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Allie/04

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L’action paroissiale (p. 23-33).
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II


Lentement, les uns après les autres, les flâneurs s’acheminèrent vers la salle à manger. J’avisai une place libre dans un coin donnant sur le fleuve. Une dame et deux hommes étaient déjà attablés.

— Cette place est libre ? dis-je à un gros monsieur bedonnant.

— Oui… oui… pour le moment. Vous pouvez vous asseoir, me dit-il d’un petit air protecteur.

— Je vous salue, Madame, dis-je à la personne d’âge mûr qui faisait face à mon premier interlocuteur.

— Ah ! dit le premier, permettez que je vous présente Madame Dufour… et Monsieur Dufour… De mes amis. Vous êtes Monsieur ?…

— Reillal… Olivier.

— C’est un nom assez rare !

— Aujourd’hui, oui ; autrefois, il y avait beaucoup de Reillal à Port-Joli. Lorsque les de Gaspé partirent, il les suivirent les uns après les autres. Il doit en rester un ou deux encore, à la campagne.

— Vous êtes de l’endroit ?

— Non. J’y suis né, mais j’ai quitté le pays, il y a vingt ans.

— Ah ! Et vous avez voyagé ? Vous êtes voyageur de commerce, je suppose ? Ça se voit un peu !

— Vous vous y connaissez en hommes !

— Je ne me trompe pas souvent !… l’habitude…

— Et le flair !…

— Justement ! J’en ai beaucoup. C’est un peu à cause de cela que j’ai acquis une fortune.

Il devenait évident que mon voisin, qui s’était introduit sous le nom de M. Latour, voulait trouver le tour de me parler de lui-même. Le dîner fini, il ouvrit son porte-cigares or et argent, artistiquement ciselé.

— Voulez-vous goûter à ce cigare ? me dit-il, en me tendant majestueusement son étui.

— Merci. Je ne fume pas le cigare.

— Vous n’avez rien à craindre. Ces cigares ont faits expressément pour moi. Mon ami Dufour les aime beaucoup. N’est-ce pas, Paul ?

— Tu connais mon faible, répondit M. Dufour, la bouche empâtée comme s’il venait d’y introduire une « toque » de tire d’érable. C’était le premier mot qui sortait de la bouche de cet homme depuis le commencement du repas, M. Latour ayant fait tous les frais de la conversation. Comme d’ailleurs ce dernier m’avait l’air de brûler du désir de parler de lui-même, je décidai de pousser mon interrogatoire. Ça doit coûter cher des cigares comme les vôtres ?

Ils coûtent un dollar chacun ; mais ils valent bien ce montant. J’ai choisi moi-même la qualité du tabac qui entre dans leur confection. Je pourrais même dire que j’en connais toutes les feuilles. Connaisseur comme je suis, j’en jouis doublement. Vous refusez toujours ?

— Oui, puisque je ne fume pas le cigare. Mais je vous avoue que l’arôme, le prix et, par-dessus tout, votre savante appréciation me mettent l’eau à la bouche. Pour fumer de tels cigares, pardonnez-moi l’expression, vous ne devez pas être un « quêteux » !

— Ça n’en a pas l’air, hein ? En effet, j’ai assez bien réussi en affaires. Je suis peut-être en train de vous faire des confidences, à vous un étranger, mais, vous savez, ce n’est pas tant à mon instruction que je dois ma fortune qu’à mes talents naturels.

— De cela, j’aurais bien garde de douter ! Vous faites le commerce de ?…

— Je ne fais plus rien. Je suis retiré des affaires.

— Cependant, vous êtes relativement jeune ; vous avez à peine cinquante ans ?

— Vous êtes bon juge. J’ai eu cinquante ans hier. Dufour et moi, nous avons fêté ça. Pas vrai, Paul ?

— C’est vré comme t’es là, Adolphe. D’ailleurs, tout ce que tu dis est vré ; tu ne sais pas mentir, toé.

— Voyez, me dit-il, ce que c’est que d’avoir de bons amis !

Nous étions rendus dans le jardin et tout près d’une banquette entourée d’aubépines, dont les fruits encore verts mais abondants étaient déjà beaux à voir.

— Veuillez donc vous donner la peine de vous asseoir, me dit M. Latour. Vous n’êtes pas pressé ? Vous n’avez pas de clients à rencontrer ce soir ? La vie est trop courte pour ne pas en profiter !

