Allie/07

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L’action paroissiale (p. 39-46).
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V


Rien ne bougeait dans la Bastille. Quand je tournai la grosse clef d’acier dans la serrure, elle me sembla faire un bruit infernal. Je m’élançai dans la rue et m’arrêtai un instant devant la vieille église. Je vis le bedeau qui en sortait et avait laissé la porte entr’ouverte. J’entrai, un peu craintif. J’avais peur d’y trouver des changements malheureux ! Non, heureusement, rien n’était changé dans le vieux sanctuaire historique. Le banc des seigneurs de Gaspé était encore là, quoique depuis longtemps inoccupé, la famille s’étant dispersée après l’incendie du dernier manoir seigneurial. Le curé avait voulu respecter le souvenir de cette famille illustre, dernier vestige de la noblesse française restée au pays après la conquête. Sur le maître autel, comme sur les autels latéraux, c’étaient les mêmes chandeliers en bois sculpté. Et c’était le même Dieu, dans le même tabernacle, que lorsque, petit garçon, je servais la messe des bons curés, dont l’un déjà n’était plus de ce monde. Je m’agenouillai sur un des prie-Dieu, près de la balustrade.

— Tiens ! me dis-je, c’est pour un mariage !

En effet, l’apparat déployé m’indiquait qu’un mariage devait se célébrer ce matin-là. C’étaient les mêmes tapis, les mêmes fauteuils de velours qu’autrefois. Jusqu’aux fleurs artificielles, cependant vieillies, qui étaient les mêmes !

Tout n’était donc pas changé et modernisé à Port-Joli ! Quels souvenirs et quelles émotions m’étreignirent quand, après une prière fervente quoique distraite, je sortis de la vieille église de mon enfance.

— Je viendrai à la messe basse, me dis-je.

Je continuai ma marche vers le quai. En passant près du vieux cimetière, le souvenir de mes parents qui y reposaient me hanta. Où trouver le lieu de leur sépulture, dans ce dédale de fosses communes où ils devaient être enterrés ? Je dus me contenter de m’agenouiller devant le calvaire, pour réciter un De profundis à leur intention, et je continuai mon chemin vers le quai, que je me mis à arpenter de long en large. Tout à coup, j’aperçus, sur la grève, la mince silhouette d’une femme habillée de noir, qui semblait s’y promener. Elle s’arrêtait de temps en temps, regardait dans toutes les directions, se baissait pour ramasser quelque chose qu’elle examinait et qu’elle rejetait nonchalamment ou plaçait dans un panier. Je m’arrêtai, car cela m’amusait de la regarder faire. S’étant aperçue que je l’observais, elle tourna la tête et s’éloigna.

— C’est sans doute une étrangère, me dis-je. Les femmes de Port-Joli ne vont pas de si bon matin cueillir des coquilles !

Je m’assis sur un des poteaux d’amarrage et fis semblant de ne plus l’observer. Je vis qu’elle portait un élégant costume noir et que sa jupe retombait sur ses mollets, contrairement à la mode écourtée du temps, alors que la jupe élégante faillit disparaître dans une marée montante qui, pendant un certain temps, entraîna avec elle l’élégance féminine. Un chapeau, noir également, complétait sa toilette.

Il lui fallait passer par le quai pour regagner le village. Je décidai de l’attendre. Était-ce une curiosité instinctive qui m’incitait à l’épier d’une manière si indiscrète ? Je n’avais pourtant pas l’habitude de reluquer les femmes ; mais celle-ci, sans que je m’en rendisse compte, m’attirait d’une manière irrésistible. Son pas alerte, son port haut, sa démarche digne, son vêtement si convenable causèrent en moi une émotion étrange. Pour en avoir le cœur net, je voulus la voir de près et je me postai en face du sentier où elle devait nécessairement passer pour atteindre le quai. En me voyant installé là, elle sembla hésiter un moment et fit un pas en arrière. Avait-elle peur ? Je me sentis un peu gêné de mon attitude peu galante en face d’une femme seule. Comme elle approchait de moi, je me détournai, faisant mine de ne pas la voir.

Me reconnut-elle la première ?… Quand je me retournai, nous étions face à face.

— Allie ! m’écriai-je.

— Olivier, je crois, me répondit-elle de sa voix d’or qui n’avait pas changé, et sans laisser percer la moindre émotion.

Je saisis ses deux mains dans une étreinte folle et répétai : Allie !

— Vous me faites mal, Olivier, me dit-elle doucement, tout en essayant de retirer ses mains de mon étreinte.

Le son de cette voix caressante, que je n’avais pas entendue depuis vingt ans, me désarma et je laissai tomber ses mains. Elle les frotta l’une après l’autre, comme pour calmer une douleur passagère.

— Je vous demande pardon de cette intempestive ardeur, Allie ; mais, dans la surprise et la joie de vous revoir, je me suis oublié.

