Almanach (Verhaeren)/10

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(p. 38-43).

OCTOBRE




Avec, sur l’épaule, ses nocturnes corbeaux — et
le baiser, autour des seins, de ses roses dernières,
la madone des soirs surgit au coin du bois.

Et les flûtes pleurent et les hautbois
et les cors d’or dans les échos des bois pleurent.

Et les appels de cloche à cloche
s’entre-cognent de village à village, sur les oches ;
et les bêtes dans les fermes bousculent
leurs chocs d’abois contre les murs du crépuscule.



Et sur la plaine infiniment d’automne
prennent l’essor les lourds corbeaux de la madone.

La madone des bois d’automne,
avec ses crins feuillus et roux
et ses manteaux bordés de houx,
la madone des soirs et des tempêtes
règle la chute et le courroux
— rostres ouverts — des corbeaux fous.

Comme des paons de braise ouvrant leurs queues
les feux, là-bas, brûlent au fond des âtres
et dessinent aux murs de plâtre
des attitudes en ombres bleues,
quelques fermiers, les pieds croisés dessous leur banc,
fument et se taisent paisiblement,
leur face en or tournée aux flammes ;
et seul s’entend le va-et-vient des femmes,
en sabots lourds, autour des tables,
et le pesant et lent mâchonnement
des bœufs couchés dans les étables.



La madone des soirs et des tempêtes
commande au vol et aux courroux
— rostres ouverts — des corbeaux fous.

Les blés dorment au fond des granges,
et leurs barbes comme des franges
remuent au long des poutres plates :
la poussière d’entre les lattes
descend sur l’aire et la recouvre ;
en un grand nid de foin vermeil
le chat s’étire et ses griffes s’entr’ouvrent
nonchalamment à travers le sommeil.

La madone des soirs d’automne
éclaire avec de grands flambeaux
le vol au loin de ses corbeaux.

Sur les routes, vers l’horizon,
par leur fenêtre, les chaumières
ouvrent les yeux en pleurs de leurs lumières ;
le vieux village, avec l’église au bout,
monte jusqu’au vieux Christ, debout,


mains ouvertes, sur sa butte fendue
et le silence et la tranquillité,
par à travers l’éternité,
vers les terreaux couleur de cendre
de ses deux mains immensément tendues
semblent tomber et se répandre.

La madone des soirs et des mirages
grandit soudain en cris d’orage
et ses corbeaux bruyants et lourds
sur les chaumes de bourgs en bourgs
ainsi que des marteaux, font rage.

Des nuages dont les visages
passent, fendus d’un seul éclair ;
une fuite giflée à travers airs
de feuilles d’or et de branchages ;
un vent qui brasse à mains énormes
la cime au loin des chênes et des ormes
et brusquement comme un arrêt
du ciel entier autour de la forêt.



À cet instant fugace et de détente
la madone des soirs à ses corbeaux commande.

Des troncs, de haut en bas cassés
comme si l’or d’un glaive en avait traversé
l’écorce encor fumante, éclatent et s’abattent.
Des chaumes roux soudainement en feu
s’ouvrent par le milieu
à la meute passante et volante des flammes
qui clament
vers l’horizon cuivreux.
Le fleuve bout à gros remous
contre des caps de limons roux
et noue entre eux ses flots de boue ;
des vols ramants d’oiseaux
sont culbutés dans l’eau,
la tête en bas, à coups de faulx,
et les tanguants navires
avec des bruits qui les déchirent,
le foc claquant et se gonflant à faux ;
chavirent.



Et c’est ainsi sur terre et fleuve
toute la haine qui s’abreuve
de la madone en or d’automne
et c’est ainsi sur terre et mer
l’automne au loin qui, le soir, sonne
à clairons noirs le pâle hiver.