Allie/36

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L’action paroissiale (p. 225-228).
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XXXIV


La tombola, qui devait être une affaire ordinaire, prit, par suite de mon offre, les proportions d’un événement extraordinaire dans la paroisse. Au sortir de la grand’messe, les groupes réunis à la porte de l’église s’interpellaient sur l’identité de ce richard soudainement tombé du ciel.

Ce bon M. Latour, qui trouvait toujours moyen de parler de sa fortune, recueillait presque tous les suffrages. Tout le monde l’abordait pour le féliciter ; si bien qu’à la fin il prit les compliments au sérieux. Même Mme Latour tomba dans le panneau et reprocha vertement à son mari son imprudence. Si toute la paroisse allait se liguer pour lui extorquer son argent !

J’assistai à la tombola en simple curieux. Mais mon titre d’étranger me valut d’être assailli par un essaim de jolis minois, qui semblaient s’évertuer à trouver le plus tôt possible le fond de mes poches.

Allie semblait tenir toute l’organisation dans sa main, et tout marchait avec méthode et ponctualité.

— Nous allons te ruiner de fond en comble ! me dit-elle la deuxième journée du bazar. Nous sommes rendus à trois mille deux cent dix-huit dollars !

— Ma terre va y passer ! répondis-je en badinant.

— Et le « roulant » aussi !

Le curé était ravi de la réussite assurée de son « bazar », comme il disait en parlant de la tombola. Il ne tarissait pas d’éloges sur Allie, qu’il appelait sa petite touche-à-tout.

Un grand banquet, auquel presque toute la paroisse prit part, clôtura ces activités. C’était une fête comme il ne s’en était jamais vu à Port-Joli. Le nom du donateur ne devait être dévoilé qu’à la fin du banquet et j’insistai pour prendre place parmi les convives, afin de ne pas éveiller l’attention et de conserver l’intérêt jusqu’à la fin.

M. et Mme Latour étaient à la table d’honneur. Le curé, qui présidait, avait à sa droite Allie et les principales organisatrices. La santé du Souverain Pontife, celles du roi, du cardinal, du curé, des organisatrices furent tour à tour proposées. Celle du donateur anonyme fut réservée pour la fin. M. Latour répondait distraitement aux questions nerveuses de sa femme.

Le curé proposa enfin la santé du donateur caché et qui avait manifesté le désir de le rester. « Cependant, dit-il, une telle générosité ne doit pas rester inconnue. C’est pourquoi je nommerai celui qui en est l’auteur, malgré sa défense. Je suis assuré d’avance de son pardon. C’est un de mes anciens servants de messe qui, absent depuis vingt ans, continue de servir son Dieu d’une autre manière, en restant attaché à sa foi et à sa langue. J’ai, dit-il, le plaisir de tenir dans ma main son chèque accepté pour la somme de sept mille deux cent cinquante-six dollars, montant égal à celui réalisé par la tombola. L’humilité de celui qui a voulu s’effacer sera récompensée dans le ciel. J’ai nommé M. Olivier Reillal. »

Pendant le discours de M. le curé, j’avais pris plaisir à observer ce bon M. Latour, qui pâlissait tout à coup, s’essuyait le front de son grand mouchoir de soie, puis rougissait comme une jeune fille sous les regards anxieux de Mme Latour. Quand mon nom fut prononcé, il eut un air de désappointement tragi-comique. N’était-il pas frustré de sa gloire par l’indiscrétion du curé ? Il commença à s’éventer avec son mouchoir, puis il s’affaissa, la tête entre ses mains.

Ma réponse fut brève. Je reportai sur Allie le succès de toute l’affaire. J’assurai en même temps mes anciens concitoyens de mon inaltérable attachement à la paroisse où j’avais vu le jour et où j’avais passé les plus belles années de ma vie, ajoutant que demain peut-être je serais redevenu un des leurs.

J’avais à peine prononcé le dernier mot de ma courte allocution, que mon oncle Philippe accourut vers moi et me dit tout déconfit :

— J’peux ben me faire une croix su l’bec pour la vente de ma terre, hein ? Ça t’empêchera pas de venir nous voir quand même, Olivier !

Je m’engageai à aller sans faute le lendemain lui rendre la visite promise.