— Je vous comprends, Olivier, me répondit-elle avec le même calme et en baissant les yeux.

Ah ! les beaux yeux d’Allie n’avaient pas changé. Ils avaient conservé leur candeur de jadis et leurs quarante ans n’avaient pas altéré l’éclat de leurs prunelles.

— Ce n’est pas vous offenser, j’espère, Allie, de vous dire que vous avez conservé toute votre beauté ? Quelle fraîcheur de teint !

— Une femme ne refuse jamais un compliment… quand il est sincère… et fait sans arrière-pensée.

— Vous me connaissez trop bien, Allie, pour croire à des intentions louches de ma part.

— En effet, Olivier. Mais j’ai beaucoup vécu maintenant ! Les hommes changent, parfois.

— Et les femmes oublient si vite !

Allie me regarda d’un air étrange, qui avait l’air de me supplier de ne pas continuer sur ce sujet. Je détournai la conversation.

— Je croyais que vous aviez quitté Port-Joli, Allie ?

— En effet, j’habite Montréal. C’est la première fois que je reviens à Port-Joli pour y séjourner, depuis la mort de M. Montreuil.

— Depuis quand es-tu veuve ? Tu permets le tutoiement ?

— Volontiers ! Depuis dix ans.

— J’ai peut-être l’air de te questionner indiscrètement, mais, dis-moi, de quelle maladie est mort ton mari ?

Un nuage sombre passa dans ses grands yeux noirs. Une larme discrète vint trahir son émotion. J’aurais voulu capter cette larme ronde et cristalline qui coula sur sa joue, pour la disséquer, l’analyser. Mais elle l’essuya du coin de son mouchoir de dentelle fine.

— Où habites-tu, à Port-Joli ?

— J’ai loué, pour les vacances, la maison paternelle. Tu viendras m’y voir, Olivier. L’endroit où nous sommes n’est guère convenable pour nous. D’ailleurs, je me sens fatiguée. La surprise… l’émotion…

— En te voyant tout habillée de noir, je me suis demandé de qui tu étais en deuil.

— De maman. Ne savais-tu pas ?

— J’arrive à peine. Je suis débarqué du bateau hier matin, à Québec, et je suis à Port-Joli depuis quatre heures hier après-midi. Je n’ai rencontré que des étrangers depuis mon arrivée. Est-il trop tard pour t’offrir mes sympathies ? Tu sais en quelle estime je tenais ta mère ! Comment se fait-il que les journaux n’aient pas annoncé sa mort ?

— Maman a toujours vécu si effacée que c’était son désir le plus sincère de disparaître ainsi, sans bruit, sans publicité. Les morts sont si vite oubliés que ta sympathie tardive me donne presque l’illusion que sa mort ne date que d’hier.

— Et tu habites seule sa maison ?

— Avec mes enfants. Si tu viens m’y voir, tu trouveras les choses comme autrefois. La vieille horloge, qu’on a baptisée aujourd’hui du nom d’horloge « grand-père », et que dans notre temps nous appelions tout simplement l’horloge, est restée dans le même coin. La corbeille de maman est toujours à la même place, à côté du secrétaire de papa. De son vivant, elle travaillait toujours près de lui, pendant qu’il dépouillait son courrier ou écrivait ses lettres ; après sa mort, elle a continué à travailler sous son ombre. De temps en temps, elle levait la vue sur sa photographie, puis elle se remettait à coudre ou à tricoter, la figure songeuse, comme si elle avait échangé avec lui des pensées muettes. Comme ils s’aimaient ces bons vieux ! Maman, de douze ans plus jeune que papa, lui a survécu un nombre égal d’années. Elle est restée fidèle à son souvenir. Cette union, consommée dans l’amour le plus sincère, s’est maintenue par l’amour. Quand on aime le jour de son mariage, on aime pour la vie.

Elle me dit ces paroles, comme j’allais la quitter, en face de sa maison paternelle, près du seuil qu’elle allait franchir.

Un nuage, semblable à celui que j’avais vu passer dans ses yeux quelques instants auparavant, assombrit de nouveau son visage. Ses yeux, cependant, restèrent secs.

Que n’aurais-je pas donné pour scruter le fond de cette âme torturée par quelque secret douloureux ! Si les yeux sont le reflet de l’âme, l’âme d’Allie avait beaucoup souffert, car son regard exprimait une douleur profonde. Cette expression était-elle celle d’un bonheur trouvé et perdu ou bien était-elle le désir avide d’un bonheur auquel elle n’avait jamais goûté ? Comment aurais-je pu la questionner dans la rue ? Peut-être que, si elle eût, à ce moment, levé les yeux sur moi, elle eût saisi dans les miens des sentiments identiques !

— Viens à trois heures, me dit-elle en me tendant la main.

— Pourquoi pas à deux heures ? L’après-midi sera plus longue.

— Soit. Je t’attendrai à deux heures.