Allumez vos lampes, s’il vous plaît !!!/15
LETTRE DE M. ARTHUR DROLET, 29 octobre 1920.
Réponse à la « charge » de M. Olivar Asselin.
Monsieur Olivar Asselin veut mettre ses compatriotes en garde contre certains clichés funestes. À cet effet, il a publié une suite d’articles bien à point, sauf le dernier paru dans « La Rente » du 1er octobre où, quittant la route de la vérité et de la logique, il s’est engagé, tout déboutonné dans un chemin qu’il croyait connaître. Il a glissé, culbuté plusieurs fois, fait des éclaboussures. Oh ! innocemment, je gage. Serait-ce habitude ? Non, n’est-ce pas ? Voyons, M. Asselin, un bon mouvement ; au moins par forme, excusez-vous. Quelle lourdeur dans les bouts de prose de M. Asselin ! Tous ces gros bouts gagneraient à faire des petits ; mais n’importe, c’est de lui, c’est la profonde devinette d’un lettré non avorté ! Malheureusement, dans ce fatras, certaines idées peu justes, entortillées de longueurs baroques menacent de devenir « clichés funestes. » Il est urgent de les signaler, pour qu’à l’avenir, avant de rabâcher ses rondeaux échevelés, M. Asselin les fasse passer à la censure du goût et du bon sens.
Pour aider à comprendre et à bien juger les assertions du directeur de « La Rente, » tirons au clair le fond de son article.
Le marché commercial et les industries du Québec, dit-il, sont en très grande partie aux mains d’Anglais ou d’Américains, Or, d’après lui, les principales causes de cet état de choses sont les suivantes :
1. — La multiplication intempestive des écoles commerciales.
2. — Le dépeuplement des campagnes par ces mêmes écoles commerciales.
3. — L’affaiblissement de la culture française par les maîtres qui dirigent ces écoles.
La suite du même article nous montre que ces causes se réduisent à une seule : le manque de culture intellectuelle solide et française dont les écoles commerciales sont responsables.
En effet, ces écoles sont entre les mains, de Frères vertueux et bien intentionnés sans doute, mais bornés, illettrés et vivant loin du siècle.
Sous la poussée bovine d’un troupeau maigre fasciné par une maigre pâture, ils font de l’anglais la base de leur enseignement, et ils poursuivent un idéal soi-disant utilitaire qui, dans la pratique, se résume la plupart du temps à laver les crachoirs des bureaux anglais.
D’ailleurs, ils sont incompétents. Ils frappent d’aboulie une jeunesse pourtant née intelligente, en fricotant les langues et en surchargeant les programmes, ne sachant faire autre chose que des machines à additionner à $18 par semaine.
L’écrivain en conclut qu’il faut arracher hardiment à ces maîtres demi-illettrés. (a) la direction de la race qu’ils abêtissent et appauvrissent en croyant l’instruire et l’enrichir, et qu’ils sont en train de conduire aux abîmes. Il sera toujours temps ensuite d’organiser sur une base intelligente, l’enseignement de l’anglais.
(a) Dans la « Revue Moderne », du 15 février dernier, il les appelait illettrés tout court. Il y a progrès. (À cette allure bientôt les lettrés seront dépassés.)
Dans l’ordre de l’esprit, a dit M. Asselin, dans la « Revue Moderne » du 15 février dernier, il est toujours risqué de vouloir établir des rapports rigoureux de cause à effet. Sûrement, l’auteur qui s’est risqué à établir les rapports qu’il redoute, s’étonnera d’avoir dit tant et de si gentilles choses. Il encense à sa manière la « vertu » et « l’abnégation ». À lire sérieusement ces tirades obscures, il est visible que c’est principalement sur les Frères que M. Asselin lance ses gros pétards. En effet, les écoles dites commerciales sont presque toutes dirigées par les Frères.
Lorsque le directeur de « La Rente » parle de ces écoles, il parle d’une chose qu’il ne connaît pas. Une école commerciale est une école qui prépare spécialement aux carrières commerciales. Or, les écoles des Frères sont sous le contrôle du département de l’Instruction publique, ou bien elles sont indépendantes. Les unes et les autres suivent le programme des écoles primaires de la province. Lorsque dans ces écoles, on conduit les élèves au-delà de la huitième année, on s’y occupe surtout de culture générale d’après un programme qui peut ne pas plaire à quelques suffisants lettrés, mais qui n’en est pas moins excellent pour cela. Les heureux fruits de cet enseignement seraient plus appréciables encore si l’on ne voulait pas, de parti pris, fermer les portes de l’Université aux diplômés de ces écoles désireux de pousser plus loin leurs études. Cet enseignement ne peut donc être proprement appelé « commercial », vu la part restreinte donnée aux matières commerciales. Lorsqu’on songe au travail inepte qui se fait en certains milieux pour détourner les enfants, surtout les plus intelligents, de l’école des Frères, on ne s’étonne pas que ces derniers aient laissé appeler plusieurs de leurs écoles, « commerciales, » nom qui leur attirait la faveur des parents. En soi, il importe peu qu’une école soit appelée commerciale ou autrement pourvu que l’enseignement qu’on y donne soit conforme aux règles du bon sens et de la saine pédagogie. Mais dans « La Rente », qui d’ordinaire renseigne fidèlement ses lecteurs, M. Asselin ne devrait pas appeler commerciales des écoles qui sont en réalité des écoles du cours primaire supérieur ou en partie secondaire moderne. Alors, pourquoi tous ces Don Quichottes en campagne, au son du banal refrain : « Il y a trop de collèges commerciaux » ?
