Allie/23

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L’action paroissiale (p. 152-159).
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XXI


Je pourrais intituler cette partie de mon récit : « Comment je devins laboureur. » En effet, ayant accepté l’offre de notre hôte, nos diamants furent transportés en terre portugaise, dans le Mozambique. Ayant trouvé un endroit propice pour enfouir notre trésor, nous résolûmes de le tenir caché jusqu’à la fin des hostilités. Je me mis alors au service d’un fermier portugais, pour quelque temps. Ryan fit de même.

Cette guerre, qui me semblait interminable, prit enfin une tournure définitive. Des pourparlers engagés entre les parties en cause aboutirent à un traité de paix, par lequel le brave petit peuple boer perdit son identité. C’est le sort réservé à tous les peuples faibles aux prises avec des nations de proie.

La paix signée, je laissai Ryan[1] en charge du trésor et, après m’être muni de passeports, je louai une place sur un convoi du Sud Africanche Sporoweg Machapin, chemin de fer qui relie Lorenzo Marquez à Capetown.

Ce n’est pas tout de posséder des diamants, il faut en disposer ! La perspective de crever de faim sur un amas de diamants ne me souriait guère ! J’entrepris donc le cœur gai ce voyage de mille cinq cents milles. J’allais revoir en temps de paix ce pays que j’avais vu bouleversé par la guerre. Trois mois à peine s’étaient écoulés depuis la cessation des hostilités et déjà le pays pacifié offrait un aspect tout différent. Pretoria, ancienne capitale du Transvaal, que j’avais vue dans tout le délabrement d’une ville fraîchement conquise, avait repris un train de vie ordinaire. Les maisons désertes étaient de nouveau habitées par leurs propriétaires, qui avaient tout quitté à l’approche de l’armée anglaise. La tristesse et la fatigue se reflétaient bien encore sur les figures de ces Bughers, improvisés soldats pour la défense de leur pays, mais ils étaient fiers de la lutte longue et héroïque qu’ils avaient soutenue et de n’avoir cédé que devant la force. Ils étaient sortis de la lutte avec la satisfaction d’avoir glorieusement combattu pour une juste cause !

Sur le quai de la gare, je reconnus le général Smutts, qui causait amicalement avec un colonel anglais. Quoique avec un fort accent hollandais, le général parlait l’anglais avec une volubilité qui me surprit. Par les bribes de conversation que je pus saisir, je compris que le général exprimait avec fermeté l’opinion que la paix ne serait durable qu’en autant que les clauses du traité de paix seraient intégralement respectées, particulièrement en ce qui touchait à la langue des habitants du nouvel État qui allait être constitué.

Le train se remit en marche après deux heures d’arrêt. Tout le long de cette voie ferrée où le canon avait si souvent tonné pendant ces trois années de guerre, régnait un silence de mort. C’était l’oubli, dans le silence, des innombrables soldats anglais et boers qui, ayant glorieusement sacrifié leur vie pour leur patrie respective, dormaient côte à côte leur dernier sommeil, les uns, loin des leurs, sur une terre étrangère, les autres, près de leurs foyers, peut-être, et non loin du lieu où ils avaient fait leurs derniers adieux à leurs épouses et à leurs enfants.

Le soleil levant nous salua à notre entrée en gare de De Aar, où le chemin de fer bifurque. Le train se remit bientôt en marche à travers cette campagne vallonneuse, jadis si fertile, dévastée par une guérilla de trois ans. Les cruautés d’une guerre sans merci, livrée par l’Angleterre, humiliée de la résistance opiniâtre d’un petit peuple de fermiers décidés à vendre chèrement leur peau, avaient laissé des traces profondes tout le long de la voie ferrée. Les maisons de ferme avaient toutes été incendiées, après que les femmes eurent été parquées dans les camps de concentration et que les troupeaux eurent été anéantis. C’était le no mand’s land africain !

