Almaïde d’Etremont

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Le Roman du LièvreMercure de France (p. 149-211).

ALMAÏDE D’ETREMONT


OU L’HISTOIRE


D’UNE JEUNE FILLE PASSIONNÉE




À ALMAÏDE D’ETREMONT

Pourquoi, et par quel mystère, es-tu venue t’asseoir à mon côté ?

Dis-moi pourquoi ta grâce antique et tes noirs repentirs me troublent et me rappellent un orage lointain ? Et pourquoi, seul, je t’aperçois dans le passé ? Et pourquoi je souffre tant, lorsque, de tes yeux d’ombre à jamais enfoncés dans les miens, tu sembles me reprocher, avec une amertume et un amour immenses, une faute que je ne connais point ?


I

Almaïde d’Etremont, accoudée au banc où elle est assise, ne peut dissiper sa tristesse qu’augmente la langueur de ce triste et ancien après-midi.

L’ombre au cadran d’ardoise qu’irise le soleil marque trois heures. Tout conspire à la mélancolie de cette âme qu’assombrit le regret d’un songe mal vécu. Ah ! Pourquoi le parfum du pompadoura écœure-t-il ainsi la jeune fille ? Pourtant elle aimait son arôme étrange aux jours qu’avec des amies d’enfance elle jouait aux grâces dans l’allée ténébreuse.

Ô Temps lointains ! Rien ne demeure plus des jours de grandes vacances qu’empourpraient les agonies solaires de l’Automne. Ô Almaïde d’Etremont ! Évoques-tu aujourd’hui, dans la morose rêverie de cette méridienne, les feuillages qui, d’année en année, étendent une ombre plus solennelle sur le sable des récréations ? Revois-tu la sentimentale que tu étais déjà quand, aux jours de distribution des prix, l’on te choisissait pour venir réciter, parmi le parfum pieux des fraîches guirlandes, l’élégie par toi composée ? Songes-tu aux funérailles de tes parents ? Ou te souviens-tu de cette compagne adolescente que conduisit au trépas une folie ardente et pure ? Te remémores-tu que, pour cette Clara d’Ellébeuse, la cloche pleura dans l’air liquide et qu’une petite procession blanche, dont tu étais, se balança comme une armée de lys dans le cimetière en flammes ?

Depuis lors, que d’après-midi sont passés ! Almaïde d’Etremont a vingt-cinq ans. Elle connaît la solitude et l’ombre que les morts étendent au gazon où ils furent. Les monotones jours s’enfuient sans que rien distraie cette orpheline demeurée seule dans ce trop vaste domaine en face d’un oncle âgé, infirme et taciturne. Aucun pèlerin ne s’est arrêté à la grille, un soir de mai, pour cueillir dans le parfum des lilas noirs cette colombe fiancée. C’est en vain qu’Almaïde, assise auprès de l’étang, guette la carpe légendaire qui, des glauques profondeurs, doit rapporter l’anneau nuptial. Et rien ne répond à sa rêverie que la clameur des paons juchés dans le deuil des chênes. Et rien ne console sa méditation que sa méditation. Et rien ne se pose à sa bouche plus ardente qu’un fruit-de-la-passion que le vent altéré qui souffle aux lèvres de chair des marronniers d’Inde.

Ses yeux n’ont point de candeur, mais une chaude et hautaine mélancolie, une coulée de lumière noire au-dessus du nez mobile et mince. Et ses joues et son menton font un arc si parfait et si plein que tout baiser en voudrait rompre l’harmonie. D’un grand chapeau de paille orné de pavots des moissons, les cheveux coulent en repentirs obscurs sur la ronde lueur de l’épaule. Et tout le corps n’est qu’une grâce paresseuse qui fléchit sur ce banc d’où la main d’Almaïde, négligemment, laisse tomber une missive.

… C’est une lettre d’Eléonore de Percival, une amie de pension qu’elle a revue parfois, qui lui fait part de ses fiançailles et la convie à son mariage :

Ô Almaide ! lui écrit-elle, je sentais que mon cœur allait éclater… Je n’avais jamais trouvé le Printemps si beau que cette année… Peut-être que le Ciel, pour me donner ce pressentiment de ma joie, voulut parer davantage la Nature… Jamais la prairie n’a été si charmante et les seringats, lorsqu’ils frôlaient mes boucles, exhalaient un parfum qui me faisait défaillir. Ô Almaïde ! Je prie pour toi le Bon Dieu qu’il t’envoie une pareille ivresse. Si tu savais… L’autre soir, pendant que je me promenais au bras de mon fiancé, un rossignol s’est pris à chanter… Je succombais. Il me semblait que ma poitrine allait se briser et qu’une vie nouvelle se levait en moi… Lorsque je me suis retrouvée seule dans ma chambre, je me sentais si émue de reconnaissance envers le Ciel, et ma foi était si ardente, que je me comparais à ces lampes du sanctuaire qui ne savent que se consumer pour Dieu. J’ai compris à ce moment que, si René ne m’avait été envoyé par la Providence, j’aurais quitté le monde pour vivre dans la divine exaltation de Fiançailles Éternelles. Ô Almaïde ! Prie pour moi. Et qu’un pareil bonheur t’inonde !… Si j’avais été morte… Ah ! C’est toi qu’il eût dû choisir…

— Éléonore est bienheureuse, se dit Almaïde… Comme l’on est égoïste quand on ne souffre pas ! On étale sa joie aux yeux des abandonnés… Moi, je demeurerai seule. Je vieillirai dans l’attente. Chaque jour du calendrier sera pareil à l’autre…

Pauvre Almaïde ! Ses yeux sont gonflés de larmes, sa gorge est contractée. Elle étend le bras, cueille une rose et la baise avec tristesse, comme si elle la prenait à témoin de sa douleur.

Puis, se redressant :

— Allons, pense-t-elle, fuyons ces lieux désolés.

Elle sort du parc à l’heure du couchant, traverse le hameau où ne s’entendent que les rebondissements d’un marteau de forge.

C’est dans le plus secret recoin d’une « Vallée heureuse » que se dresse le château des d’Etremont. Dans ce pays, l’émeraude argentée des prairies, l’eau bleue du ciel et la verte clarté des pics enchâssent tour à tour la neige des troupeaux et des cascades, les fauves moissons de l’été et les hêtres rougissants du pompeux Automne.

Tantôt gravissant les premiers contreforts de la montagne printanière, Almaïde rêveuse cueille à ses pieds la gentiane vernale ou le narcisse, tantôt errante par la plaine, elle entre dans les berceaux bleus de l’été, gagne quelque source et s’y plonge.

Ainsi ce soir, fuyant ses moroses pensées et l’août brûlant, elle atteint le bois des Aldudes. Elle en sait les discrets sentiers. C’est là qu’enfant elle s’asseyait et que sa mère, qui était d’Espagne et de la famille de Alcaraz, lui contait des légendes de Grenade, s’exaltant elle-même à se les rappeler.

Cette mère était morte quand Almaïde avait treize ans ; et la jeune fille évoquait la chambre ardente où son père la reçut dans ses bras, lorsqu’elle revint en hâte du couvent, le lit funèbre où Guadalupe de Alcaraz reposait vêtue de blanc et parée comme une Vierge d’Alméria.

Et dès ce jour une fatalité avait pesé sur le domaine. M. d’Etremont mourait quelque temps après dans un asile d’aliénés où l’on avait dû l’interner, saisissant de la tutelle de sa fille un oncle infirme et taciturne qui trouva son avantage à gérer les biens de sa nièce et à l’éloigner le plus possible du monde.

… Almaïde s’enfonce de plus en plus dans le bois des Aldudes. Sa robe de gaze blanche ondule au zéphyr qui s’élève au coucher du soleil. Elle arrive auprès de l’eau, dépouille ses vêtements et, ravie, se plonge au creux le plus caché de la rivière. Elle voit, devant le tremblement de ses jambes charmantes, s’enfuir les reflets blancs des ablettes effarouchées. Elle frissonne à peu à peu entrer tout entière dans la fraîcheur verte et liquide où remue l’ombre des aulnes. Elle suffoque et ses épaules frémissent quand elle y est baignée tout à fait. Le silence règne sur l’eau.

Assise sur le gravier, elle éprouve une joie à se sentir loin du château qu’elle déteste, loin de ce parc dont chaque fleur lui paraît triste. Souvent elle vient ainsi, à la tombée du jour, étreindre sur sa gorge polie et ronde la douceur des eaux. Elle sait que nul ne passe en ces retraites. Et d’ailleurs, jamais d’extrêmes pudeurs ne l’effrayèrent. On la grondait, au couvent, de courir riante et peu vêtue au milieu du dortoir.

Mais, ce soir, comme elle se berce de ses rêveries, et s’amuse à voir sombrer, dans le courant, la lettre exaltée d’Eléonore, elle entend un bruit à l’orée de la rivière. Elle regarde, enfouie dessous les feuilles…

C’est un pâtre d’une quinzaine d’années, le torse nu, sa petite culotte de toile bleue retroussée au-dessus des cuisses, qui enjambe le gué, poussant deux chèvres devant lui. Il disparaît sans apercevoir Almaïde, mais elle rougit de l’avoir vu.

