’égarais moi-même, et nous voilà à-présent je ne sais où ; — chez d’honnêtes gens. — Je le vois bien, mais nous aimerions mieux être à l’auberge ; parce que mon maître qui voyage incognito, entendez-vous, ne veut gêner personne, et il n’acceptera sûrement jamais l’asyle que vous allez avoir la politesse de lui offrir. — Et où est-il votre maître ? — A deux cents pas d’ici, au coin de l’avenue, s’il y avait eu seulement une chaumière, il s’y serait arrêté ; mais il n’y a que des arbres, il m’a envoyé devant pour tâcher d’obtenir quelqu’éclaircissemens sur la route qu’il nous faut prendre. — Allez le chercher, lui a dit le comte, et dites-lui que madame la présidente de Blamont, dans la terre de laquelle il est, serait très-fâchée qu’il ne lui fit pas l’honneur de venir souper chez elle. — Ma foi, monsieur, vous nous rendez la vie, vive les honnêtes gens, morbleu, si j’étais tombé dans une caverne de voleurs, on ne m’aurait pas tant fait de politesse, et l’écuyer fidèle revole vers son maître, pendant que le comte s’empresse d’apprendre à madame de Blamont la liberté qu’il vient de se permettre, en offrant sa maison à ces voyageurs égarés. Cette femme charmante que l’on sert quand on lui prépare le plaisir de faire une bonne œuvre, a comme tu crois, sonné bien vite pour donner des ordres, on a allumé des flambeaux, et on a couru au-devant de la voiture pour la conduire plus sûrement à la maison ; Un quart-d’heure après, les portes du salon se sont ouvertes, et nous avons vu paraître un jeune homme d’environ 27 ans, nous présentant comme lui appartenant, une femme de 17 à 18 ans, et nous offrant l’un et l’autre à côté des traits les plus doux et les plus réguliers, le ton le meilleur et le plus honnête.

Quelles grâces ne dois-je pas rendre à la fortune, madame, a dit le jeune homme à la maîtresse du logis, de l’accident qui nous arrive, puisqu’à lui seul est dû le bonheur inespéré pour moi de vous offrir mon respect ; je ne vous demanderais qu’un guide, madame, si mes chevaux n’étaient pas rendus, et si j’osais ravir à votre cœur le charme que je lui vois goûter à l’hospitalité qu’il nous donne ; et pendant ce tems là, la jeune femme s’exprimait avec encore plus d’agrément et de facilité. Elle était habillée à l’anglaise, un élégant chapeau de paille sur les yeux, la taille mince et bien prise, de très-beaux cheveux noirs, négligemment attachés par un ruban rose, une vivacité extraordinaire dans les yeux ; le nez un peu aquilin, de belles dents, de très-jolis détails, et une finesse étonnante dans les traits… On s’est assis, on a jasé un instant, et on s’est mis à table… Vous alliez à Paris, monsieur, a dit madame de Blamont au jeune homme ? — Non, madame, je ramène ma femme au sein de sa famille, dans la province du Mans, et je rejoins mon corps après l’y avoir laissée ; êtes-vous des nôtres, a dit le général Beaulé, servez-vous dans la cavalerie ? — Non, monsieur, je suis capitaine au régiment de Navarre, et je vais le retrouver à Calais, après avoir remis ma femme entre les mains de sa mère ; nous venons de voir, en Dauphiné, un vieil oncle à moi, qui voulait nous embrasser avant de mourir, et qui nous a laissé douze mille livres de rente. — Voilà le voyage bien payé, a dit madame de Senneval. — Oui, madame, si quelque chose pouvait payer la mort des gens qu’on aime et qui nous tiennent d’aussi près. Au dessert, Léonore, c’est le nom de cette charmante aventurière, a eu un petit moment de vapeur ; Sainville, son époux, a volé à elle… Ne vous allarmez pas, madame, a-t-il dit à madame de Blamont, ce sont des accidens de jeune femme, qui doivent peu surprendre dans les premières années d’un mariage ; nous vous demandons la permission de nous retirer… Et ils sont montés tous les deux dans l’appartement qui leur était destiné. Comme Léonore n’a point de femme avec elle, madame de Blamont lui a envoyé les siennes ; elle les a remercié très honnêtement, et ne s’en est point servi.