— Je me sens plutôt disposé à la marche. Si nous étions en France, je dirais que je me sens plutôt disposé à faire du footing ; mais je suppose qu’au Canada on marche encore sur les pieds au lieu de marcher sur les feet.

— Vous me faites rire ! J’arrive de Nice, où j’ai passé l’hiver. Je vous en raconterai de bonnes ! Vous avez raison : il vaut mieux marcher que de se laisser choir sur une banquette. Tu viens, Paul ? dit-il en se tournant du côté de M. Dufour.

— J’te suis, Adolphe, répondit celui-ci de sa bouche molle.

— Paul, tu es le plus complaisant des amis ! Tu sais, quand on ne marche pas assez, on prend de l’embonpoint sans s’en apercevoir. Puis, se tournant de mon côté, il me demande : Combien pensez-vous que je pèse ?

Je me donnai un air de connaisseur, en le toisant d’abord des pieds à la tête ; ensuite, je tâtai ses mollets, ses biceps et ses épaules. Puis, d’un air savant, je lui dis :

— Deux cent vingt-quatre livres.

— Vous parlez au diable ! Je me suis pesé avant souper et je pesais exactement deux cent vingt-trois livres.

— Oui ; mais vous n’aviez pas soupé ! C’est pourquoi j’ai dit deux cent vingt-quatre.

— Si nous allions vérifier sur la balance ? Tu viens, Paul ?

— Si ! allons-y, répondis-je pour les deux. Nous nous dirigeâmes vers le hangar situé en arrière de la cuisine, où était la balance servant à peser les articles alimentaires achetés pour le compte de l’hôtellerie. Mon compagnon monta sur la balance. Elle enregistra deux cent vingt-quatre livres et quart.

— C’est votre cigare ! lui dis-je en badinant.

— Je raconterai ça, ça en vaut la peine. Paul, as-tu déjà vu un « guesseux » comme lui ? Se tournant de mon côté, avec un grand sérieux, il ajouta : Gageons que vous pouvez « guesser » mon état de fortune !

— Ça, c’est plus difficile. Je vous prie de m’en faire grâce. Ce que je puis vous dire, cependant, assez sûrement, c’est que votre fortune remonte à vingt ans à peu près.

— Dites donc, vous, vous n’êtes pas un « guesseux », vous êtes un devin !

— Non, j’observe, voilà tout. Tenez, si je vous disais que votre compagnon n’est pas aussi riche que vous ?

— Vous avez encore raison : ma fortune quadruple la sienne. Tout de même, c’est un homme assez en moyens.

— Alors, vous êtes immensément riche ?

— Immensément ?… Immensément ?… Non ! Je ne suis pas un Rockefeller, mais j’ai bien deux beaux petits millions…, bien investis… dans des entreprises anglaises. Vous savez, les Anglais, ça a la bosse des affaires.

— Votre bosse commerciale n’est pas des moindres, puisque, à votre âge, vous possédez deux millions de dollars !

— Oui, mais ce sont les Anglais qui me les ont fait faire.

— J’ai peur de devenir indiscret, mais, si je vous demandais quand, comment ? Mais…

— Entre nous, il ne peut y avoir de secrets. Si je ne vous le dis pas, vous allez le deviner. Alors, à quoi bon ? Puis, reprenant son sérieux, il commença en ces termes : J’ai fait un peu de politique. C’est pas avec ça que je me suis enrichi, mais ça m’a mis en relations avec beaucoup de monde. J’ai rencontré deux hommes d’affaires, au cours de la guerre sud-africaine. Vous vous rappelez cette guerre ?

Je fis un signe affirmatif.

— C’étaient deux Anglais d’Angleterre. J’ai servi de paravent dans une compagnie à fonds social, pour la fourniture d’engins de guerre aux Boers.

— Vous voulez dire aux Anglais ?

— Non, non. J’ai bien dit, aux Boers ! Ah ! mais ça ne se faisait pas directement. J’achetais le nickel au Canada, nous le passions en Allemagne et, de là, il était expédié via Lorenzo Marquez sur Pretoria. C’est bien simple, comme vous voyez ! Mais c’est comme l’œuf de Champlain, il fallait y penser !

— N’est-ce pas plutôt l’œuf de Colomb ?

— Ça serait un œuf d’autruche que ça me serait bien égal ! Le principal, c’est que ces deux bons Anglais m’ont fait faire ainsi deux millions. C’est pour cette raison que je n’ai pas hésité à confier mon capital aux Anglais. Où est Paul ?