Rentrée chez elle ce soir-là, elle se sent troublée par un peu de tristesse fiévreuse et se couche d’assez bonne heure après avoir salué son oncle qui, pour prendre ses repas, ne descend plus de sa chambre où il reste étendu tout le jour. Almaïde ne peut s’endormir. Ce bain était froid, pense-t-elle. Elle songe à l’eau que dore l’ombre, à la lettre d’Éléonore que le flot abaissait et soulevait en l’entraînant, aux vives ablettes, au petit berger qui passait l’eau… Il avait une figure amusante et des jambes aussi rousses que le maïs à sa récolte, et un petit torse bombé… Va-t-il souvent par là ? Jamais encore Almaïde ne l’avait rencontré. Qu’il est donc mignon, cet enfant… Il sifflait bien et ses deux chèvres étaient noires.



II


Almaïde d’Etremont aime à assister, le dimanche après midi, aux danses que les habitants du hameau forment autour de la vieille église. Bergères et bergers font, ce jour-là, un lent rondeau. Les jeunes filles portent le sanglant capulet d’Ossau, et les gorges bombent sous le châle où sont brodés l’épi de blé et les fleurs bleues et rouges des sommets. Elles vêtent la robe noire à bandes d’azur qui est relevée en arrière et imite les ailes bordées de ciel des papillons. Et, lentement, le rondeau tourne, si lentement, accompagné d’une psalmodie si lente, que tous semblent s’endormir de langueur à leur chant. Ces montagnards ont des physionomies aussi tranquilles que des choses. Leurs yeux seuls, pareils à des agates, indiquent une vie puissante et douce.

Tandis qu’Almaïde regarde évoluer la ronde et écoute ces chants si calmes, si désolés que rien ne peut dire combien calmes et désolés, elle reconnaît le petit pâtre qui, la veille, chassait devant lui, à travers l’eau dorée, les deux chèvres. Elle ne sait point qui il est, bien qu’elle connaisse depuis longtemps la plupart de ceux qui sont là… Cet enfant est charmant, se dit-elle. Et elle sourit de ce qu’il danse avec gravité, donnant les mains à deux belles filles dont les joues sont pareilles à des pommes de feu sous la rosée. Cela amuse beaucoup Almaïde de l’avoir vu, hier, les culottes troussées, presque aussi nu qu’un petit chien de berger qui vient de naître, et de le retrouver là, vêtu de la bure des pasteurs, accordant son pas et sa voix à la psalmodie plaintive.

— Qui es-tu, petit ? D’où es-tu ? De qui es-tu ?

— Je suis Petit-Guilhem, de chez Arramoun, Mademoiselle.

— Mais où étais-tu ? Je ne t’ai jamais vu au village…

— Je suis revenu pour remplacer mon frère, qui est parti.

— Mais où étais-tu ?

— Dans la vallée de Gavarnie, Mademoiselle.

— Qu’est-ce que tu y faisais ?

— Je tressais des cordes pour les sandales et j’apprenais le métier de guide avec mon oncle.

— Tu es bien jeune pour la montagne. Quel âge as-tu ?

— Seize ans, Mademoiselle.

La physionomie du petit garçon demeure calme. Il n’est point intimidé par ces demandes. Il a une jolie figure, lisse comme du lait caillé, des yeux pareils à des mûres, des dents aussi blanches que celles d’un levraut, des lèvres de chèvrefeuille rose.

Sa mère s’approche d’Almaïde :

— Vous parlez à mon garçon, Mademoiselle ?… Petit-Guilhem, enlève ton berret ?… Vous ne le connaissiez pas ?…

— Non… Laissez-le retourner à la danse. C’est un joli enfant.

— Joli, oui, Mademoiselle. Mais pas toujours sage. Et puis il me fait rire de danser comme ça avec ces chevrottes qui sont plus grandes que lui. Quel toupet !

La ronde et la mélopée reprennent, se marient avec une douceur angélique. Comme un encens, les voix montent vers la montagne empourprée. C’est l’heure où elle se dore comme un fruit ou comme une église, où la vineuse lueur du soleil rampe sur les rhododendrons et les raisins d’ours, où se dissipe en ombres confuses l’azur nocturne des sapins.

Almaïde d’Etremont regagne le château morose, en emportant au fond du cœur le regret de n’avoir point sa part aux joies de ces simples montagnards. Ah ! Que n’est-elle une bergère ? Que n’habite-t-elle au pied du ravin où frémissent les hépatiques bleues, dans la chaumière de ces pâtres ? Elle emplirait à la source verte la cruche qui, l’été, grésille. Elle cultiverait dans le jardin villageois les lys, les romarins et les ciboules. L’appel funèbre des paons ne l’éveillerait plus, mais le cri ensoleillé du coq. À la saison, elle irait dans la montagne, chaque jour, portant le repas de son jeune frère. Tous deux ils mordraient aux arbouses. Ils entendraient rire les fontaines. Ils baiseraient les lèvres des rhododendrons. Ils boiraient l’eau bénie des rocs. Ils guideraient, de leurs gaules vertes, la neige des agneaux vers les pâturages fleuris. Ils écouteraient les cloches rauques du troupeau sonner dans l’élévation…

Au lieu de cela, il va falloir rentrer comme de coutume, subir le monotone écœurement de cette vie sans espérance. Pauvre Almaïde ! Entre deux tristes serviteurs et ce parent exigeant et maniaque, elle est la prisonnière d’un domaine maudit. Comme sœur Anne au sommet de la tour, elle n’aperçoit que la poussière soulevée sur la route par les brebis résignées. Plus rien ! Pas même, tant elle est triste, l’envie de fixer sur le papier, comme jadis elle le faisait au couvent, les expressions de sa mélancolie.

Elle se prend à rêver dans sa chambre. Elle est assise et fait un bouquet avec des fleurs éparses sur elle. Le jour qui tombe éclaire sa joue gauche, le corps demeure dans l’ombre. Elle s’ennuie. Un vague énervement, elle ne sait quoi d’insatisfait, une oppression qu’elle voudrait chasser, une angoisse, pareille à celle qui la brise parfois au réveil, la torturent. Et rien que de sentir, un instant, la pression de son coude sur son genou l’émeut jusqu’à la faire se lever du fauteuil où elle est étendue. Elle fait le tour de sa chambre sans quitter son chapeau des champs. La mousseline de sa robe qui bruit à peine lui donne de la langueur, le glissement du tissu léger sur sa chair ronde et chaude l’inquiète.

Qu’Almaïde d’Etremont est belle ainsi ! Ses yeux cernés d’ombre dans l’ombre, sa pâleur fondue au jour qui se meurt, sa démarche puissante et gracieuse qui la fait, à chaque pas, tourner sur elle-même, disent assez l’origine maternelle, le sang puisé au soleil de Grenades ardentes.

Elle pose son bouquet sur la commode bombée où luisent des appliques de cuivre et, détachant de la muraille une guitare, elle en tire quelques accords. Maintenant, assise et les jambes croisées, un poignet nerveusement tendu sous le col du bois sonore dont elle pince les cordes sourdes, Almaïde se met à chanter.

Par la fenêtre, son regard plonge dans la nuit bleue qui se lève et recouvre l’étang de splendeur. Les chauves-souris, amies des greniers vermoulus, tournoient, hésitent, crissent, cliquètent et glissent dans l’air liquide. Pareilles à de noires fumées, les branches touffues des chênes moutonnent dans l’azur nocturne qui, au-dessus de l’allée ténébreuse, semble s’écouler comme un fleuve de nacre.

La guitare glisse aux pieds d’Almaïde. La tête en arrière, les bras pendants, les yeux perdus, les narines mobiles, elle frémit un instant. Car, vision rapide, elle croit voir, dans le clair de lune qui s’élève et tremble comme un ruisseau, s’arrêter un chevrier adolescent qui tend vers elle en riant les baies d’arbouse de son torse.



III


C’est la sixième noce à laquelle vient assister Almaïde depuis sa sortie du couvent. Elle s’éveille, dès l’aube, dans la chambre qu’on lui prépara au château des Percival, et songe tristement que ce n’est point encore elle qui, aujourd’hui, donnera son cœur et sa main au fiancé longtemps attendu.