Revenus tous du premier étonnement de cette aventure, il nous a été impossible de ne pas entrevoir des contradictions dans le récit de nos voyageurs ; d’abord le valet nous dit qu’ils viennent de Lyon, et qu’ils vont à Paris. — Le maître, ou qui oublie l’ordre donné à son valet, ou qui a peut-être négligé de lui en donner un, nous assure, au contraire, que c’est du Dauphiné qu’il vient, et que c’est vers le Maine que leurs pas se dirigent. La tournure de la jeune personne nous parut d’ailleurs un peu suspecte. Elle a le ton gracieux et poli, sans doute, l’air de l’excellente éducation. Mais en l’examinant un peu mieux, on voit qu’il y a plus d’art que de nature dans ce qui lui donne les dehors de la bonne compagnie. Ses manières sont étudiées, ses gestes arrangés, sa prononciation belle, mais affectée ; elle est compassée dans ses mouvemens, et au travers de tout cela, cependant on trouve de la candeur et de la modestie. Le jeune homme est d’une très-jolie figure, brun, un peu hâlé, lestement fait, de très-beaux yeux, les cheveux superbes, son ton est moins maniéré que celui de la personne qui l’accompagne, mais on voit qu’il connaît celui du monde, et qu’il a tout ce qu’il faut pour y réussir. Au milieu de nos combinaisons, le comte chercha le nom de Sainville dans l’état du régiment de Navarre, et ne le trouva point. Nos soupçons redoublèrent… Nous demandâmes l’ordre qu’ils avaient donné à leurs gens. Ils leurs avaient dit de s’informer de l’instant où madame de Blamont serait visible le lendemain matin, d’entrer chez eux une heure avant, et qu’ils partiraient immédiatement après avoir pris congé de la maîtresse du château. — Parbleu, dit le comte de Beaulé, ce sont là deux aventuriers, je le parie, il faut qu’ils nous payent l’hospitalité par le récit de leur histoire.

Un moment, par délicatesse, madame de Blamont s’oppose à ce projet ; elle craignait que cela ne les fâchât ; plus il y a de contradictions dans ce qu’ils disent, plus il est clair, objectait-elle, que leur intention est de se cacher ; le valet en est convenu, il nous a dit que son maître voyageait mystérieusement, ne les contraignons pas à nous avouer leur secret. Cette hospitalité que nous leur accordons, ne nous oblige qu’à des égards ;… nous y manquerions, ce me semble, en les forçant à se dévoiler. — Mais il ne s’agit que de leur proposer, a dit madame de Senneval ; si cela les afflige, nous les laisserons partir sans leur en parler davantage : et si, dans un cas contraire, ils viennent à y consentir, pourquoi nous priver de cet amusement ? Eugénie proposa de faire questionner leurs gens, mais madame de Blamont ne le voulut pas, et définitivement la résolution prise fut, que la maîtresse du logis irait elle-même voir la jeune femme le lendemain matin ; qu’elle commencerait par l’inviter à se reposer quelques jours à Vertfeuil ; qu’insensiblement elle lui laisserait appercevoir l’intérêt qu’elle prenait à cette belle voyageuse, et le désir qu’elle aurait de la connaître plus particulièrement… Mais timide, comme tu la sais, elle n’osa jamais faire cette visite seule, et je fus choisi pour l’y accompagner. Comme elle avait fait dire exprès qu’il ferait jour chez elle à neuf heures, afin d’être sûre de les trouver levés à huit et demies, nous y passâmes à cette heure, leur toilette était achevée, et ils se préparaient à descendre… Ils témoignèrent combien ils étaient honteux d’être prévenus. Les politesses furent réciproques de part et d’autre. Madame de Blamont engagea la conversation avec beaucoup d’adresse ; le mari et la femme, tous deux remplis d’esprit, la devinèrent, et loin de se refuser à ce qu’on paraissait désirer d’eux, ils témoignèrent, sans la moindre contrainte, qu’ils étaient trop heureux de pouvoir reconnaître, par une aussi faible marque d’obéissance, toutes les attentions dont on les comblait : — n’imaginant pas que nous pouvions vous intéresser à ce point, madame, dit Sainville, vous nous pardonnerez d’avoir un peu déguisé le vrai en arrivant hier chez-vous. Il est des choses que l’on peut cacher, sans offenser en rien ceux avec qui l’on les déguise, en ne nous refusant point aujourd’hui aux éclaircissemens que vous exigez, peut-être serons-nous même encore, contrains à quelques restrictions ; mais comme elles ne diminueront en rien la singularité de nos récits ; vous nous les pardonnerez, madame, bien sûr que l’exactitude la plus entière guidera tous nos autres détails… Contente de ce qu’elle obtenait, madame de Blamont n’osa pas appuyer davantage ; et il fut convenu que l’on ferait un déjeûner dînatoire, qui, nous formant une plus grande journée, nous donnerait le temps de prêter toute notre attention aux aventures que nous devions entendre. On se mit donc à table de très-bonne heure, et dès que l’on fut rentrés dans le sallon, la compagnie s’étant rangée en demi-cercle, autour de ces deux jeunes personnes, Sainville commença son récit dans les termes suivans.

Le courier part, l’heure presse, tu permettras, mon cher Valcour, que ce long détail fasse le sujet de ma prochaine lettre, et je t’embrasse.



Fin de la seconde partie.