M. Asselin croit que cette multiplication des écoles soi-disant commerciales s’est faite hors de propos parce que l’éducation économique de la race n’était pas encore commencée. Fallait-il donc attendre que cette éducation fût commencée pour faire quelque chose ? Fallait-il attendre « nos gouvernements et nos classes dirigeantes » qui, paraît-il, n’ont pas fait leur devoir à cette époque ? Ou bien encore, fallait-il attendre M. Asselin lui-même ? À ce compte, nous serions encore dans l’expectative. Non, le seul tort des Frères enseignants est d’avoir amené leurs élèves par la fondation de certaines de leurs écoles à poursuivre plus longtemps leurs études, en ajoutant au programme primaire un enseignement complémentaire dont le temps ne fait que confirmer la valeur et la nécessité.
Puis, vient le vieux cliché de la classe agricole décimée par les écoles dites commerciales. M. Asselin ferait bien de le mettre au nombre de ses clichés funestes. Les statistiques de ces dernières années prouvent le contraire de cette légende qu’on s’efforce de répandre par toute la province. À plus forte raison à l’époque imprécise dont parle le directeur de « La Rente », ces écoles, moins nombreuses, ne pouvaient-elles décimer la classe agricole plus qu’elles ne le font aujourd’hui.
Enfin, M. Asselin nous dit que l’affaiblissement de la culture française, troisième cause de l’état de choses qu’il déplore, vient de ce que l’enseignement français a été insuffisant à tous les degrés et de ce que l’on fait usage de l’anglais comme langue d’enseignement, dans les écoles. Il n’y aurait donc pas que les Frères responsables de cet affaiblissement de la culture française. Alors, pourquoi M. Asselin veut-il que les Frères seuls servent de boucs émissaires ? Il est faux que la langue anglaise soit la langue de l’enseignement. Cet enseignement est à base française dans les écoles des Frères, sauf peut-être une ou deux exceptions et pour un ou deux spécialités seulement ; ce qui n’autorise pas à généraliser. De plus, l’esprit qui règne dans ces écoles est tout aussi français qu’à l’École des Hautes Études, où M. Asselin a niché son idéal.
M. Asselin trouve que le manque de culture française est dû, pour une large part, aux écoles qu’il appelle commerciales. Il flétrit en haut de l’échelle sociale les dirigeants « impuissants à motiver un jugement, à établir un rapport, à analyser un bilan, à faire quoi que ce soit “clairement, logiquement, fortement”, se dépensant en rhétorique, flottant entre des solutions illusoires, enfantines ou contradictoires. » M. le journaliste est abondant. Parlerait-il d’expérience personnelle ? Mais cette classe dite supérieure a été formée ailleurs qu’aux écoles des Frères. Si ces dirigeants ne dirigent rien, la cause en est à leur mauvaise formation ou à leur apathie. Je ne vois pas ce que les Frères “vertueux” ont à faire là-dedans, à moins qu’on ne veuille signaler qu’ils contrebalancent par leur activité et leur valeur éducative réelle quoique méprisée, les inepties dirigeantes que M. Asselin étale au grand jour.
Il dit que les “vertueux Frères” sont en même temps bornés, illettrés. Mais, qu’en sait-il ? Aurait-il reçu de Rome un bref le nommant supérieur général des congrégations enseignantes en ce pays ? Quand a-t-il fait sa tournée d’enquête ? Pèse-t-il les esprits aussi légèrement que ses paroles ? Dans toute la province on réclame ces instituteurs. N’y aurait-il que M. Asselin de clairvoyant dans tout ce public ? À chaque poste convient un degré de science suffisant, ce qui n’implique pas d’être un génie. Mais, M. Asselin attend depuis longtemps neuf hommes « d’instruction solide et vaste, capables de ramasser d’un coup d’œil toutes les données du problème » pour s’unir à lui et marcher « à la conquête de l’industrie et du commerce. »
Il reproche aux Frères de vivre loin du siècle. C’est vrai ; mais, par suite de leurs fonctions, les Frères n’ignorent pas tout ce qui se passe dans le siècle. Il n’est pas nécessaire d’être en rapport avec M. Asselin pour apprendre plus d’une petite intrigue de la politique et de la finance. Les supérieurs des Frères par leurs relations obligées avec les diverses autorités du pays et les chefs de maisons commerciales et industrielles, en apprennent plus que ne le suppose M. Asselin ; et, comme lui, ils savent à quoi s’en tenir « sur les avantages respectifs de l’anglais et du français en affaires pour notre race à l’heure actuelle. » Quant à ce qu’on peut apprendre du siècle par les livres, un fait montrera que les Frères ne sont pas les plus lents à se renseigner. Un libraire de Montréal faisait dernièrement la remarque que tous les livres nouveaux étaient enlevés dès leur apparition par les professeurs de l’enseignement primaire ou commercial.