… Cependant, il eût été juste que je me mariasse avant Éléonore. Elle a trois ans de moins que moi. Et pourtant je suis belle… Mais personne ne vient me demander, personne ne s’intéresse à moi, mon oncle ne veut voir personne… Je souffre. Pourquoi la robe qui est là et que je dois mettre n’est-elle pas celle de la mariée ?… Cela me fait de la peine d’assister à ce mariage. Je n’aurai pas faim. Je ne danserai pas. Ça m’ennuie… Si j’avais rencontré son fiancé avant qu’elle le rencontrât, il m’aurait choisie aussi bien… Pourquoi pas ? Les choses, dans le monde, se font au hasard, mais je n’ai pas de chance… Et puis on dit qu’elle est fort riche et que je suis peu fortunée… Et mon père est mort dans un asile d’aliénés… Pourtant je ne suis pas folle ?… Quand on a un oncle comme le mien, cela vous empêche de vous marier… Quand on n’est pas assez riche, on ne se marie pas. On assiste au bonheur des autres. C’est bête. C’est agaçant et triste… Ils vont partir pour l’Espagne. Ma mère était d’Espagne, et c’est moi qui devrais partir pour l’Espagne, mariée. Ils vont s’arrêter à Fontarabie, m’a-t-elle dit. Je connais Fontarabie. Ils dormiront ensemble. J’ai envie de dormir avec quelqu’un. Ils entendront le bruit de la mer. Elle est bleue et luit dans le ciel. Ils feront tout ce qu’ils voudront. Ils iront se cacher dans quelque auberge où il y aura des muletiers. Les filles auront des fleurs de grenadier dans les cheveux. Il y aura des giroflées sur l’épaisse muraille du jardin. Éléonore gagnera la verte vallée. Ils se coucheront dans la mousse… Ce lit est ennuyeux. Il faut que je me lève.

Déjà une rumeur emplit le château. Que la journée est joyeuse ! Le ciel tout entier n’est qu’une fraîche pervenche. Et c’est dans sa corolle que la pelouse est enclose. Ô lumière plus claire que la pluie ! Ô frondaisons lointaines ! Pourquoi rendez-vous plus sombre encore que de coutume l’âme d’Almaïde d’Etremont ?

Elle s’assied sur son lit avant que d’en descendre, et contemple avec un sentiment d’amer orgueil la rondeur parfaite de ses bras. La noire lumière de son regard les caresse. Elle en respire l’odeur un peu fauve, et soudain sa poitrine est gonflée de sanglots.

Qu’elle est donc belle, une fois habillée ! Dans son énorme robe rose couleur de figue ouverte, et bombée par la crinoline, elle a l’air d’une corolle renversée, d’une belladone de feu dressée sur ses étamines. Le dos brun jaillit du corsage, engaine comme d’un calice la base de cette folle fleur. Et l’on dirait, à chaque pas qu’Almaïde fait dans la chambre sur la pointe de ses bottines roses, qu’elle va bondir nue des pétales ardents.

Cependant la cloche nuptiale sanglote dans l’air angélique et de lourds carrosses roulent dans la cour. Ce sont les familles des environs qui arrivent. Voici les Limereuil. Voici les Demonville. Voici le vieux marquis d’Astin qui tremble, et boite de sa jambe de bois, appuyé sur son ami d’Ellébeuse. On remarque toujours la beauté de ses cheveux blancs. Il a quitté par exception le fauteuil de cuir où il traduit l’Énéide, et où il se souvient de l’empire chinois qu’il visita. On dit que de tragiques aventures bouleversèrent sa vie et qu’au crépuscule de sa destinée il se prépare, comme Robinson au retour de son île, à aborder en paix la Contrée de Dieu. De la fenêtre où elle est, Almaïde le voit passer. Elle distingue son profil accusé et cette ride de douleur qui balafre la joue du vieillard. Deux claires adolescentes, au bas du perron, lui font gravement la révérence. Il les salue sans leur sourire.

Le galop de nombreux chevaux roule, sur le gravier. Ce sont les jeunes paysans de la vallée qui viennent saluer l’épousée. Ils lui amènent une douce génisse couronnée de lierre. Et des villageoises en blanc soutiennent une cage d’osier où s’effarouchent deux tourterelles. L’allée est jonchée de laurier, de buis et de glaives d’iris. Et la cloche, à qui soudain répondent les deux colombes, roucoule toujours dans la matinée immatérielle. Et des voix d’adolescentes, plus légères que des églantines, s’effeuillent aux échos de la maison. Elles se sont éveillées de grand matin dans le dortoir que l’on a improvisé pour elles auprès de la chambre de la fiancée, rieuses et élevant leurs grêles bras nus vers leurs cheveux encore endormis.

Bientôt se forme le cortège. La mariée paraît et se balance. Elle est comme un lys que parent d’autres fleurs. Des lilas blancs mêlés à des corolles d’oranger couronnent ses bandeaux lisses et noirs d’où tombe un voile si léger qu’il s’azure comme l’aile d’un moustique. Elle tient les cils baissés, des cils qui battent comme des papillons noirs, posés à l’iris couleur de gentiane obscure. L’ovale du visage est allongé, presque trop ; et le nez si mince qu’il inquiète un peu, tant le souffle vital qui l’anime est léger, tant la courbe en est accentuée au-dessus des lèvres pincées et pâles. Comme d’un muguet le haut des épaules jaillit d’une collerette en dentelle. Et, hors de la large sous-manche enrubannée, la main, d’une petitesse étrange, se pose un peu crispée sur le bras paternel.

Almaïde d’Etremont embrasse Éléonore, puis, après avoir répondu au salut de M. de Landelaye, le futur époux, elle prend le bras de M. de Soulère, qui la doit accompagner. Ce choix de cavalier ne lui plaît qu’à moitié. Il est veuf et jouit de la réputation de parler beaucoup de lui-même à propos de choses peu intéressantes… Il aurait mieux figuré dans les Caractères de la Bruyère, se dit Almaïde, qu’ici… Je le laisserai dire.

Tous s’en vont à pied vers l’église entre les haies rouges de ronces. La canicule pèse. Tout se tait. Seule, un instant, dans un fossé herbeux et humide, une grenouille coasse.

Sous la nef, la lumière s’épand en larges raies que les vitraux colorent, et la traîne de la mariée déployée sur la fraîcheur des dalles se revêt ainsi d’arc-en-ciel. La chapelle est semblable à un gâteau de miel en rumeur quand tournoie sur lui le peuple actif des abeilles. Un parfum de forêt, d’encens et d’angélique, charme ce saint asile. Le gémissement d’un petit harmonium se propage, s’élargit sous la voûte, émeut les âmes recueillies.

Almaïde d’Etremont, à genoux, la figure dans les mains, a l’air de prier : mais elle ne cherche d’abord dans cette attitude qu’un moyen de s’isoler, de laisser entrer dans son cœur un peu de cet apaisement qui naît du silence que l’on fait en soi. Elle est charmante ainsi : on dirait que, distendu par l’agenouillement, le corps va rompre son écorce et se détacher comme un fruit mûr, lourdement, des palmes de la chevelure.

Bientôt Almaïde relève la tête et voit, en transparence sur un vitrail, Jean-Baptiste enfant vêtu de peaux de bêtes et debout auprès d’un ruisseau. Elle songe alors à Petit-Guilhem qui est pâtre aussi, et qui franchit le gué des rivières :

… Qu’elle était donc bénie, cette époque où maîtres et valets ne faisaient qu’une famille… ! C’était l’âge d’or, pense-t-elle. Ruth glanait auprès de Booz qui l’épousait. Les pavots saignaient parmi l’ombre des gerbes. Une lourde liqueur gonflait les raisins violets de Chanaan… Les femmes accouchaient à l’ombre des dromadaires. Les jeunes chefs de la tribu priaient dans le désert.

… Ô mon Dieu ! se dit Almaïde d’Etremont… mon Dieu, écoutez-moi, je veux aimer, je suis si triste… si malheureuse… Mon Dieu, j’ai le besoin d’aimer quelqu’un… Je crie vers Vous…

Mais rien ne répond à la jeune fille que le petit harmonium qui continue sa note grêle pareille à la voix du vent du soir sur les eaux.

Le cortège se reforme et l’église se vide. Et le parfum des verdures déjà flétries est plus fort au soleil de midi. On a dressé deux tables dans la grange dont les murs sont tapissés de feuilles. À l’une sont conviés les villageois du hameau. Le repas est commencé. Les bruits du jour au dehors se consument. La porte est close. On n’entend que le bruit léger des fourchettes sur les faïences. L’ombre arrose la paix des âmes. M. d’Astin se lève et dit :

— Il m’est doux, ma bien chère enfant, ma bonne Éléonore, de méditer sur votre bonheur alors que le soleil va bientôt se lever pour moi sur le continent des Ombres. Je suis comme le pèlerin qui a regagné le village natal, et qui ne demande plus qu’à reposer bientôt en paix sous le beau chêne qui ombrage la tombe de ses ancêtres. Je suis semblable à Ulysse qui, de retour dans ses foyers, aime à se souvenir de la mer tempétueuse et des combats. Je suis comme un orme bientôt centenaire dont la joie est d’abriter dans ses derniers feuillages le nid charmant de vos jeunesses et de vos grâces.

À l’issue de tant de diverses circonstances qui poussèrent mes pas aventureux des plages de l’Empire Chinois aux rives de la brumeuse Albion, je demeure les yeux fixés au Ciel, confiant dans l’étoile divine qui sut mener à leurs destinées les Mages Chaldéens aussi bien que le Navigateur de Gênes.

