Allie/21

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L’action paroissiale (p. 138-149).
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XIX


Allie m’avait interrompu un moment, pour répondre à une question de Jacques, qui avait écouté attentivement le récit de mes aventures.

— Marie et Olive demandent si elles peuvent venir écouter le récit de M. Reillal ?

Allie me regarda d’un air presque suppliant.

— Certainement, dis-je, si cela les intéresse.

— Vous avez fini votre petit ménage ? dit Allie aux deux petites filles.

— Oui, maman, répondirent-elles ensemble.

— Alors, venez. Je te demande pardon, Olivier, de l’interruption de Jacques.

— Ce n’est rien, Allie. Je continue. Tout a une fin ici-bas, les bonnes comme les mauvaises choses. Je crois même que les choses agréables durent encore moins longtemps que les autres. C’est peut-être que, se sentant trop recherchées, elles se lassent et s’enfuient. Toujours est-il qu’après mon congé je dus retourner sur le front.

La guerre entrait dans une nouvelle phase. Aux batailles rangées succédèrent les combats d’embuscade, sous la direction des généraux boers de La Rey, Botha et Dewet. Une fois le siège de Ladysmith et celui de Kimberley levés, l’utilité des grosses pièces d’artillerie devenait presque nulle. Les mitrailleuses et les pom-poms devinrent les favoris. La charrette à deux roues fut adoptée comme moyen de transport par les Boers, qui pouvaient ainsi se déplacer avec une rapidité foudroyante.

Je t’ai tenue au courant assez fidèlement, je crois, des combats auxquels j’ai pris part, pour qu’il ne soit pas nécessaire de t’en faire à nouveau le récit détaillé. Je noterai cependant que nos moyens de transport, que les officiers supésieurs hésitaient à remplacer par d’autres plus en conformité avec les circonstances nouvelles, nous mettaient dans un état notable d’infériorité. L’ennemi campait souvent à un mille ou deux de nous et décampait avant le lever du soleil, de sorte que nous courions souvent comme après des fantômes. Le général Dewet, de célèbre mémoire, nous donnait plus de difficulté que les autres. On dit que c’est lui qui organisa le nouveau mode de transport, jusque-là inconnu des guerriers, dont j’ai parlé tout à l’heure.

C’est alors que le haut commandement de l’armée anglaise et coloniale fut confié à lord Roberts, généralissime des armées anglaises, avec lord Kitchener comme conseil.

Du côté de l’ennemi, un colonel français, de Villebois-Mareuil, pris de sympathie pour le petit peuple boer aux prises avec l’ogre anglais, avait généreusement offert ses services aux deux républiques sœurs. Les généraux boers, tout en acceptant ses services, le regardaient, dit-on, d’un œil plutôt défiant. Ils ne pouvaient sans doute s’expliquer pourquoi un étranger sacrifiait ainsi, par pure sympathie, son temps et peut-être sa vie[1] au service d’une cause qui aurait dû le laisser indifférent. De quel droit ce nouveau La Fayette, transplanté sur le velt africain, se permettait-il de donner des conseils aux vieux généraux boers ? L’âme boer, même après le voyage du président Krüger à Paris, ne pouvait saisir l’élan de générosité de ces fils de la France toujours prêts à voler au secours des faibles. Ils avaient pourtant ajouté foi aux promesses d’aide du kayser, promesses qui s’étaient envolées comme plumes au vent !

Notre corps de génie s’éveilla donc, un beau matin, le nez sous les baïonnettes françaises, nos sentinelles ayant été surprises et faites prisonnières avant nous. Pris à l’improviste et désarmés, nous n’avions qu’à lever les mains et à nous rendre.

Personne n’est maître de ses impressions, et je ne le fus pas des miennes au moment où j’allai déposer mon épée. Aurais-je voulu l’être que je ne l’aurais pu ! Devant l’uniforme français bleu horizon, en voyant la figure ouverte, l’air martial et hautain du jeune colonel, j’eus presque envie de crier : Vive la France ! Je le dis en d’autres termes.

— Je suis heureux, général[2], qu’ayant à rendre mon épée, ce soit à la France que je la rende !

— Comment ? Vous, un Français, sous l’uniforme de notre éternel ennemi ? Avez-vous oublié Fachoda ?

— Je vous demande pardon, mon général, je suis Canadien et, par conséquent, sujet britannique.

— Et comment se fait-il, dit-il plus aimablement, que, sujet anglais, officier de l’armée anglaise, vous soyez resté français ?

— C’est que bon sang ne peut mentir, mon général. Avez-vous oublié que nous sommes les descendants des preux qui défendirent si vaillamment leur petit pays naissant, en 1760, et qui versèrent si généreusement leur sang pour le conserver à la France ?

