Allie/25

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L’action paroissiale (p. 164-174).
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XXIII


Pendant la nuit où je me préparais à mourir, M. Janison, président de la compagnie de diamants du Cap, mûrissait le projet de m’intéresser à sa compagnie en acceptant comme mise de fonds ma réserve de diamants bruts.

Il apprit ma mésaventure par les journaux, trop tard, par conséquent, pour venir à mon secours. Il me fit une proposition concrète quand je le revis.

— Nous examinerons vos échantillons et, si les choses sont telles que vous le dites, nous n’avons qu’une voie à suivre dans notre intérêt mutuel. Vous possédez une quantité si considérable de ces diamants que leur mise sur le marché les réduirait à vil prix. Ce serait la ruine pour nous et le néant pour vous. Voici nos propositions : vous nous cédez votre stock au complet et vos droits de mine. En échange, nous vous donnons quarante-neuf pour cent des parts de notre compagnie, dont vous devenez un des directeurs.

Je ne pouvais repousser une telle proposition et j’acceptai d’emblée.

Dans l’espace de vingt-quatre heures, j’avais été arrêté, condamné à mort, libéré, et j’étais devenu millionnaire. J’avais bien mérité un petit congé, après tant d’émotions, et je partis pour un court séjour au bord de la mer, près de Port-Elizabeth.

Je retournai à Capetown le dimanche suivant, afin d’assister à la messe et pour ne pas manquer à ma promesse de rendre visite au juge en chef. J’avoue que cette seconde rencontre avec le magistrat m’émut moins que la première. J’étais jeune, cependant, et l’idée de rendre visite à la famille d’un juge me troublait un peu. Bah ! me dis-je, puisque je suis désormais millionnaire, je puis coudoyer tout le monde. La richesse n’est-elle pas le passe-partout par excellence ? Il fallait bien que je m’habitue à ce monde nouveau, puisque j’habiterais désormais le pays ! Je me suis alors, et souvent depuis, fait cette réflexion qu’après tout il n’y a pas tant de différence entre les hommes : les uns doivent leur situation à un accident de naissance, d’autres à un accident de fortune, mais ils sont tous égaux devant Dieu.

Ces pensées me mirent à l’aise pour frapper à la porte du juge de Villiers, qui vint m’ouvrir lui-même.

— Je ne vous cache pas, lui dis-je, que je vous vois d’un autre œil que l’autre matin !

— Et les miens vous jugeront avec moins de sévérité ! C’est sans doute que nous avons tous deux changé de lunettes.

M. de Villiers habitait une maison spacieuse et bien montée. Mais il était sans prétentions, comme d’ailleurs tous les occupants.

Mme de Villiers arriva bientôt, suivie de sa fille. Après les présentations d’usage, la conversation roula naturellement sur l’incident du mardi matin.

— Savez-vous, me dit soudain le juge, que je n’ai pas dormi durant la nuit qui a suivi votre comparution ?

— J’étais en avance sur vous, Monsieur le juge, car, la veille, ç’avait été à mon tour de ne pas fermer l’œil.

Cécilia s’était assise près de moi. Sous divers prétextes, les parents nous laissèrent souvent seuls, la jeune fille et moi. En sa compagnie, la conversation ne languissait pas. C’était une sportswoman invétérée, et elle ne se rassasiait pas de parler de natation, d’équitation et même d’alpinisme, le pays se prêtant merveilleusement à ces sports en plein air.

Elle me proposa une promenade à cheval, pour le lendemain matin. La proposition me plut, car je n’avais pas monté un pur-sang depuis ma capture par le général de Villebois-Mareuil. Ce dernier, en effet, m’avait fait la politesse de garder ma monture.

Le départ fut fixé à quatre heures, afin de profiter de la fraîcheur du matin.

— Aimez-vous un cheval fringant ? me dit-elle.

— Ma foi, Mademoiselle, je me contenterai fort bien d’un cheval plutôt calme.

— Alors, vous prendrez Jack. Je monterai Nellie.

— D’ailleurs, ce sera mieux comme cela ! Il n’y aura pas de confusion de sexe.

— Tu finiras par te faire tuer avec cette jument vicieuse, lui dit Mme de Villiers.

— Ne l’ai-je pas toujours maîtrisée ?

— Oui, mais un jour tu feras une fausse manœuvre, et elle prendre l’avantage sur toi.

— C’est à voir, maman ! D’ailleurs, M. Reillal sera là. À deux, on peut maîtriser une petite bête !