Pour descendre du train, je décidai de revêtir mon costume militaire, sachant tout le prestige attaché à l’uniforme d’officier de l’armée anglaise. Puisque j’étais maintenant en territoire anglais, autant valait profiter des circonstances. Le train filait à une allure d’à peine vingt milles à l’heure, sur le narrow gage sud-africain, et Bloomfontein, ancienne capitale de l’État libre d’Orange, ne fut atteinte qu’à la tombée de la nuit. À travers la demi-obscurité, je pus apercevoir le cimetière militaire, champ immense de petites croix de bois, marquant l’emplacement où reposent des milliers de soldats morts de cette terrible fièvre entérite qui terrassa plus de soldats dans leurs lits d’hôpital que n’en couchèrent les balles boers. J’avais été témoin, lors d’un séjour à Bloomfontein, de ces funérailles en commun de quarante à cinquante morts qui, chaque jour, quittaient les hôpitaux militaires, sans les vider, car de nouveaux blessés venaient toujours les remplacer.

Le lendemain, nous nous éveillâmes au milieu du désert du Caroo et, dans l’après-midi, nous atteignîmes la crête des montagnes, du haut desquelles nous nous engouffrâmes dans une gorge que la nature avait découpée dans le roc. Le ruban d’acier épousait docilement les courbes gracieuses qui longeaient les précipices et s’accrochait solidement aux flancs d’un rocher abrupt. Les freins, continuellement appliqués, grinçaient avec une persévérance agaçante, qui enlevait un peu de charme à cette descente pittoresque.

Capetown, but de mon voyage, fut enfin atteinte, dans la soirée. Je sautai dans un pousse-pousse et me fis conduire à l’hôtel.

Quel contraste avec les activités guerrières qu’on y voyait deux ans auparavant. L’hôtel était presque désert. Seule l’odeur du curry and rice me rappelait mon passage à cette hôtellerie. Vraiment, je n’étais pas fâché de renouer connaissance avec ce plat, qui est un préservatif efficace contre la fièvre jaune.

Mais je n’avais pas de temps à perdre à faire des réflexions sur les plats et les odeurs de cuisine ; il s’agissait d’arranger mon affaire au plus tôt. Je m’adressai à une firme d’avocats, pour me renseigner sur les lois minières. Je compris immédiatement que j’étais à la merci du consortium des diamantaires. Après réflexion, je résolus de prendre le bœuf par les cornes et d’en finir au plus tôt. Je demandai une entrevue au président de la compagnie de diamants du Cap, ce que j’obtins assez facilement.

Mon récit l’intéressa immédiatement. Quand on parle de diamants à un diamantaire, c’est comme si on parlait de modes à une modiste. Il crut d’abord à de l’exagération de ma part ; mais, en face des précisions que j’apportais, il finit par m’accorder sa confiance. Il essaya bien, par toutes sortes de moyens détournés, de savoir le lieu de notre cachette et l’endroit précis de la mine, mais il s’aperçut qu’il avait affaire à aussi rusé que lui. Il me donna finalement rendez-vous pour le lendemain, le bureau de direction devant se réunir au complet à dix heures précises.

Je retournai à l’hôtel, plein de courage et de confiance, et je me retirai immédiatement à ma chambre. À peine y étais-je entré qu’on frappa à ma porte.

Come in ! leur criai-je en anglais.

Deux policemen, bien astiqués dans leur uniforme aux boutons d’or fraîchement polis, franchirent le seuil de ma porte. Je m’aperçus bientôt qu’ils n’étaient pas venus me faire une visite de politesse. Un peu gênés à la vue de mon uniforme d’officier, ils hésitèrent tous les deux, en se regardant. Puis ils se passèrent un parchemin timbré, qu’ils lurent à tour de rôle. Avec un accent cockney prononcé, le sergent me dit :

Sorri ! Saar ! but I have to do my duty. You are under arrest, Saar !

— Comment ? Moi, en état d’arrestation !

Ils se regardèrent de nouveau.

Sorri ! Saar, répétèrent-ils, but you will have to follow us !

— Permettez au moins que je sache pourquoi vous m’arrêtez !

— Vous êtes le lieutenant Reilly ? me dit le sergent.

— Je suis le lieutenant Reillal.

— C’est ça, dit-il en m’empoignant. Il n’y a pas d’erreur. Il avoue lui-même être le lieutenant Reilly.

— Mais non ! dis-je. Reillal et Reilly, ce n’est pas tout à fait la même chose !

— Vous serez pendu, demain matin, me dit le sergent, pour toute réponse.

— Comment ? Pendu ? Sans procès ? Un officier de l’armée !

— Votre procès a été fait, il y a trois mois, et vous avez été condamné par contumace.

Je fus, sans plus de cérémonie, jeté dans un cachot, en attendant ma pendaison.

  1. Ryan mourut deux semaines après mon départ.