— Tout de même, je m’explique très mal votre présence ici !

— Qu’importe, puisque c’est à la France que je me rends !

Le général daigna sourire. Je profitai de sa bonne humeur pour le prier de me relâcher sur parole, ce qui me fut accordé, à condition que je quitte le théâtre de la guerre et me réfugie en pays neutre. On accorda la même faveur à un Irlandais du nom de Ryan. Je serrai la main du colonel et partis.

Nous décidâmes, mon compagnon et moi, de visiter le pays des Zoulous, tribu nègre qui avait été souvent aux prises avec les Boers et qui était plutôt sympathique aux Anglais, un grand nombre d’entre eux étant affectés aux transports.

Les frontières n’étaient pas gardées, et nous pénétrâmes facilement jusqu’à l’intérieur du pays, munis tous les deux d’un fusil de chasse qu’on nous avait permis d’emporter pour nous défendre contre les bêtes sauvages que nous pourrions rencontrer dans la brousse.

Libres comme l’oiseau dans l’air, sac au dos, le fusil en bandoulière, munis d’eau potable pour une semaine et de biscuits hard tac en quantité, nous nous engageâmes, le cœur gai, dans ces régions mystérieuses où l’homme blanc ne pénètre que très rarement.

Nous cheminâmes toute une journée, par une chaleur atroce. Pour l’homme blanc, l’Européen, la brousse est une espèce d’enfer chauffé à blanc. Pas la moindre petite brise n’y vient rafraîchir l’atmosphère. De temps à autre nous entendions un bruissement de feuilles et la crainte s’emparait de nous. Le plus souvent, ce n’était qu’un oiseau qui prenait son vol à notre approche. Parfois un grondement sourd nous donnait le frisson, tandis que le moindre craquement de branche nous portait instinctivement à épauler notre fusil.

Il n’y a pas de crépuscule sur cette terre africaine. Le jour brillant cède la place à la nuit sombre sans transition. Seul le soleil qui baisse à l’horizon nous avertit de l’arrivée des ténèbres.

Le premier soir de notre incursion, alors que nous cherchions une grotte pour nous réfugier durant la nuit et que le soleil déclinait rapidement, nous entendîmes soudain un bruit confus de lamentations qui semblait produit par une voix humaine. Nous prêtâmes l’oreille, pour nous assurer de quelle direction venait ce bruit, tandis que j’ajustais ma lunette pour scruter les alentours.

Look ! Look ! me dit Ryan, qui avait saisi à l’œil nu une scène horrible. Un noir était aux prises avec un tigre. Un autre nègre, gisant à quelques pas du premier, donnait encore quelques signes de vie. Quoique blessé et les yeux égarés par la douleur, le tigre, qui venait de remporter une première victoire, essayait de faire une nouvelle victime. J’épaulai mon fusil et tirai. La tête transpercée d’une balle, le fauve s’écrasa tout d’une pièce. Le nègre, tout hébété, se retira des griffes mortelles de son adversaire terrassé. Nous courûmes vers lui et nous constatâmes que tout son corps était couvert de blessures profondes. Nous pansâmes ses plaies et lui donnâmes tous les soins que requérait son état.

Je n’oublierai jamais de ma vie l’expression de gratitude qui se refléta dans les yeux de ce pauvre inconnu que le hasard de notre présence avait sauvé de la mort.

Nous nous occupâmes alors de son compagnon, mais, malgré tous nos efforts pour le ranimer, il expira quelques instants plus tard. Le tigre lui avait broyé le cœur et il ne coulait plus que du sang rose de ses plaies béantes.

Notre rescapé parlait apparemment très bien le hollandais, mais il ne faisait que baragouiner quelques mots d’anglais. Après s’être confondu en gestes de remerciements, il nous fit comprendre le danger qu’il y avait pour nous de coucher à la belle étoile. Il nous prit par la main et nous fit signe de le suivre. La nuit tombait et ce fut bientôt l’obscurité complète. Notre nègre se confondait avec les ténèbres. Nous le suivîmes de confiance et, une heure plus tard, nous arrivions enfin à une grotte, qui nous offrait une protection naturelle contre les bêtes féroces. Je frottai une allumette, pour examiner notre gîte. Une mousse épaisse servait de plancher. Le noir nous fit comprendre que cela nous ferait un bon lit confortable et que nous pouvions dormir tranquilles, car notre retraite était sûre. De plus, il s’installa pour monter la garde.

Bientôt, Ryan se mit à ronfler comme un tuyau d’orgue. Je ne tardai pas à l’aller rejoindre au pays des rêves. Le lendemain matin, nous nous levâmes de bonne heure. Avant de nous remettre en marche, nous invitâmes notre hôte à déjeuner avec nous, ce qu’il accepta de bon cœur.