Tant d’orageux Étés ont marqué mon visage d’ineffaçables rides ! Tant de frimas ont laissé sur mon front un peu de la neige éternelle qui m’avertit que je dois bientôt atteindre les premiers sommets d’un autre Empire-Céleste !

Ma bien chère enfant, vous voici à jamais auprès du gentilhomme que vous avez choisi. Sa distinction vous rendra fière et sa bonté heureuse. Et Dieu vous bénira dans votre descendance.

Hélas ! ô mes amis, que n’ai-je fait comme vous ? Le Créateur, sous les fruits d’or du Paradis terrestre, voulut à l’homme une compagne. Permettez à un vieillard qui va descendre dans la tombe de regretter la solitude intérieure de sa vie.

Certes, il est beau de voyager ! Il est intéressant de revêtir la robe des principaux d’une cité Mongole, de pénétrer, déguisé en lama, dans un verger, quitte à revenir de cette expédition avec une jambe de bois ! Il est agréable d’étudier l’astronomie en compagnie des Pères Jésuites de Pékin, et d’assister chez un peuple délicat aux fêtes de la quatrième lune !

… Mais combien plus belle l’existence de celui qui aura vécu selon le Seigneur et qui mourra, pareil au laboureur du Fabuliste, les mains dans les mains de ses enfants.

Mes amis, laissez, avant que ma voix se taise, que je vous confie le talisman rapporté de mes pérégrinations. Peut-être vous préservera-t-il de quelques dangers : Ne vivez point trop dans le rêve. Il engendre la mélancolie. Je connus une jeune Tartare qui, semblable à la Belle-au-Bois-dormant, se laissa ravir par des songes, tellement qu’au bout de sept années de sommeil elle mourut de chagrin de s’être réveillée.

Vaquez aux soins du ménage. Élevez des oiseaux. Cultivez des plantes utiles. Visitez les pauvres de la contrée. Donnez aux fils et aux filles qui vous naîtront l’amour de la vérité et de la nature, car c’est dans l’œuvre du Créateur que résident nos joies et nos consolations.

Maintenant, ô mes enfants, je vous dis adieu. Ce n’est point sans émotion que je contemple, une dernière fois sans doute, les charmilles de ce parc sous lesquelles, il y a septante et cinq années, de chères Ombres se fiancèrent. Mais ce n’est pas non plus sans douceur qu’après des tribulations sans nombre j’aspire à l’éternel repos, trop heureux que le Tout-Puissant m’ait fait encore cette grâce de voir renaître en vous un passé chéri.

Son discours fini, M. d’Astin se rassied péniblement. Un respectueux silence, puis des applaudissements accueillent ces éloquentes paroles. À côté de l’orateur une forme noire frémit. C’est l’antique Mme d’Étanges, la grand’mère de la pauvre Clara d’Ellébeuse, qui sanglote dans ses mains veinées et noueuses. Et, tout à coup, avec une attitude charmante et douloureuse, gardant toujours sur ses yeux l’une de ses mains, elle tend l’autre à son vieil ami d’Astin, qui en baise les doigts où semblent pleurer les bagues anciennes.

Et Almaïde d’Etremont, belle comme la nuit dans sa robe ardente, se dit en regardant le vieux gentilhomme qui lève son verre en tremblant

— Qu’il est donc bien !… Je le préfère au marié…

Et, à la grande joie d’Almaïde, le repas fini, M. d’Astin s’approche d’elle :

— Il y a bien longtemps que je ne vous ai vue, ma belle enfant… Je bouge si peu… Comment se porte votre oncle ? Toujours maniaque ? Enfin !… Ah ! votre chère mère, votre père, qu’ils étaient aimables ! Comment, jolie comme vous êtes, ne vous mariez-vous pas ? Ne rougissez point… Ah ! Oui ? je comprends… L’oncle ?… Je m’en doutais…

Enfin — achève M. d’Astin en souriant — tout n’est pas éternel… Les grenades sont faites pour être cueillies. Et si votre Argus d’oncle garde l’arbre par trop, on les lui volera, ma chérie… Et je regrette bien de n’être plus assez jeune… Voyons ?… Vous vous ennuyez là-bas ? Vous ne sortez jamais ? Quand me venez-vous voir ?… Mardi j’ai de nos amis, venez-vous ?

Almaïde répond :

— Vous êtes bien bon, monsieur d’Astin… Je voudrais tant, mais ne le puis. Mon oncle, bien qu’il me voie peu, ne peut souffrir que je m’absente des Aldudes pour aller visiter du monde… Aujourd’hui, la permission est exceptionnelle… Merci, monsieur d’Astin, merci…

— Eh bien ! ma fille, reprend le gentilhomme joyeux à demi, à demi attristé, je vote à votre oncle le plus beau chêne de mes bois pour son cercueil !

Il dit cela debout, voûté sur sa canne, ricanant à la façon de M. de Voltaire. Mais une grande bonté glisse de ses yeux, bien qu’il semble s’amuser de l’intimidation qu’il cause à la jeune fille qui rougit. Il la considère avec le scepticisme indulgent d’un digne vieillard, qui conserve le culte de la beauté, mais qui garde un sourire de crainte attendrie aux illusions des jeunes gens.


IV


Quelques jours après le mariage d’Éléonore, comme Almaïde d’Etremont se dirige vers la rivière qui arrose le bois des Aldudes, elle trouve non loin de la berge, dans un épais herbage, Petit-Guilhem qui joue de la flûte.

Elle s’arrête et lui sourit :

— Est-ce que c’est bien difficile de siffler comme cela ?

Et elle prend le triangle de buis et, de sa lèvre ardente, en effleure le bord.

— Non, pas comme ça, Mademoiselle. Il faut faire glisser la flûte de gauche à droite et puis de droite à gauche en soufflant après les douze trous.

La soirée frémit doucement au souvenir d’une ondée qui passe au soleil. D’épais nuages blancs fuient sur le bleu limpide et net. L’eau verte, sur qui les larmes des aulnes bleus s’élargissent en cercles de lumière, se trouble un peu par endroits, là où des bulles montent du fond pour se briser à l’air.

— Viens, rapprochons-nous de la rivière ? lui dit-elle. Asseyons-nous là, veux-tu ?

L’enfant se met aux pieds d’Almaïde et, rajustant son pipeau à ses lèvres, il gonfle ses joues au buis creux qui résonne.

— Quelle était la jolie chevrière avec laquelle tu dansais l’autre jour ?… Celle qui avait les sabots vernis et les bas violets ?

— C’est ma petite amie, Mademoiselle.

— Comment, ta petite amie ?

— Mon amoureuse, Mademoiselle.

Almaïde rougit et lui demande :

— Elle s’appelle ?

— Maïlys.

— Est-ce que vous êtes promis ?

— Oh ! promis… nous sommes trop jeunes…

Puis, malin :

— Nous nous amusons dans la montagne.

— À quoi vous amusez-vous ?

— À l’amour, Mademoiselle.

Almaïde rougit et se tait un instant, puis :

— Comment faites-vous à l’amour ?

… Et, en demandant cela, son cœur bat, ses oreilles bourdonnent. Elle ne sait si elle regrette d’avoir parlé. Elle étend le bras et, à travers la mousseline de la manche, elle sent la joue brûlante du petit pâtre. Un long moment ils demeurent ainsi, muets, immobiles, étourdis par leur désir hésitant et par le violent parfum qui s’élève des menthes rouges.

… Ma foi, tant pis ! se dit-elle. C’est bon d’être comme ça…

Mais comme elle attire davantage à elle, insensiblement, presque sans le vouloir, la tête de l’adolescent, celui-ci se hisse un peu à la manière des chevreaux brouteurs de haies et cueille une bouche plus douce et tiède qu’un fruit dont la pulpe se fond.

Alors seulement la jeune fille se lève et, sans mot dire, s’en va.




Dès ce jour, ils se retrouvent et s’aiment. Les tièdes regains de la fin d’août abritent leurs caresses que nul ne soupçonne et que rien ne trouble. Ils s’enlacent, bercés par le rire des eaux courantes et par le bruit régulier que font en broutant les chèvres noueuses. Parfois ils recherchent les bruyères. Quelle joie, dans les bras l’un de l’autre, de s’enfouir parmi ces grappes de braises ! Quel anéantissement voluptueux ils goûtent lorsque, les fournaises de l’après-midi ayant fendu l’ocre des sentiers, les larmes espacées d’un orage viennent à crépiter soudain sur les feuillages ! Oh ! les lents retours à travers les vignes hautes, lorsque la grive pépieuse appelle en vain les raisins disparus ; et les arrêts sous le figuier lorsque, succombant à tant d’ivresse dorée, Almaïde ne peut que battre des cils en gémissant…

Bientôt vient l’automne, et c’est dans la montagne qu’ils vont cacher leurs amours.