Oui, les Frères, fuyant la routine, vivent dans le siècle du progrès.
M. Asselin a encore l’expérience des poussées. On ne s’étonne pas qu’il reconnaisse celle qui est bovine. Ce qui surprend, c’est qu’il la voie dans l’espèce humaine et que, par fantaisie, il brûle du désir de la contenir. M. Asselin, qui ne vit pas de l’air du temps, sait bien que les chefs de famille, qu’il traite de troupeau maigre, ont le droit et le devoir d’assurer la subsistance à leurs enfants. Ici, il ne peut être question d’attendre. Si la poussée est si forte vers les collèges des Frères, c’est que les parents y trouvent un moyen de fournir largement à leurs enfants le pain du corps et de l’esprit. L’idéal poursuivi dans ces écoles est utilitaire, mais la direction donnée apprend avant tout à penser, à développer l’initiative, à vouloir, tout aussi bien sinon mieux qu’ailleurs. Cela ne peut s’opérer en faisant de l’anglais « un instrument pour la formation de tout petits enfants d’origine française. »
Il n’y a pas de sots métiers ; mais « les laveurs de crachoirs des bureaux anglais » et autres, n’ont pas dû faire une longue scolarité. Que M. Asselin observe ; il verra que les diplômés des écoles des Frères peuvent être autre chose que des laveurs sanitaires ou « des machines à additionner à $18 par semaine. » On n’arrive pas au sommet de l’échelle sans passer par les échelons intermédiaires. Plusieurs de nos compatriotes, aujourd’hui à la tête d’importantes entreprises industrielles ou commerciales, avaient une occupation analogue au début de leur carrière, ce qui ne les a pas empêchés d’arriver au succès. Du reste, ces « machines à additionner » valent bien les moulins à paroles, les machines à copier, griffonnant ou débitant des thèses embrouillées, en vue d’une maigre pâture. Mais, silence, respect ! Tout cela se fait avec abnégation pour défendre la veuve et l’orphelin.
En terminant, M. Asselin pose à la Mirabeau. Il déclame qu’il « faut arracher hardiment à ces demi-illettrés la direction de la race. » Tout le monde croyait que la direction de la race en matière d’enseignement, était aux mains du Conseil de l’Instruction publique. Les Frères lui auraient donc soustrait cette mission, et M. Asselin veut sans doute remettre les choses en place. Mais, oserait-il confier cette direction à ceux, qui, comme il nous oblige à le supposer, auraient été trop faibles pour la garder ? D’ailleurs, les membres de ce Conseil appartiennent à notre classe dirigeante qui, selon M. Asselin, est « incapable de faire quoi que ce soit logiquement. » Non, M. Asselin dans un excès de zèle se sermonne lui-même. Voudrait-il ajouter à toutes ses fonctions celle de précepteur de la race ? Alors, secondé par neuf sous-maîtres de génie, comme tout marcherait ! Plus d’aboulie, de fricotage, de surcharge, plus de commerce de coin de rue, de laveurs de crachoirs, de machines à compter, plus de poussée bovine ni de maigre pâture ; plus d’abâtardissement, d’aveulissement, de dépérissement intellectuel. O Paradis ! ô règne d’or !…
En attendant, contemplons ce tableau : la barque de la province emportant aux abîmes un chargement de têtes vides sur lequel trône M. Asselin. D’un aviron trop court, il essaie de remonter le courant, en appelant le génie au secours de son bras. M. Asselin devrait bien nous dire ce qu’il fera s’il parvient à détourner la race des abîmes et à en prendre la direction. Comme pour l’anglais, prendra-t-il le pic pour tout détruire hardiment, alléguant qu’il sera toujours temps d’organiser, sur une base intelligente ? Quelle sagesse !
Voyons, M. Asselin, contenez-vous, on a assez de mal à bâtir, ne démolissons rien ; perfectionnons ce qui existe. Vous travaillerez alors de concert avec ces Frères vertueux qui s’efforcent de comprendre toujours davantage les besoins actuels de la race et de réaliser ce qui peut lui venir en aide. Ne dites pas que ces maîtres affaiblissent la culture ; leur œuvre jalousée parle trop en leur faveur. Si le tronc naguère vigoureux de la race a eu du dessèchement, les Frères, par l’instruction qu’ils répandent, par l’éducation chrétienne et patriotique qu’ils transmettent, contribuent à rendre à l’arbre national un regain de sa primitive vigueur.
ancien instituteur.