Allie/15

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L’action paroissiale (p. 88-92).
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XIII


Je sortis précipitamment de la vieille maison où venaient d’être remués tant de souvenirs. Je consultai ma montre : elle marquait onze heures, et une obscurité complète régnait à la Bastille quand j’y arrivai. La porte était close. Je pressai le bouton électrique et bientôt j’entendis les pas du propriétaire qui venait m’ouvrir.

— Je vous croyais rentré, Monsieur Reillal ! Ma femme m’avait dit que vous étiez dans votre chambre. Sans cela, j’aurais laissé la porte ouverte.

— J’aurais dû vous prévenir !

— Je ne dis pas ça. Mais, voyez-vous, ici, c’est pas comme dans les villes, où il y a un personnel qui veille toute la nuit ! C’est moi qui dois m’occuper de tout ; mais, comme on ne gagne pas sa vie à ne rien faire, on ne se fait pas prier ! On est à votre service ! Êtes-vous toujours décidé de partir demain matin ?

— Oui, mais je garde ma chambre. Je serai de retour samedi.

— À la bonne heure ! Cette chambre, qui était toujours vide à cause du soleil levant, va désormais contribuer pour sa part de revenus. Voulez-vous que je prévienne un « charretier » de venir vous chercher ?

— Oui, prévenez le grand Sansfaçon.

Comme je n’étais pas disposé à causer toute la nuit avec M. Bélanger, je me retirai dans ma chambre. J’eus toutes les peines du monde à me déshabiller, tant l’émotion de mon entrevue avec Allie m’avait bouleversé. Je déboutonnais mon veston pour le reboutonner aussitôt, ou bien je boutonnais mon veston avec mon gilet. Je finis par me demander si je n’étais pas fou. Enfin, après avoir tâtonné une couple d’heures, je fis un suprême effort de volonté et me mis au lit. Mais le sommeil ne venait pas. J’allais pourtant fermer les yeux, lorsque j’aperçus le soleil qui, timidement, montrait un mince croissant au-dessus des montagnes. Vu à travers la tête des arbres, il apparaissait comme une crête de coq. Drôle de coïncidence, au même moment j’entendis le cocorico du gallinacé qui, ayant oublié de faire lever l’astre matinal, chantait à tue-tête. Il voulait sans doute éblouir ses poules qui s’étaient levées avant lui et qui déjà picoraient, j’allais dire à belles dents, le plancher du poulailler.

Il me restait un peu de vin au fond d’une bouteille. Je me levai et j’en pris un bon verre. Puis, ayant baissé les stores, je m’étendis de nouveau sur mon lit.

Je dormais encore d’un profond sommeil, quand, vers les neuf heures, M. Bélanger vint frapper à ma porte. Je sautai en bas de mon lit et me donnai une bonne ablution d’eau froide. Je me rasai à la hâte et, à neuf heures et demie, j’étais prêt à partir.

— Je prendrai mon déjeuner sur le train, me dis-je. Ça passera le temps.

Sansfaçon m’attendait à la porte.

— C’est tout votre bagage, ça ? Vous en aviez plus que ça à votre arrivée !

— Que vous importe ! Filez ! Vous arrêterez à la banque, en passant.

Je mis précipitamment deux billets de mille dollars sous enveloppe et montai dans la calèche de Sansfaçon. Arrivé à la banque, je demandai le directeur, à qui je remis les deux billets.

— Veuillez compter et me donner un reçu. Vous porterez ce montant au crédit de Mme Olivier Montreuil qui désire ouvrir un compte. Elle viendra elle-même chercher son carnet de banque et vous donner sa signature. Si vous aviez la bonté de la prévenir !… Je prends le train de dix heures quinze et je suis pressé.

Sans attendre de réponse, je sautai dans la voiture.

— Faites diligence, Sansfaçon !

— J’vous comprends pas ! Vraiment, vous parlez trop dans les « tarmes » !

— Dépêchez-vous !

— Y a du temps « en masse » ! Énervez-vous pas !… Si vous manquez votre train, j’vous chargerai rien !… On sera pas pires amis !

— Trêve de plaisanteries !

— Vous dites ?

— Je vous dis de me ficher la paix et de filer !

— Ah ! J’vous comprends. Marche la Grise ! Tiens ! V’là l’train ! Énervez-vous pas ! Y reste toujours cinq grosses minutes à la station.

— Et mon billet ?

— Vous avez le temps ! Marche donc, espèce de « picouille » ! Tiens ! nous y voilà ! J’vas faire signe au « conducteur », y m’connaît !

Je me précipitai au guichet, mais le préposé était aux bagages.

— Vous avez le temps ! me dit le chef du train. Nous sommes cinq minutes en avance.

Je respirai plus à mon aise. J’achetai mon billet et fis enregistrer mon excédent de bagage. Le train s’ébranla, cependant, comme je mettais le pied sur l’escalier du wagon.

— En voiture ! cria le chef du train.