— Inutile de poser des objections, dit Mme de Villiers en s’adressant à moi. En équitation, elle a toujours raison.

Le lendemain matin, à l’heure convenue, un cab me déposait en face de la maison du juge. Déjà le soleil levant dardait de ses rayons ardents le verger d’orangers, de goyaviers et de citronniers qui entourait la spacieuse demeure des de Villiers. Je m’engageai dans la longue allée bordée de ces arbres fruitiers qui me protégeaient contre les rayons du soleil. Tout près de la véranda s’étalaient d’énormes cactus verts, qui tranchaient sur un fond d’arbres aux feuilles d’argent, des silver trees, près desquels Jack, sellé, était attaché à un pieu. Cécilia m’attendait sur la véranda, bottée, éperonnée, cravache à la main. En m’apercevant, elle se précipita à ma rencontre. Quelle belle amazone elle faisait ! C’était un charme de contempler cette figure fraîche, colorée, presque farouche, qu’ornait une chevelure blonde finement bouclée, coiffée du classique chapeau de soie noire. Une robe noire, traînant jusqu’à terre, mais séparée à l’américaine, complétait cette toilette d’amazone sur laquelle retombait, près du cou, une cravate crêpée toute blanche. Ses éperons, qui étincelaient sous les rayons du soleil, sonnaient sur les dalles du pavé, pendant que, de sa cravache, elle frappait impatiemment sa jupe en attendant que l’écuyer sorte sa monture de l’écurie.

— Enfin, la voici ! dit-elle. Ne vous inquiétez pas de ses folies, elle aime à nous effrayer.

— D’un bond, elle avait enfourché Nellie et saisi les guides. Elle flatta le cou de sa bête, laquelle lui répondit par des mouvements de tête qui semblaient exprimer sa satisfaction. Jack, devant les trépidations de sa compagne, dressait les oreilles, et il n’attendit pas d’avoir les éperons dans les flancs pour se mettre à la poursuite de Nellie, qui avait pris son élan d’un bond et dévalait à une allure endiablée, soulevant un nuage de poussière qui faillit m’envelopper dans son tourbillon. Tout à coup, à la première bifurcation du chemin, Cécilia fit halte.

— Nous ferons le tour du Cliff ! Vingt milles, tout d’un trait ! Ça vous va ?

— Allez ! lui dis-je. Si je reste en panne, vous viendrez à mon secours.

Elle repartit à la même allure vertigineuse. Jack, qui avait évidemment l’habitude de ces randonnées furibondes, la suivait à distance de sabot. Le chemin, situé sur le côté est du Cliff, montait en pente douce jusqu’à l’extrémité nord. Mais cette inclinaison de terrain ne ralentit pas l’allure de Nellie.

La belle chevelure blonde de Cécilia, battant au vent, s’harmonisait en quelque sorte avec la crinière café de sa monture. Je ne cessais d’admirer la crânerie et l’habileté de ma compagne, malgré toute l’énergie que je devais déployer pour la suivre.

Après cette montée, nous prîmes le côté du Cliff longeant la mer. Le chemin, taillé dans le roc escarpé qui borde l’océan, n’est pas sans offrir quelque danger. À certains endroits, le roc tombe verticalement dans la mer. Une forte brise agitait les vagues, qui venaient se briser avec fracas sur ce mur de granit. À certains moments, nous semblions suspendus au-dessus de l’abîme. Cependant, Nellie ne ralentissait pas son allure.

J’admirais de plus en plus cette amazone de vingt ans, si belle, si brave, si téméraire même, et qui me donnait le vertige. Tout à coup je m’aperçus que Nellie ralentissait son galop. Mon attention se porta tout naturellement sur l’écuyère, et je vis qu’elle faisait de grands efforts pour maîtriser sa bête. Un coup d’éperon dans les flancs de Jack, et j’étais à ses côtés. Elle me fit signe de ne pas intervenir. Par un effort suprême, elle réussit à mettre Nellie au pas. En même temps, elle me fit observer un superbe point de vue, qui, autrement, m’aurait échappé, tant j’étais absorbé à admirer l’habileté de ma compagne. Nellie écumait, battant la chaussée de ses sabots, pendant que Mlle de Villiers m’expliquait les détails de l’incomparable panorama qui se déroulait sous nos yeux : à gauche, la mer furieuse, battant le flanc du rocher ; à droite, le mont Table, tirant son nom de sa crête plate en forme de table, qui s’élève à trois mille pieds d’altitude ; à nos pieds, la ville de Capetown, construite en amphithéâtre dans le flanc de la montagne. Ses maisons toutes blanches, se dégageant au milieu de jardinets et de vergers entourés de murs blanchis à la chaux, lui donnaient l’aspect d’une ville égyptienne. Le parlement, construit de marbre blanc, entouré d’une pelouse plantée de cactus et de silver trees, présentait un aspect féerique.