La passion d’Almaïde s’accroît à mesure qu’elle devient moins ignorante entre les bras du petit faune. Elle se donne sans réserve, sans crainte, sans regrets, sans remords. Elle trouve à la brûlure fraîchissante des baisers la saveur poivrée d’un fruit rouge qui se fondrait à tous ses membres. Elle emplit du souvenir de ses étreintes le parc si funèbre jadis. La clameur des paons n’attriste plus les ombrages, mais éclate au soleil, aveuglante et joyeuse. L’humeur inquiète de son oncle, aussi bien que les nouvelles reçues d’Éléonore, laissent Almaïde indifférente, presque narquoise. Et ce sont maintenant des heures d’envie et d’attente qu’indique sur le cadran solaire l’ombre aiguë des beaux soleils mûrs.

Tous deux gravissent les sentiers pierreux et gagnent les bergeries désertes. Les hêtres ne perdent pas encore leurs feuilles qui sont rouges comme des copeaux de cuivre recroquevillés par le feu. La mollesse de ce silence bleu, toujours nocturne : les sapins, caresse les battements de leurs cils et ils s’amusent du vol des perdrix blanches qui éveille et fait trembler le vide.

Personne au village ne s’étonne de les voir s’en aller, presque chaque jour, ensemble. On sait qu’Almaïde a du goût pour ces promenades dont elle rapporte des rameaux fleuris. Et il n’y a rien d’étonnant à ce qu’elle prenne un guide : il est dangereux d’errer seul dans la montagne.

Ô cascades que semble immobiliser votre chute rapide ! Cieux de pourpre dorée ! Oiseaux de proie qui plongez dans les gouffres où dort le bruit ! Cavernes creusées par le liquide saphir des eaux vierges : voyez passer deux aimables enfants !

Tantôt les sombres daphnés les invitent à s’étendre, tantôt une pelouse plus verte que la vallée où se mouraient d’amour les pâtres de Cervantès les accueille et les alanguit.

Almaïde d’Etremont a voulu revêtir, pour ces courses alpestres, le capulet et le châle ossalois. Elle-même a brodé les aconits, les pavots et les colchiques d’automne sur la soie sonore et luisante que bombe sa gorge. Et Petit-Guilhem ne l’aime que mieux ainsi, car elle ne lui paraît plus être la demoiselle des Aldudes, mais la sœur des chevrières qu’il délaisse et qui, de l’éclatante blancheur des couchants, ramènent l’ombre harmonieuse des troupeaux.

Qu’il est bon que se dissipe enfin la tristesse d’Almaïde ! Oh ! l’écœurante vie que, jusqu’à présent, elle a traînée ! Elles s’enfuient maintenant, les nausées de l’existence ancienne, l’âcre et monotone douleur qui gonflait son âme de dégoût, l’iniquité de n’être aimée de personne, elle, dont le cœur débordait d’amertume et d’étouffante jalousie quand, sur les toits des métairies, les pigeons roucouleurs mêlaient leurs ailes.

La mort ; elle eût préféré la mort à ce retour en arrière ; la mort qu’elle avait souhaitée jadis lorsque, par la fenêtre ouverte sur la nuit, elle écoutait, de son lit, bruire et mourir le vent d’orage aux feuilles de l’épais figuier — et lorsqu’elle n’entrevoyait rien au delà de ce gémissement.

— M’aimes-tu ? Dis que tu m’aimes, Petit-Guilhem ? demande-t-elle.

Et les yeux de pie de l’adolescent brillent sur ceux de la jeune fille à laquelle il ne répond guère que par des caresses qu’elle compte. Puis il ferme les paupières sous le désir comme un sylvain sous un vol d’abeilles, et s’enivre au parfum de cette fleur des bois.

— Où étais-tu, hier ? Hier, je ne t’ai pas vu. Dis-moi où tu étais ? Je veux savoir où tu étais.

— Hier, j’ai conduit des touristes au Cinq-Monts.

— Ce n’est pas vrai. Je parie que tu es allé trouver la petite chevrière… Tu étais avec Maïlys. Va-t’en. Je ne t’aime plus.

— Je n’étais pas avec elle. J’étais au Cinq-Monts.

— Tu mens. Embrasse-moi ?

Et Almaïde laisse jouer sur elle cet écureuil des montagnes. Elle ne garde aucune réserve envers lui. Elle que l’on accusait, avec raison, au couvent, de trop montrer l’orgueil de sa race, elle livre aux baisers du petit pâtre l’ovale impassible et parfait de ses joues, qui fait songer au dédain tranquille, à la sensuelle gravité de quelque sombre Marie-Antoinette.

Combien peu elle regrette à présent de ne s’être point mariée ! Comment se fait-il qu’il y a quelques jours à peine elle rêvât d’une existence pareille à celle d’Éléonore de Landelaye ? Qu’importe, à cette heure, à Almaïde, que son amie ait gagné l’Espagne au bras d’un mari défait et pâle ? Toutes les brûlantes contrées sont dans le cœur d’Almaïde, et tous leurs vins, et toutes leurs grenades, et toutes leurs amours, et toutes leurs chansons. Ah ! cent et mille fois elle préfère au plus parfait des gentilshommes ce chevreau noir de la vallée qui la caresse de sa bouche éclatante.

Ils s’aiment. La saison s’enfuit. Après le noir Été et la sanglante Automne vient l’Hiver. Et, venu l’hiver, c’est pour Almaïde une volupté que de se souvenir des bois bleus qui commencèrent d’abriter ses amours, des ruisseaux qu’eût chéris la colombe de La Fontaine, des libellules sur le glauque ruisseau des Aldudes, du ronflement des batteuses qu’accompagnaient le roucoulement des tourterelles et les silences des baisers. Elle évoque aussi les bergeries de septembre closes au feu blanc de midi, la pénétration des caresses, la cruche bombée et rouge où ils buvaient l’eau qui grésillait dans la terre poreuse.


V


Maintenant, c’est février et, ce jour-là, Petit-Guilhem doit conduire au col trois touristes qui sont arrivés à l’auberge, la veille.

Avant de les aller rejoindre, et bien qu’il soit de très grand matin, il s’est glissé dans le parc du château jusque sous les croisées d’Almaïde. Elle a entrouvert la fenêtre du sud. Et lui, s’aidant des branches du figuier, il est monté jusqu’à elle, est entré dans la chambre.

— Chutt ! Fais bien doucement… Tu es gentil d’être venu. Je t’attendais depuis une heure. Tu as froid. Regarde… On est bien ici…

On entend coasser la girouette du colombier.

— … Vous aurez du vent.

— Ils veulent partir quand même.

— Combien sont-ils ?

— Trois.

— Quelle heure est-il ? Trois heures ?

— Trois heures et demie.

— Tu seras prudent. Il faut t’en aller… Écoute dans les lauriers ?… Il n’y aura pas d’avalanches ?

— Non.

— Comme ça…

— Oui…

— Adieu…

Il est devant l’église. Quatre heures sonnent, d’un timbre rauque, doux et fêlé, qui tremblote et pleure. Les touristes arrivent.

Petit-Guilhem prend la tête. Il va d’un pas égal et lent, se servant peu, pour la montée, du bâton de montagne, mais laissant hésiter son pied une seconde sur le sentier rocailleux, pour s’assurer de l’équilibre des pierres.

On gravit les premières rampes, on passe à gué les torrents qui bondissent. Les mugissantes eaux brisent aux rochers leur fine écume, tournoient, reviennent sur elles-mêmes, coulent un instant avec lenteur entre deux galets, puis sursautent et s’éparpillent en grésillant.

Petit-Guilhem annonce :

— Il y aura de la tempête au col.

Puis il reprend son air méditatif, sa rêverie que berce, de seconde en seconde, le choc régulier des piques sur le granit. Il songe à la jeune fille qu’il vient de quitter, et frissonne de conserver si longtemps dans son épaule creuse la caresse qu’y nicha tout à l’heure l’épaule douce et ronde d’Almaïde. Il se dit : ces messieurs qui sont avec moi n’ont certainement pas une amie aussi jolie… Et il évoque la bouche fine d’Almaïde, le nez mobile et mince, arqué, la langueur des yeux, l’élastique tiédeur de la gorge, la grâce mate des jambes sous la mousseline.

À l’horizon, le relief des montagnes s’accuse violemment tout à coup. Çà et là, perçant la brume, apparaissent, comme les veines du ciel, les arêtes d’azur sombre sillonnées de filets de neige. À mesure que l’on monte et que l’on change de position, il semble que les pics les uns devant les autres étagés se déplacent, que leurs crêtes se renouvellent.

On s’enfonce dans la nuit bleue des sapins. On entend toujours les bâtons obliques tâter le sol rocheux du côté où n’est pas le gouffre. Voici la première plaque neigeuse… Attention !

Petit-Guilhem va tracer le chemin. Il hésite, puis enfonce résolument ses pas dans la neige dont la surface arrive à ses genoux. Les trous ainsi formés, et où chacun des touristes pose à son tour les pieds, ont la lueur verdâtre d’une rivière profonde.