Nous étions encore dans le hangar quand cette conversation prit fin. Je réfléchis un moment sur l’édification de la fortune de M. Latour. Pauvre M. Latour ! Il était bien inconscient du procédé louche employé par ces deux profiteurs anglais. En effet, que lui importait, à lui, que les Boers ou les Anglais sortissent victorieux de cette lutte de trois ans, pourvu qu’il y trouvât son profit ? Que lui importait que la puissante Albion, alors au faîte de sa grandeur, subît un échec aux mains de ce petit peuple de fermiers mal armé et qui ne pouvait compter que sur le secours du dehors pour soutenir la lutte ? Le rôle joué par les deux Anglais n’était pas aussi facilement excusable. Il y a donc toujours eu des profiteurs de guerre prêts à pactiser avec l’ennemi ! Peut-être, me dis-je, ai-je rencontré de ces projectiles fabriqués avec du nickel canadien, qui ont tué plus d’un de mes compagnons et, peut-être, de mes compatriotes. Malgré tout, je ne pouvais en vouloir à ce bon M. Latour, en face de son inconscience et de son évidente bonne foi.

Côte à côte, nous nous éloignâmes pour continuer notre marche sur la falaise. Mon compagnon, peu habitué à se tenir si longtemps debout, se déclara bientôt fatigué et m’invita à rentrer. Nous trouvâmes M. Dufour assoupi dans un grand fauteuil, son énorme cigare pendant hors de sa bouche et la cendre répandue sur son habit.

La fraîcheur presque incommodante des soirées d’été ne laissait pas grands loisirs à ces citadins en villégiature de respirer le bon air du soir. Eux qui avaient fui avec joie l’asphalte brûlant de la ville tombaient presque immédiatement dans une atmosphère un peu trop froide, qui les privait de ces promenades au grand air si salutaires aux poumons comprimés tout le jour sous la chaleur suffocante de la chaussée ou du bureau.

Le nord-est poussa un à un les villégiateurs à l’intérieur de la Bastille.

Quatre dames étaient attablées pour une partie de bridge, parmi lesquelles je reconnus la dame au « toutou ».

— Je l’ai couché de bonne heure, dit-elle à sa partenaire, pendant qu’une troisième mêlait les cartes.

— Coupez, Madame ! dit la « mêleuse ». Ne perdons pas de temps ! Au bridge, on ne parle pas ! continua-t-elle impérieusement.

— Pardon ! répondit ironiquement la dame au « toutou ».

— Deux cœurs !

— Deux piques !

— Trois cœurs !

— Trois sans atout ! dit la « mêleuse », toute rouge.

— C’est ma femme, me dit M. Latour. Une « bridgeuse » pas ordinaire ! Elle a soupé chez une amie… C’est sa place que vous occupiez à table… à ma table !

— Trop d’honneur ! Ne les dérangeons pas ! Madame vient de dire qu’on ne parle pas en jouant au bridge.

— Alors, attendons à l’autre « brasse ».

— Manche ! cria Mme Latour. Tiens ! tu es là ! dit-elle à son mari.

— Oui !… Oui !… Je te regardais jouer. Tiens ! je te présente Monsieur Reillal, un homme très intéressant ! Il m’a dit mon âge, ma pesanteur et même l’âge de ma fortune, pardon ! de notre fortune, car je n’oublie pas que tu partages tout ce que je possède. Si tu veux faire tirer ton horoscope, c’est le temps !

— Silence ! dit la quatrième joueuse, en regardant Mme Latour.

— Peut-être que nous dérangeons ces dames, dis-je à M. Latour.

— Oui… Oui… Quand ma femme joue au bridge, c’est une vraie lionne !

— Et… en dehors du bridge ?

— Un ange ! Monsieur,… un ange ! Je ne vous offre pas de cigare, vous n’en fumez pas. Accepteriez-vous un petit verre de scotch ?

— Je regrette, mais je n’ai pas l’habitude…

— Du champagne peut-être ?

— Je ne dis pas non ; j’aime le bon vin.

— Alors, vous aimerez le mien. Il ne faut pas que ma femme me voie ; elle n’aime pas ça.

— Vous voulez dire votre ange ?

— J’ai peut-être exagéré ! Elle ne m’entend plus, alors… Les femmes, il faut toujours leur faire des compliments !

Je bus une coupe de champagne à la santé de M. Latour et me retirai dans ma chambre.