Allie/18

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L’action paroissiale (p. 106-111).
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XVI


L’auto d’Henri nous attendait à la porte. Nous sautâmes dedans et en trois tours de volant nous étions en face de l’hôtel.

Quelle métamorphose ! Au lieu de la vieille bicoque d’autrefois, située en face du marché Jacques-Cartier, plus renommé par sa malpropreté que par la gloire de son patron, nous étions en face d’une hôtellerie moderne donnant sur un petit parc très propre. La statue de Jacques Cartier, qui se dresse au milieu, tourne le dos à l’hôtel. Mais ce n’est pas par dédain, c’est parce que le hardi marin regarde la mer, et, par delà la mer, la France.

Quoique amateur friand des vieilles choses, j’avoue que cette transformation n’eut pas l’heur de me déplaire. J’y voyais, en effet, une preuve que, lorsque les Canadiens-Français le veulent, ils peuvent, comme les autres races, faire quelque chose de beau. Il suffit d’un peu de travail, d’économie et d’esprit de suite.

Nous entrâmes dans l’hôtel, où l’on nous reçut avec une courtoisie toute française. Le dîner battait son plein dans une salle comble, où nous eûmes de la difficulté à trouver une table de deux couverts disponible. Je me hâtai de consulter le menu.

— Tu es content, n’est-ce pas ? me dit Henri.

— Non, mais j’avais hâte de lire un menu français.

— Je ne t’ai pas désappointé, hein, mon vieux ? C’est un peu pourquoi je t’ai proposé le Saint-Roch ! Je voulais te faire une agréable surprise.

— Tu badines, mon cher Henri ! Du français à Québec, tu appelles cela une surprise ? Tu me fais rire ! Tout de même, c’est le premier menu français que je consulte, depuis que j’ai quitté Port-Joli, il y a trois jours. On se croirait dans un pays anglais, au milieu duquel se trouverait cette oasis : l’hôtel Saint-Roch.

— Et au banquet de l’hôtel du Plateau ?

— Tu le croiras si tu veux, mais on avait oublié le français sur le menu.

— De vieilles habitudes ! Je crains fort qu’avec tout cela nous ne soyons en train de nous défranciser !

— De vous défranciser ?

— Oui, j’ai bien dit : de nous défranciser Ainsi, il a fallu une loi spéciale, la loi Lavergne pour obtenir du français sur les billets de chemins de fer et de tramways. Un mot de français, un seul : « Postes », sur les timbres-postes a créé toute une commotion au pays.

— La raison en est bien simple, Henri, il est plus difficile de reprendre le terrain perdu que de garder les positions conquises. Si ces choses avaient été accomplies la première année de la Confédération, personne n’y aurait pris garde. Lors de la confédération des colonies sud-africaines, les deux langues furent déclarées obligatoires sur toutes les formules officielles. Et gare au fonctionnaire qui l’oublierait !

— Ça viendra au Canada, je suppose !

— Ça viendra, si vous le voulez. Mais faut que vous le vouliez et que vous le vouliez résolument ! Je suppose que d’aucuns blâment l’élément anglais pour cet état de chose : Rassure-toi, mon vieux. L’Anglais ne court pas au-devant de vous pour vous offrir des faveurs, mais faites valoir vos droits, et sachez le faire avec fermeté, et je vous garantis que dans dix ans, vous aurez du français partout Et aucun Anglais ne s’en offusquera plus. Se scandalisent-ils des armoiries royales : « Dieu et mon droit », et « Honi soit qui mal y pense » ? De plus, combien d’Anglais songent à s’offusquer du latin qui apparaît sur les pièces de monnaie ?

— Tu as bien raison ! mais il s’agit de déclencher le mouvement ! Tu connais l’apathie des nôtres ! Eh bien, il se trouvera quelque vieille barbe parmi nous pour crier à l’intolérance !

– Il n’y a qu’une chose à faire : ne pas vous occuper d’eux ! Allez toujours de l’avant ! Ceux qui seront trop lâches pour suivre, laissez-les croupir où ils sont. Ils ne méritent pas qu’on s’occupe d’eux. Sais-tu ce que je pense, Henri ?

— Non, dis !

— Eh bien, je pense que c’est la femme, et la femme de la campagne, qui sauvera la race !

— Ah ! tu y vas !

— N’est-ce pas une femme qui, un jour, sauva la France, quand tous les hommes disaient : à quoi bon ? La démocratie mourante a mis entre les mains de la femme une arme puissante : le vote. Pourquoi ne s’en servirait-elle pas ?

— Tu mets entre parenthèses une idée à laquelle je n’avais jamais pensé.

– Penses-y et tu m’approuveras. Mais, en attendant, parlons d’autres choses. Je faisais allusion à Allie tout à l’heure. J’ai hâte de la revoir, cette chère Allie. Je ne l’ai vue qu’une petite après-midi et une courte soirée ; et, pourtant, j’ai tant de choses à lui dire. Tu reviens demain de Port-Joli ?

— Oui, si tu tiens à te débarrasser si tôt de moi !

— Tu es toujours le même, Henri !

— Je n’ai pas vu Allie depuis un an et elle aura sans doute beaucoup de choses à me dire. Si tu venais dîner avec moi, sans cérémonie, chez elle ?

— Non. Il faudrait d’abord qu’elle m’invite elle-même. Elle vient à peine de s’installer. Cela pourrait la déranger. J’irai te rejoindre vers trois heures, demain après-midi. Tu vas à la messe basse ?

— Non. Il y a si longtemps que je ne suis pas allé à Port-Joli que j’irai à la grand’messe. J’y verrai de vieilles figures connues et j’y entendrai peut-être la voix fêlée de Félix Grandbois, qui chante le Kyrie comme un coq qui rate son cocorico.

— Alors, si je puis me trouver une place de banc, j’y serai moi aussi. Il y a vingt ans que je n’ai pas entendu un sermon en français.

— Tu allais à l’église, là-bas ?

— Certainement. Mais tout se fait en anglais, car les catholiques sont tous, ou à peu près, d’origine irlandaise.

— Alors, c’est entendu. Si personne ne nous offre une place de banc, nous ferons comme le publicain !

Nous n’avions pas perdu de temps au cours de ce dîner intime ! Deux vieux amis, presque deux frères, ont bien des choses à se dire lorsqu’ils ont été vingt ans sans se voir ! Je soldai la note, malgré les protestations d’Henri, et nous nous mîmes en route vers Port-Joli.