— Regardez là-bas ?

— Oui. Il neige…

— Oui, et une tempête de vent… Gare ! Couchons-nous… Ce grésil brûle la figure et les mains. On dirait des étincelles… Tiens !… une martre, là-bas… Voyez-donc cette martre ?…

— Ne bougeons plus.

Ils demeurent immobiles, la face vers la terre, cramponnés à leurs bâtons, de peur d’être enlevés par la rafale.

On repart enfin. Ce n’est plus, jusqu’à la limite du ciel, qu’une seule et immense courbe jaune ou blanche sur laquelle rien n’existe, pas un mouvement, pas un bruit. Il semble qu’une mouche, tant la solitude est mortelle, suffirait en volant à faire basculer l’horizon. On ne peut, à cause de la force de l’ouragan, atteindre le sommet du col. Il faut redescendre.

Les glissades commencent. Petit-Guilhem s’assied le premier sur la pente de neige et se laisse aller, modérant parfois de son bâton la vitesse vertigineuse. Chacun le suit en riant, les reins soulevés par des monceaux de neige en boule, éprouvant à cette sorte de vol presque horizontal cette sensation du dormeur qui rêve qu’il plane, étendu sur le dos.

Bientôt, l’on va quitter le névé et se retrouver en sûreté. Déjà, là-bas, voici des bergeries où l’on pourra déjeuner. Petit-Guilhem pense que l’on y serait bien avec Almaïde… Mais les montagnes sont trop méchantes à présent. À la belle saison, ils pourront venir là. Il étendra des fougères fraîches sur le sol… Ils amèneront les deux chèvres. Ils riront en essayant de traire le lait bleu dans son chapeau de joncs, comme l’année dernière… Elle était belle, dimanche, en revenant des vêpres… Elle est bonne… Toutes les petites filles du hameau lui offrent des perce-neige, de gros bouquets de perce-neige. Ça attriste Petit-Guillhem quelquefois, qu’elle semble l’oublier pour une touffe de fleurs. L’été, il lui portera des chardons bleus…


— Dites donc ?

— Quoi ?

— Où est le guide ?

— Mais il était là… Je ne le vois plus…


Le lendemain, après-midi, on retira d’une crevasse le cadavre de Petit-Guilhem. De sous le berret avait coulé un filet de sang dont sa poitrine était tachée comme celle d’un rouge-gorge.

VI


Lorsque le jardinier du château apprend à Almaïde la mort de Petit-Guilhem, elle ne marque aucune émotion, tant le choc intérieur est terrible. Elle dit :

— Ah ! Quel malheur…

et gagne, pour s’y asseoir, le banc qui est près du cadran solaire. Elle n’y voit plus bien. Le saule pleureur se met à tourner. Il lui semble qu’elle compte des chiffres, qu’elle a un vilain rêve dont elle se veut éveiller, mais il continue…

Almaïde se trouve mal. Elle ne sent point le coup de tête qu’elle donne au dossier du banc. Elle fléchit et ne se ranime qu’au bout d’un long quart d’heure.


Elle supporte tout avec courage : la visite aux affligés, la vue de Petit-Guilhem mort. La mère est assise impassible auprès de la couche où l’enfant repose, les narines pincées, blanc de cette blancheur bleue qu’a seule, aux déclins des jours d’hiver, la neige des sommets que n’atteint pas encore la marée de l’ombre.

Sur le seuil de la cuisine convertie en chambre mortuaire glousse une poule, craintive, la patte en l’air, vers ses poussins dispersés. La flamme du cierge tremble, rougeoie, file et fume au-dessus du crucifix et de l’assiette d’eau bénite où trempe un laurier noir. Au mur sont suspendus un bissac et une gourde. Le chat, devant l’âtre éteint, se peigne délicatement. Une vieille paysanne en capuchon noir prie, tousse et s’en va. De belles filles de la vallée ne s’agenouillent qu’un instant, effrayées par cette chose incompréhensible : l’immobilité de cet enfant dont la souplesse peut-être un jour les surprit.

Almaïde d’Etremont se prosterne. Elle se dit :

— Il avait ce berret marron et ce costume, les jours qu’il dansait avec les chevrières…

Elle essaie de prier, mais ne le peut. Sa pensée reprend :

… Avec les chevrières… qu’il dansait avec les chevrières… Il avait cette même boucle de cheveux, la fois où il m’a rencontrée… qu’une branche m’avait griffée au front. Les bêtes s’étaient échappées. Je crois que c’est la plus noire qui bêle… Il est temps de s’en aller d’ici. Oh ! que je souffre… Elle se lève.

— Vous êtes bonne d’être venue, Mademoiselle. Il vous aimait tant… Regardez : on a retrouvé son bâton… Il y avait du sang à la pique.

Almaïde demeure froide et demande :

— À quelle heure l’enterrement, demain ?

— À neuf heures, Mademoiselle.

— Vous ferez prendre au château ce dont vous aurez besoin.

Elle rentre, se couche sans avoir mangé et se plonge dans ses tristes rêveries. Elle se remémore cette idylle de cinq mois. Elle oublie, à chaque moment, tant ses souvenirs sont récents, la mort de Petit-Guilhem. Il lui arrive, à plusieurs reprises, de se dire :

… Après-demain, je le retrouverai au gué des saules ; maintenant les charmilles sont desséchées ; les feuilles ne nous cachent plus, il faudra faire attention…

Puis elle pense :

— N’y a-t-il rien qui m’empêche de l’aller retrouver ?…

Et, avant même qu’elle se soit formulé cette réponse que Petit-Guilhem est tombé dans un gouffre, et qu’il est maintenant semblable à la neige morte et bleue, une autre objection surgit qu’elle est sur le point d’écarter… Mais comment n’avoir pas songé à ça depuis deux mois ?…

… Et tout à coup un flot de sang brûle sa face, elle étouffe un cri de honte…


Elle n’assiste point, le lendemain, à l’enterrement du petit pâtre et, durant les jours qui suivent, demeure immobilisée par sa consternation. Enceinte ! Elle est enceinte…

Que faire ? Pauvre Almaïde ! Comme un fruit sa beauté va mûrir, fruit de passion où seraient encloses toutes les promesses des beaux jours. Malgré le deuil et l’angoisse, une puissante vie puisée à ce sol va pousser au cœur d’Almaïde sa sève ardente.

Des jours se passent. Elle se reprend. Ce n’est point que la mortelle inquiétude la déserte, mais la farouche énergie qui couve en elle s’accroît à mesure que l’instinct de la mère se définit. Elle est trop femme pour ne pas s’arc-bouter à la défense, et la première défense est le soin qu’elle prend de cacher son état. Elle l’accepte au fond d’elle-même avec une sorte de résignation aigre, sombre et passionnée. Mais cette pécheresse violente s’attache à son fruit aussi bien qu’une fleur. Et jamais à cette nature saine et belle ne viendrait l’idée que, par les montagnes, on peut trouver de mauvaises fées, qui, aux flancs des ravins stériles, cueillent des lys noirs dont le parfum tue les enfants qui vont naître.


VII


Deux mois se passent de la sorte, et un nouveau deuil advient qui n’affecte guère Almaïde : la mort de son oncle frappé d’une congestion et trouvé, un matin, inanimé dans son lit.

Comme en rêve, troublée par ses terribles soucis, Almaïde assiste à ces obsèques sans prendre garde aux importuns dont la curiosité vient supputer la ruine prochaine du château des Aldudes. Seule au monde, que doit-elle faire ?…

Éléonore de Landelaye s’approche d’elle après la cérémonie :

— Chère Almaïde, lui dit-elle, que tu es à plaindre ? Ne crois point que nous ne pensions à toi souvent… Tu es sympathique à René ; il a songé à toi… Je sais combien causer de ces choses, en une telle circonstance, est délicat… Mais l’occasion est peut-être unique et pourrait ne plus se présenter… Dans le monde, te voilà seule, sans un bras auquel t’appuyer…

Almaïde commence à deviner ce que lui va conseiller son amie. Il lui semble que dans sa poitrine se caille un flot de sang qui l’étouffe. Mais, plutôt qu’un regret, c’est une sourde irritation qu’elle ressent.

— Non… laisse-moi… laisse-moi, dit-elle.

— Non, ma chère Almaïde, reprend Éléonore, je ne me tairai pas. C’est ton chagrin, sans doute, qui te fait me parler ainsi. Mais écoute…

— Non ! Tais-toi !

— Si ; écoute-moi ; je le veux… C’est René qui m’a dit d’insister… Tu connais M. de Soulère… Il t’accompagnait à mon mariage… M. de Soulère est libre… Il est riche… Il t’aime.