Nellie, impatiente, se cabrait et menaçait de jeter son écuyère en bas du précipice. Le fer de ses sabots faisait jaillir des étincelles du roc qu’elle frappait à coups redoublés. Cécilia, impassible, l’œil en feu, la figure rouge sous l’effet de la brise et des émotions qu’elle ressentait, semblait sortir de la baguette magique d’une fée, tant elle me paraissait surhumaine. Le tableau eût tenté le peintre le plus froid, et le pinceau fût tombé des mains du plus enthousiaste des artistes. J’avais toutes les peines du monde à garder mon sang-froid. Tout à coup, Nellie se mit en train de secouer son écuyère, dans une ruade furibonde suivie de sauts capables de faire lâcher prise à un cowboy de l’Ouest canadien.

— Filons ! lui dis-je, pour la tirer de sa situation périlleuse.

Pour toute réponse, elle éclata de rire. La jument se jeta finalement par terre et faillit rouler dans la mer. Je sautai en bas de ma monture. Quelle ne fut pas ma surprise de voir ma compagne en selle dès que Nellie se fut relevée !

L’amazone, furieuse à son tour, commença à labourer de ses éperons les flancs de sa bête, avec une telle âpreté que je fus tenté de lui crier d’arrêter, qu’elle allait se faire tuer. D’un bond la jument traversa la route et alla s’assommer sur le rocher du côté opposé. Nellie était domptée et Cécilia, un peu énervée, me regarda d’un air triomphant. Mes yeux durent lui dire toute mon admiration. J’essayai de la féliciter, mais elle me rit au nez, tout en arrangeant un peu le désordre de sa chevelure, car ni sa bravoure ni son habileté ne lui faisaient oublier la coquetterie innée chez toute femme.

— Faites-vous de l’alpinisme ? me demanda-t-elle tout à coup.

— En amateur, comme je vous le disais hier.

— Si le cœur vous en dit, nous ferons l’ascension de la montagne demain.

— Vous n’êtes donc jamais fatiguée ?

— Et vous ? me dit-elle, en secouant sa belle chevelure.

— J’ai fait la guerre, voyez-vous !

Un voile sombre passa sur ses yeux. Elle me regarda fixement, pendant quelques secondes, puis elle reprit :

— Demain ?… Cela vous va ?

— Si vous me donniez une journée pour voir à mes affaires, je serais plus libre ensuite !

— Comme il vous plaira ! Demain, je préparerai les voies.

— Nous aurons besoin d’un guide.

— C’est moi qui serai le guide. Je connais toutes les crevasses de la montagne, car j’en ai fait plusieurs fois l’ascension.

— Combien de temps faut-il pour escalader cette montagne ?

— Huit heures. Pour descendre, tout dépend de la solidité de vos britches.

— Ah ! ah ! et pourquoi ?

— C’est que nous l’escaladons par le côté nord et que nous descendons dans cette crevasse que vous voyez au sud. Encore une fois, faites consolider vos boutons et chaussez-vous de fortes bottes.

— Mes bottes de soldat, alors ?

— Ça va ! Quant à moi, ne soyez pas scandalisé, car je porterai des britches avec un fond solide. J’avais oublié de vous recommander de vous munir aussi de bons gants.

— Vous me faites presque peur avec vos précautions ! Vous, si téméraire !

—Téméraire ? Moi ? Ah ! non, je suis très prudente !

— Vous m’amusez !

— Tant mieux ! J’avais peur que vous ne vous ennuyiez avec moi !

— Comment pourrais-je m’ennuyer en aussi aimable compagnie ?

— À votre tour de m’amuser !

Je la laissai sur les marches de la vaste véranda d’où nous étions partis quelques heures auparavant. Son père partait pour la cour et m’invita à marcher avec lui. Il était un marcheur infatigable. Quant à moi, je ne demandais pas mieux que de me dégourdir les jambes, afin de me remettre un peu après cette randonnée émouvante.