Allie/12

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L’action paroissiale (p. 60-68).
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X


Au moment même où je posais la main sur le vieux marteau de bronze, pour frapper, j’entendis la vieille horloge sonner le coup de deux heures. Malgré ma hâte de revoir Allie, j’attendis qu’elle eût fini de faire entendre toutes les variations de son air musical. Presque tremblant, je soulevai et laissai retomber le marteau. Toc ! Toc ! Au deuxième coup, j’entendis un bruit de pas à l’intérieur, suivi du grincement de la grosse clef dans la serrure.

Le cœur me battait à tout rompre. Je crus, un moment, au battement de mes tempes, qu’elles allaient éclater. Enfin, après un moment d’émotion intense, Allie ouvrit elle-même la porte.

— On voit que vous avez été militaire !

— L’exactitude est la politesse des rois ; et, comme la démocratie les détrône, il faut bien les remplacer ! Mais, dis donc, Allie, on ferme les portes à clef, maintenant, à Port-Joli ?

— Vous êtes le premier à franchir le seuil de ma maison, depuis ce matin. Étant un peu lasse, après la messe de sept heures, je me suis reposée. Les enfants étant à la campagne, chez leur tante, pour toute la journée, j’en ai profité. Pour plus de sûreté, j’ai tourné la clef dans la serrure.

— Dis donc tu, comme ce matin, Allie !

— Comme tu voudras ! répondit-elle, en esquissant un léger sourire.

— J’aurais bien aimé les connaître tes petits ! Te ressemblent-ils ?

— On dit que Marie est mon portrait ; Olive ressemble beaucoup à son père ; Jacques ne ressemble à personne de la famille.

— Pardonne-moi cette indiscrétion ; mais pourquoi la deuxième s’appelle-t-elle Olive ?

— Son père s’appelait aussi Olivier.

— Alors ?

— Quoi ?

— Rien… J’avais eu un moment de bonheur en pensant que, peut-être…

Elle fit dévier la conversation, sans doute pour ne pas s’engager dans le chemin des confidences.

— Trouves-tu la maison changée ?

— Non. Il me semble que c’est hier que je l’ai vue pour la dernière fois. Comme tu disais vrai, ce matin ! Rien, semble-t-il, n’a bougé : la vieille horloge est à la même place ; le secrétaire de ton père et la corbeille de ta mère aussi. Il me semble les voir encore tous les deux, ton père nous regardant par-dessus ses lorgnons, quand nous, devenions trop tapageurs, et ta mère toujours occupée à sa couture. Elle a beaucoup travaillé ta mère !

— Oui ; la profession de notaire, à la campagne, n’est pas très lucrative. Si la femme n’y met pas beaucoup du sien, les mioches ont parfois plus de trous que de pièces à leurs habits. Et nous étions douze à table !

— Que c’était beau les familles canadiennes d’autrefois ! Chez nous, nous étions treize enfants. J’étais le treizième.

— Tu n’es pas superstitieux ?

— Oui et non. Je me suis demandé, souvent, si ce n’était pas le numéro treize qui m’avait créé une destinée si différente des autres.

— Tu crois à la destinée ?

— Non,… mais il y a des choses difficiles à expliquer, et, alors, on s’en prend à la destinée. Tout en parlant de destinée, à laquelle je ne crois pas, puis-je faire le tour de la maison ?

— Volontiers, si cela te fait plaisir ! Tu trouveras peut-être un peu de désordre !… Je n’ai pas eu le temps de tout ranger ce matin.

— Tu es seule, sans servante ?

— Je ne m’en plains pas, je t’assure. Je ne suis pas restée riche à la mort de M. Montreuil.

— Tu as dit : M. Montreuil. Était-il de beaucoup plus âgé que toi, ton mari ?

— Pourquoi cette question ?

Elle parut très embarrassée et je m’excusai.

— Ce n’est rien, me dit-elle. Mais, tu m’as demandé de visiter la maison !

— Quelle distraction ! Je n’ai pourtant pas l’habitude d’être distrait. Allons ! je te suis. Tiens ! la vieille huche ! dis-je en soulevant le couvercle. Tu cuis ton pain ?

— Il le faut bien !

— Il me semble encore voir ta bonne mère en train de boulanger. Elle commençait toujours par un grand signe de croix, « afin de ne pas manquer sa cuite », disait-elle.

— Elle n’en a jamais manqué une !

— Dis-moi, faisait-elle encore de la bonne galette de sarrasin ?

— Je t’avoue franchement l’ignorer. Depuis mon mariage, je venais une fois par année, au jour de l’an. J’avais trois jours de congé et je retournais immédiatement à Montréal. M. Montreuil n’était pas prodigue de congés ; il me voulait constamment près de lui.

— C’est très flatteur pour toi !

— Je me soumettais volontiers à ce caprice.

Nous tenions cette conversation, pendant que nous visitions la vieille maison. Un parfum de galette de sarrasin avait comme flatté mon palais, lorsque j’avais soulevé le couvercle de la huche. Ah ! les souvenirs d’enfance ! Comme on les évoque peu souvent quand on s’éloigne de l’ambiance qui les fait renaître, et comme il est doux de se les rappeler, malgré leur insignifiance apparente !

— Si je n’étais seul avec toi, Allie, je te demanderais la permission de visiter les chambres.

— Alors, monte les voir seul. Je t’attendrai ici.

Je grimpai l’étroit escalier de bois qui conduit aux chambres à coucher. Je voulais surtout revoir celle où, souvent, durant mon enfance, Mme  Dupontier m’avait gardé à coucher. C’était celle d’Henri, le frère aîné d’Allie, située au nord-ouest, d’où nous pouvions contempler le fleuve, quand, par une nuit calme, la lune argentait sa surface grisâtre.