Almaïde ne répond à son amie que par un douloureux éclat de rire. En quelques secondes, comme dit-on celui qui se noie, elle revoit de nombreuses images. Elle évoque l’homme ennuyeux qu’on lui propose, un geste de lui, une inflexion qui l’agacèrent le jour des noces d’Éléonore. Ah ! cet homme, sans presque le connaître, elle le hait… Elle le hait de toutes ses forces, d’une haine irraisonnée et charmante de jeune fille… Puis, tout à coup, dans ses yeux dilatés par le délire, la montagne se reflète en même temps que le battement de ses artères emplit ses oreilles d’une rumeur de cascade… Puis elle croit voir, cabré comme un maigre chevreau, Petit-Guilhem au bord d’un précipice. Il va glisser sur l’herbe qui est blanche… Il tombe. Il est tombé. Il est mort. Il est dans son lit, avec un berret marron sur les yeux. Oh ! Que ses baisers étaient chauds !

Elle s’écrie :

— Non… Je t’en supplie… Va-t’en… Je t’en supplie… Va-t’en… Laisse-moi tranquille.

M. d’Astin s’approche d’elles :

— Ma chère Éléonore… Voulez-vous nous laisser seuls un instant ?…

… Mon enfant, dit-il à Almaïde, que vous souffrez, n’est-ce pas ?

— Oh ! Oh ! oui, je souffre…

— Mon enfant, il vous faut un grand repos… Je vous en prie, confiez-vous à moi ? Vous habiterez quelque temps mon château. Nous serons seuls et rien ne vous y troublera… Je ne sais pourquoi, ma chérie, il me semble que c’est la volonté de vos chers parents qui parle en moi. Voulez-vous, dites, voulez-vous venir ?

— Oui, répond-elle doucement.

— Eh bien, il faut que vous quittiez ces lieux dès ce soir. J’enverrai ici mon intendant pour qu’il veille à ce que rien ne soit distrait. Reposez-vous un moment dans votre chambre. Nous partirons dans deux heures. Mon carrosse est là. Nous enverrons prendre, ces jours-ci, ce dont vous n’avez pas besoin immédiatement.



Almaïde d’Etremont est installée chez M. d’Astin. Tant d’événements abolissent parfois en elle la précision de la pensée jusqu’à lui faire, à de certains moments, oublier son état. Il lui arrive — chose singulière ! — de pouvoir, grâce à ces absences, goûter parfois le charme du printemps qui commence à parer le vieux domaine.

Il y a en elle comme un frémissement de source dans les herbes. Elle se dit alors : Calme-toi ; il n’y a rien qui t’inquiète.

Mais elle sort bientôt de ce rêve, et la réalité la perce alors comme une lame dont elle croit sentir la froide pénétration là, se dit-elle, où doit être la pointe du cœur. Le parfum des lilas lui fait mal jusqu’à lui donner la nausée. Toute odeur s’exagère en elle.

M. d’Astin la laisse seule autant qu’elle le désire. Elle se promène par les pelouses, caressant avec une infinie tendresse le crâne bas du vieux chien qui la suit. Elle lui parle : Oh ! que tu es bon, toi… Si tu savais…

Et elle sent sa douleur croître comme une ronce, seconde par seconde.

Cet état de la jeune fille n’est pas sans inquiéter M. d’Astin qui connaît hélas ! l’atavisme paternel de la jeune fille, et qui sait dans quel mysticisme sombrèrent plusieurs de Alcaraz.

Il s’essaie parfois à distraire Almaïde. Il lui fait visiter cette antique demeure encombrée comme un roman d’aventures. Le parfum d’un autre monde y règne. Et, considérant les objets rapportés de la Chine, on songe à Sindbad-le-Marin. Dans le salon, il y a une chaise à porteurs dans laquelle est assise une grande poupée du Céleste Empire qui, de sa main passée à la portière, laisse pendre un hibiscus rouge. En s’approchant, on admire la robe d’azur de ce mannequin charmant dont la tête, appuyée en arrière, offre, comme une rose éternelle, le sourire un peu dédaigneux de la bouche.

Çà et là, sont des meubles rares, des chaises incrustées de nacre ou des fauteuils drapés de robes si légères que l’on distingue à travers elles les pivoines couleur de chair qui s’épanouissent aux dossiers. Les pieds de l’un de ces fauteuils reposent en des babouches si petites, si jolies que l’on songe à Cendrillon. Et, sur les murs, on voit de gaies peintures, polies comme des porcelaines où des princesses Mongoles achètent des fleurs, ou les marchandent, avec de petits gestes réservés.

Un soir qu’Almaïde est plus sombre que de coutume, et que M. d’Astin s’aperçoit qu’il ne peut plus lutter contre cette énigmatique tristesse, qu’il ne peut attribuer à la mort d’un oncle égoïste et morose, il lui demande :

— Ma chérie, vous paraissez avoir un gros chagrin ?…

Elle demeure silencieuse dans l’ombre de la lampe.

Il s’assied auprès d’elle et lui prend les mains :

— Dites, qu’avez-vous ?

La voix du gentilhomme est si douce et bonne qu’elle fait frissonner la jeune fille comme sous un souffle d’amour. Longuement, comme qui va sangloter, elle aspire l’air d’un soupir entrecoupé. Ses yeux se remplissent de larmes, ses narines frémissent.

Enfin elle tombe à genoux sur le tapis et, pleurante, appuyant sa joue humide et brûlante aux vieilles mains ridées qu’elle retient entre ses doigts crispés, elle fait sa confession.


VIII


Au lendemain matin de cette terrible soirée, M. d’Astin mande Almaïde dans sa chambre.

— Mon enfant, lui dit-il, asseyez-vous en face de moi… J’ai songé à vous toute la nuit. J’ai besoin de vous entretenir.

Il dit cela doucement, gravement, étendu sur un fauteuil, le pied sur un tabouret, enveloppé d’une robe de femme chinoise qu’il se plaît à souvent revêtir dans sa chambre. Il appuie, à plat, ses bras sur les bras du fauteuil, chaque main s’incurvant à l’un des pommeaux de chêne. Le corps est un peu voûté en avant. Les cheveux blancs, rejetés en arrière, ondulent. Les yeux de claire pervenche fixent le plancher où tremble la lueur du feu. Une bonté éclaire le visage douloureux.

M. d’Astin reprend :

— … J’ai songé à vous toute la nuit…

Et il se tait de nouveau, hésitant.

Au dehors souffle une rafale de Mai. Une tendre lueur verdâtre filtre par les petits carreaux. Une cafetière ronronne devant la braise. Almaïde, craintive, essaie de poser ses regards aux objets qui ornent cette chambre où elle n’était jamais entrée. À droite, il y a une carte marine roussie comme un vieux coquillage. On lit au-dessous : Océan Indien. Et çà et là, contre les murs ou sur des étagères, on voit des armes, des bouts de câbles, des oiseaux et des papillons naturalisés, des œufs d’autruche. Au fond, il y a deux grands tableaux.

L’un représente une jeune femme brune qui a l’air malade et langoureux. Elle a un regard triste et long. D’une main elle soutient un châle, de l’autre elle joue avec un colibri. Et, à ses pieds accroupie, une petite esclave noire range dans une corbeille des corolles jaunes qui ressemblent à des fruits et des fruits roses pareils à des corolles.

L’autre tableau représente une Chinoise élégante et d’un grand charme. Les cheveux dressés sur le front conique supportent obliquement des épingles et des fleurs. Les yeux, d’une petitesse extrême, sourient de côté, sensuels. On dirait que les narines sont deux pétales d’œillet. La bouche, petite et ronde comme une cerise, indique l’obstination à demeurer fermée, peut-être la volonté de ne s’ouvrir qu’au baiser, délicatement, comme une bonbonnière de corail — au-dessus de l’ivoire ovale et charnu du menton. Elle est habillée d’une robe verte de même nuance que le vêtement de M. d’Astin, et une ceinture lilas nouée par derrière ressort des deux côtés en larges ailes de papillon.

— … Toute la nuit, et une partie de la matinée, — reprend M. d’Astin, — j’ai songé à vous, mon enfant. Écoutez-moi.

J’ai connu bien des douleurs… L’âge m’a donné l’expérience. Tout homme qui a beaucoup souffert et vécu n’ose plus condamner, peut-être parce que lui-même aura bientôt besoin de la miséricorde de Dieu…

Ma chérie, vous avez aimé parce que vous aviez besoin d’aimer. Votre sentiment ne fut point vil. Vous avez aimé d’un amour naturel, et non point de cet amour qui s’achète ou se vend aujourd’hui par un mariage intéressé, et qui fait, hélas ! que la plus divine des aspirations se fabrique à volonté dans le cœur d’une jeune fille. Cette pierre philosophale, cette transsubstantiation que recherchèrent des alchimistes, on l’a trouvée, ô mon enfant ! La plupart des pères, des mères, cèdent leur fille au roi Midas. Pensez-vous que Dieu voie sans irritation cette simonie des âmes ? Non… La femme est née pour l’homme et l’homme pour elle. Toutes les créatures, toutes les choses veulent se donner d’elles-mêmes les unes aux autres. Considérez la vallée au printemps. Le perdreau blanc y cherche sa compagne, la fleur de l’hépatique s’incline vers la fleur de l’hépatique, l’ajonc n’a cette odeur suave que parce que ses pistils vont être alors fécondés.