— Cherchez-vous des diamants ? questionna-t-il dans son anglais baroque.

— Oui, répondis-je à tout hasard.

— Je vous dois la vie, continua-t-il dans son baragouin. Pour vous prouver ma reconnaissance, je vais vous montrer un endroit où il y a assez de diamants pour charger vingt chameaux.

Une telle offre nous éblouit et nous nous gardâmes bien de la refuser. Notre homme nous fit comprendre que les nègres n’avaient pas le droit de posséder ni de négocier des diamants, et que ces lois s’étendaient non seulement aux républiques sud-africaines du Transvaal et de l’Orange, mais aussi aux colonies du Cap de Bonne-Espérance, du Natal et même du Mozambique.

Le jour suivant, il nous conduisit en face d’un amas de diamants bruts d’une valeur inestimable. Il nous fit signe que nous n’avions qu’à creuser le sol pour en trouver encore davantage ; et, nous exprimant de nouveau sa reconnaissance, il nous gratifia de son plus beau sourire, ce qui nous permit de voir deux rangées de belles dents blanches faisant contraste avec sa peau d’ébène et ses lèvres rouges. C’est ainsi, semblait-il dire, qu’un Zoulou récompense ses bienfaiteurs !

Il ne savait peut-être pas en face de quel problème il nous laissait, ou bien il le savait, et c’était là le motif de sa générosité. Si l’or a toujours eu pour effet de fasciner l’homme, le diamant l’attire peut-être encore davantage. En présence de cette richesse inattendue, nous étions sans parole et comme abasourdis. Nous ne pensions même pas de quelle manière nous pourrions l’utiliser ; nous nous contentions de la contempler et de l’admirer, semblables à ces enfants qui, venant de recevoir un jouet de grand prix qu’ils ont désiré longtemps, n’osent y toucher, de peur de le rendre moins attrayant.

La garde de notre trésor nous força à renoncer à notre projet de visiter la capitale du Zoulouland. Il s’agissait pour nous de trouver un moyen de transporter cet amas de diamants. Le problème était-il au-dessus de nos forces ? Le nègre avait-il deviné notre impasse et s’était-il moqué de nous ? Nous passions nos journées à supputer nos chances de succès, et nous nous couchions le soir avec l’espoir que la nuit nous apporterait la solution que nous n’avions pas réussi à trouver durant le jour. Quand nous réussissions à fermer les yeux, nous nous éveillions, le lendemain matin, en face du même insoluble problème. Drôle de situation ! Nous n’osions quitter notre trésor, de crainte de nous le faire voler, et nous étions dans l’impossibilité de l’emporter avec nous, car il aurait fallu le passer en contrebande aux frontières. Allions-nous faire comme l’avare et mourir de faim sur un amas de diamants ?

Quelle ne fut pas notre surprise, un beau matin, de voir notre nègre monté sur un zèbre et attendant notre réveil. Il nous invita de nouveau à le suivre. Désemparés comme nous l’étions, nous n’avions rien de mieux à faire que de nous confier à lui. Il nous apprit qu’il était un riche planteur de maïs et qu’il venait nous chercher pour que nous allions fêter avec lui son heureux retour dans sa famille. Connaissant sans doute la nature humaine et l’avidité des blancs pour les richesses, il avait deviné que nous ne nous étions pas éloignés de notre trésor.

Nous partîmes à sa suite, Ryan et moi. Après deux heures de marche sur les montures qu’il avait mises à notre disposition, nous atteignîmes sa ferme. Toute sa famille nous attendait sur le seuil de sa demeure. Son épouse et ses enfants étaient vêtus tout de blanc.

Je fus tout étonné du savoir-vivre de cette famille nègre, dont l’éducation pouvait se comparer avantageusement avec celle de certaines des familles supercivilisées des États-Unis d’Amérique. Une chose certaine, c’est que l’esprit de famille y existait intégralement et que l’autorité y était respectée.

Après un succulent dîner à la mode africaine, le chef de la maison nous fit l’honneur d’un discours, auquel je ne compris rien. Je lui répondis, avec l’assurance qu’il n’était pas plus renseigné que moi sur l’échange de nos propos. Il nous invita ensuite à visiter sa ferme et, au cours de notre excursion, il nous offrit de mettre une caravane de vingt chameaux à notre disposition, pour transporter hors du territoire zoulouin ses diamants devenus les nôtres.

À ce moment de mon récit, on frappa à la porte.

  1. Il fut plus tard tué en action.
  2. Le colonel de Villebois-Mareuil avait le titre de général dans l’armée boer.