Là aussi, rien n’avait bougé, exception faite d’un pot à barbe, d’un rasoir et d’un blaireau, qui se trouvaient sur la toilette. Je n’allai pas plus loin, car cette chambre seule m’intéressait. Allie m’attendait au bas de l’escalier, que je descendis précipitamment. J’étais tellement heureux que mon bonheur devait se refléter sur ma figure.

— Tu as fait un bon voyage ? me dit-elle. On dirait que tu descends du paradis !

— En effet, je reviens de loin, bien que j’aie été peu de temps parti. La multitude des impressions qui m’assaillent depuis que je suis dans cette maison me reportent à vingt ans en arrière. Je n’ai trouvé qu’une seule chose nouvelle : le nécessaire à barbe d’Henri. De notre temps…

— Les chats l’avaient plus longue que vous ?

— J’allais le dire.

— À son départ de la maison, Henri s’était réservé sa chambre. Comme il venait souvent voir maman, pour n’avoir pas à traîner ces accessoires, il les laissait ici en permanence. Il n’a voulu rien changer, après sa mort, et la maison est restée fermée jusqu’à ces jours derniers, alors que je m’y suis installée pour l’été. Il m’a promis de venir samedi. Il sera si heureux de te revoir !

— À mon grand regret, je serai absent. Il faut que je sois à Montréal vendredi soir. Mes confrères en génie civil, des compagnons de classe, m’offrent un banquet, à l’occasion de mon retour au pays. Sans cet engagement, je ne m’arracherais pas à la perspective d’un tel bonheur. Je verrai Henri en passant à Québec. Ne l’avertis pas. Je tiens à lui causer une surprise.

— Si sa surprise est aussi grande que la mienne !

— Puisque nous courons de surprise en surprise, dis-moi la vérité, Allie. Tout à l’heure, en soulevant le couvercle de la huche, je t’ai demandé, tout bonnement, sans réflexion : Cuis-tu ton pain ? Tu m’as répondu évasivement ; mais, comme autrefois, tes yeux t’ont trahi. Tu es dans la gêne, Allie ?

Je n’avais pas tenu compte de sa fierté en lui posant cette question. Je vis passer dans ses yeux si expressifs une angoisse qui confirma mes doutes. Toutefois, elle ne me répondit pas et elle détourna la conversation.

— C’était charmant le mariage de ce matin ! me dit-elle. Quelle belle température il faisait ! On dit que c’est d’heureux présage… Il pleuvait à verse le jour de mon mariage, et les cœurs n’étaient pas gais ni inondés, comme aujourd’hui, par les chauds rayons du soleil de juillet. Je me suis mariée en octobre, à la chute des feuilles. Tout était lourd. Je t’avoue n’avoir pas eu la souplesse de la petite « habitante » de ce matin. Peut-être aussi son cœur était-il plus léger que le mien, en ce jour où s’ouvraient pourtant pour moi les portes de l’aisance et des honneurs. Mais, malgré moi, j’avais l’impression qu’en se refermant les portes de notre vieille église se refermaient aussi sur un passé que je ne reverrais plus.

— Tiens ! dis-je comme diversion, si nous allions aux noces, ce soir ! Cette réunion joyeuse chasserait les idées noires ! Tu sais que le marié nous a tous invités !

— Je regrette beaucoup, Olivier, mais je préfère ne pas sortir. J’ai mené une vie si retirée depuis dix ans, que tant de bruit me ferait mal.

— À bien y réfléchir, je ne dois pas y aller non plus. Ma situation irrégulière est un obstacle auquel je n’avais pas songé, dans mon enthousiasme du retour au pays.

Le temps avait coulé rapidement depuis que j’avais mis le pied dans la maison des Dupontier. La vieille horloge me rappela qu’il était déjà cinq heures : elle était restée fidèle à annoncer l’heure de l’arrivée comme celle du départ. J’en fis la remarque à Allie.

Tu as manifesté le désir de connaître ma petite famille ! Les enfants sont maintenant de retour et je vais aller les chercher.

Elle disparut un moment et je l’entendis faire des recommandations à mi-voix. Elle reparut bientôt, accompagnée de ses trois enfants.

– Voici Marie, l’aînée ; Olive, la cadette ; Jacques, mon seul fils. Un ami d’enfance de maman, Monsieur Reillal… Allez donner la main à Monsieur !

Je profitai de ce geste pour glisser dans la main de chacun une grosse pièce d’or, en leur recommandant de garder le silence sur ce don. Ils me firent un gracieux salut, puis ils sortirent de la pièce.

— Tu as une belle petite famille, Allie ! lui dis-je. Ajouter qu’ils sont bien élevés serait du superflu. Je suppose qu’ils tiennent de race ? Je te quitte, Allie. Il est déjà cinq heures et, pourtant, je ne t’ai pas dit la centième partie de ce que j’avais à te dire.

— Alors, reviens ce soir. Je suis libre ; à peine sait-on que je suis ici.

— J’allais m’inviter moi-même, comme autrefois ; mais je te remercie d’avoir devancé mon désir. À quelle heure te conviendrait-il de me recevoir ?

— À sept heures et demie. Cela te va ?

— À ton bon plaisir ! Je n’ai pas encore eu le temps de visiter la maison paternelle. Une visite superficielle, ce matin, ne m’a pas laissé une très bonne impression. J’y retournerai tout à l’heure.

— Tu seras certainement désappointé. Il ne reste plus à l’intérieur aucun vestige du passé. Des gens très vulgaires habitent votre ancienne demeure et l’ont toute transformée.

— Alors, je n’irai pas. À ce soir, Allie !