… Mon enfant, je connais le supplice des cœurs solitaires, la soif d’aimer, la douleur qui gonfle de sanglots les âmes délaissées… Ma chérie, ne suffoquez pas ainsi, calmez-vous. Êtes-vous mon amie ? Je suis le vôtre et ne sais que m’attendrir sur votre cas. Votre action n’est point criminelle. Mais malheur à une société qui condamne le plus souvent une jeune fille sans fortune ou sans relations à la plus horrible des solitudes ! Ce n’est point vous qui êtes coupable, Almaïde, mais ce monde égoïste et repu de tous les vices qui refuse à une pauvre enfant ce qu’elle accorde aux animaux, ce qu’elle favorise aux oiseaux dans leurs cages. De l’hypocrisie naît tout le mal. Il faudrait que toute vierge, dont le cœur se consume isolé, ait le droit de choisir celui à qui elle veut se donner ; et que ce droit fût absolu ; et qu’il existât en dehors des conventions, des contrats et des parents. Il serait bon que celle qu’une injuste destinée astreint au célibat ait le droit de le rompre, et de rompre avec tous ceux qui la blâmeraient de cette action, échappant ainsi à leur hypocrite mépris ; et qu’elle pût leur dire, le jour qu’elle se sentirait devenir mère : je m’en vais où bon me semble, puisque vous me refusez une place au chenil.


La voix de M. d’Astin tremble et s’élève. Ainsi au temps de sa jeunesse, devait-il donner à sa parole ce ton d’autorité que savent avoir tous ceux qui commandent à la douleur et aux dangers.

— Ne soyez pas si émue, ma chère enfant, reprend-il. Donnez-moi la main, et ayez confiance.

Et, se retournant vers le portrait de la créole qui décore le fond de la chambre, il l’indique d’un mouvement de tête à Almaïde :

— C’était l’amie d’un ami. Elle est morte victime de la honte que suscitèrent en elle ces hypocrites préjugés. Elle avala du laudanum, et son trépas tragique bouleversa à jamais les idées de celui qui l’aimait. Elle se nommait Laura Lopez.

Puis, désignant le portrait de la Chinoise :

— Elle se nommait Li-Tsée. C’était la fille d’un mandarin. Il s’opposait à son mariage. Elle se donna à moi. Je ne demandais qu’à continuer de l’aimer et qu’à chérir l’enfant qu’elle me promettait. Mais son père surprit nos relations et, trouvant qu’elle s’était déshonorée à fréquenter un chrétien, il la fit dévorer par des truies. Et je perdis ainsi la plus aimable des maîtresses et la fleur de tout un Printemps.

M. d’Astin se recueille, le front dans une main. On entend le bruit du feu et celui du vent dans le parc, ce même vent peut-être qui soufflait jadis sur le jardin de la Chine où, dans un massif épais, le jeune marquis sentait fléchir sous lui Li-Tsée, plus souple et douce qu’un rameau fleuri de cognassier.

Almaïde est aux genoux du vieillard qui pose sa main sur elle en signe de bénédiction, et dit :

— Ne vous troublez point. Je suis ému en songeant que ma pauvre Li-Tsée n’eut jamais le bonheur que vous allez avoir : celui d’être mère. Votre enfant, vous en serez fière, puisque Dieu vous l’envoie. Si je vis encore quelques mois, il me fera me souvenir de celui dont on me priva… Oui, Dieu nous l’envoie. Nous l’accueillerons. La position que je lui laisserai, je n’ai pas d’héritiers naturels, sera belle. Et votre richesse vous évitera bien des ennuis. Mon amie, vous élèverez cet enfant non point en secret, ni en désavouant son origine, ce qui serait facile. Mais vous le produirez aux yeux de ce monde qu’il faut apprendre à mépriser en déclarant hautement : Voici le fils ou la fille de Mlle Almaïde d’Etremont et d’un petit pâtre de la vallée.


Almaïde, toujours agenouillée, la main dans la main du gentilhomme, sent une immense tendresse l’envahir. Elle relève enfin la tête et, cambrée, les cheveux épars, fixe de ses yeux ardents où brûlent des larmes ceux du vieillard plus bleus et purs qu’un azur d’avril. Elle entoure de ses beaux bras le cou de M. d’Astin et murmure :

— Mon ami, que vous êtes bon…



IX


L’Été couronné d’origan et de brunelles bleues vint et passa.

Et, la fin de Septembre arrivée, le parc du château d’Astin s’emplit de cette aurore du crépuscule qui rend pareil à quelque verger mûr, la fin du jour. Tout s’empourpre, tout se dore. Les ramées obscures et cramoisies, pas encore dégarnies de leurs feuilles, s’épandent avec lourdeur au-dessus des gazons. Aucun vent ne souffle aux eaux rouillées des bassins. Et, dans les buées lilas de l’allée, un marbre nu, quelque Diane courante, semble tresser, plus haut que son front, une invisible guirlande.

Étendu sur sa chaise longue, au bas du perron, ayant jeté par jeu sa canne à son épagneul qui la lui rapporte, M. le marquis d’Astin voit du fond de l’allée s’avancer vers lui Almaïde.

Elle s’assied auprès de lui, tenant son enfant qui pose aux fruits blancs et gonflés qu’elle lui tend ses lèvres d’anémone humide.

M. d’Astin les contemple longtemps, puis :

— Ce soir, qu’il fait beau, mon amie ! Cette mort de l’après-midi est douce et recueillie. Puisse mon existence se terminer ainsi, et puissent les nuages du Trépas ne voiler un instant mes yeux que pour me découvrir ensuite le limpide azur des Contrées divines… Ne vous attristez pas, mon enfant, de ces paroles : Vous me donnez encore de la joie… Mais je ne voudrais pas recommencer la vie.

… Voici le dernier Automne, sans doute, où je me souvienne de moi. Je m’éteindrai, un soir, comme ce soleil qui dore les bois poétiques de ces coteaux. Sur leurs bruyères, adolescent, je rencontrai l’amour de bergères comme vous trouvâtes celui d’un pâtre. Il n’y a de différence qu’aux yeux du monde entre votre jeunesse et la mienne passée. Toutes choses sont égales. Ces coteaux bondissent comme l’Océan, et ils gardent aux creux de leurs vallons, comme la mer au fond de ses vagues, les reliques de bien des tempêtes…

Voyez là-bas, près de ce blanc clocher, reposent en paix Clara d’Ellébeuse, qui vous fut amie, et Laura Lopez, dont je vous parlai au lendemain de votre aveu. Toutes deux moururent d’amour, bien que l’égoïsme des hommes prétende que l’on n’en meure point.

L’une était chasteté, l’autre était passion, ce qui est souvent la même chose. L’une succomba, je ne sais plus à quelle pure folie, et l’autre à l’effroi de s’être donnée. En un mot, elles semblent avoir trépassé au même mal, victimes de l’orgueil héréditaire.

Quant à vous, mon enfant, ce fut d’être privée d’assez bonne heure d’éducation qui vous sauva. Toutes choses sont égales, vous ai-je dit — et toutes les créatures. Quelle différence établir entre nos chaperons rouges des montagnes, qui ne peuvent davantage résister à l’amour que les noisetiers à la poussée de la sève, et Mlle Almaïde d’Etremont ? Je suis revenu de bien des hypocrisies dont l’homme le plus droit se débarrasse difficilement. Je puis d’autant plus émettre ces opinions que mon âge me les permet et que, depuis de longues années, j’ai su ne point profaner la beauté, et que je vis dans cet état de pureté qui seul rend la vieillesse digne en la rapprochant de l’adolescence. Mais, enfant, — souriez : Je sais que si, jeune homme, j’eusse vécu auprès de vous, pâtre ou marquis, et que s’il m’eût été impossible de vous épouser, j’aurais essayé de vous prendre. Et que, si j’y fusse parvenu, je me serais tenu pour un misérable si l’idée d’un mépris quelconque pour vous avait traversé mon esprit.

Je sais également que tout triste cœur de jeune fille voué à la solitude, meurtri constamment par la vision de la joie de ses amies, gonflé par le besoin de donner son amour, de se dévouer et de se sacrifier, doit succomber à la moindre caresse qui lui affirme qu’il est capable de donner du bonheur. Et quelle est la femme heureuse qui, ayant mordu au fruit d’un riche verger, oserait blâmer Almaïde qui, au fond des ravins, cueillit une pauvre arbouse ?

M. d’Astin se tait. Il prend dans sa main la main libre d’Almaïde qui, rêveuse, penche toujours vers son enfant sa gorge de pervenche pâle d’où coule la blanche rosée de vie :

— Je sens que vous parlez selon Dieu. Mais qui donc parle encore comme vous ?

Elle relève la tête, attendant la réponse qui ne vient pas.

M. le marquis d’Astin s’est endormi dans la Paix éternelle.


fin d’almaïde d’etremont