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Almanach de la coopération pour 1869/Le Droit des femmes

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VARIÉTÉS




LE DROIT DES FEMMES



Dans le langage imagé par lequel l’esprit humain signale les rapports profonds du visible et de l’invisible, on dit : les fruits de la science, le champ de l’intelligence, la fécondité de l’idée. Ces comparaisons, qui sont bien des analogies, s’imposent à l’esprit avec plus d’évidence que jamais en ce moment. Les hommes, autrefois si éloignés, si séparés les uns des autres, vivent de plus en plus dans une même atmosphère morale, parcourue dans presque toute son étendue par les mêmes courants ; et de même que sous telles influences favorables se développent telles végétations sur la terre, ainsi telle question à son heure éclot sur divers points à la fois, grandit et s’impose en même temps à l’attention de tous les peuples dont le degré de civilisation permet ce progrès.

Il en est ainsi de la question des femmes à l’heure où nous sommes.

Avancée en Amérique jusqu’au point d’avoir conquis les suffrages de deux assemblées législatives, soutenue en Angleterre par les hommes les plus éminents, agitée en Allemagne, en Suisse, elle est à l’ordre du jour en France dans la Presse, dans les livres, dans les romans ; elle est devenue l’objet d’une des réunions populaires les plus suivies et d’une ligue qui grandira.

C’est que le principe sur lequel s’est basée et lentement se construit la société nouvelle porte ses fruits ici comme ailleurs. Le droit, qui désormais découle de l’individu, confère à la femme, comme à tout être humain, l’égalité.

Faute de comprendre ce principe, qui pourtant est la base de leurs réclamations, la seule assise inébranlable de la démocratie, certains démocrates ne veulent voir dans la femme qu’une mère, c’est-à-dire un agent social ; ils écartent pour la femme l’autonomie individuelle qu’ils réclament pour eux-mêmes ; et supprimant d’un trait, en même temps que sa liberté, la plus grande part de sa vie : la première jeunesse, l’âge mûr, la vieillesse, — ils font, des années que dure la tâche maternelle, le point unique de la destinée de cet être humain et le seul but de toute son activité.

Une appréciation aussi exclusive serait fondée, que par là même serait condamnée la subordination d’esprit et d’action où l’on prétend maintenir la femme.

Car si la maternité est chose si haute, si sacrée, qu’elle réclame le sacrifice le plus grand, le suprême sacrifice de la liberté, de la vie entière, l’être chargé d’une telle fonction doit être le plus accompli de tous les êtres. Ce n’est pas trop de toutes les lumières de l’intelligence, de toutes les ressources de la science, de tous les dons de l’esprit, pour cette importante mission de créer à nouveau l’humanité.

À moins de soutenir que la maternité soit d’autant plus noble et mieux remplie que l’être qui l’exerce est plus inférieur, on ne saurait élever d’objection contre le développement intellectuel de l’être maternel, de la femme.

Ce sont, avouons-le, des raisons de l’autre monde, du monde passé, que de s’en remettre pour le souci le plus important, pour la science la plus complexe, celle de l’éducation, aux sublimités de l’instinct, aux inspirations du cœur, et autres phrases, auxquelles d’excellentes créatures, nous le voulons bien, mais fort ineptes dans leur rôle, donnent journellement, aux yeux de tous, le plus parfait démenti. C’est déclarer la connaissance inutile et même funeste, fonder la vie sur une absurde contradiction, et supposer l’humanité composée, on ne saurait comment, de deux races, l’une d’illuminés, l’autre de rhéteurs. Je sais bien que des poëtes ont fait ce joli tableau, et qu’il a fait pâmer d’aise une foule d’esprits sensibles… aux niaiseries maniérées, Mais à l’heure où nous sommes, — tout le monde le sent, je crois, — c’est de sérieux qu’il s’agit.

La femme, ne fût-elle que mère, par cela précisément doit donc être aussi instruite, aussi réfléchie, aussi intelligente qu’il se peut.

Or, à moins de décider que le gouvernement de ce monde doit appartenir à la force brutale, quelle raison pourrait empêcher un être intelligent de vouloir et d’agir en ce qui le touche ?

— Et maintenant quelle est la question sociale dans laquelle la femme ne soit pas intéressée ?

— Ah ! mais, et les immondices de la rue ! et les batailles de la voie publique !…C’est vrai, on pousse la tendresse et les petits soins jusqu’à vouloir conserver à la femme, de peur des horions de je ne sais quelle mêlée, cette dépendance dont le dernier résultat, d’abaissement en abaissement, est une dégradation que l’on répugne à nommer.

De telles raisons, il faut le reconnaître, ne sont que l’argumentation doucereusement hypocrite à l’aide de laquelle tous les despotismes cherchent à retenir leur proie quand elle s’échappe. Rendons à Loyola ce qui appartient à Loyola. Alléguer le respect de soi-même, l’amour, la délicatesse, pour retenir un être dans la sujétion est une escobarderie dont tout homme qui prétend sérieusement au titre de démocrate et soupçonne toutes les grandeurs et les vérités contenues dans la liberté, doit faire promptement justice en lui-même.

Et puis la vie publique a-t-elle donc pour caractère obligé d’être brutale et honteuse ?

C’est précisément à l’action de la femme qu’elle devra d’être moralisée. Un des hommes les plus distingués des États-Unis, Henry Ward Beecher, dégoûté, comme beaucoup de ses compatriotes, des brutalités souvent ignobles du poll (lieu du vote public), dit pour s’excuser de n’y point prendre part : J’attends que le suffrage des femmes vienne faire du vote une chose décente.

Nous voici au point le plus sensible de la question.

Car c’est à l’égard des droits politiques, particulièrement, que des hommes, très-disposés d’ailleurs à rendre justice à la femme, éprouvent une excessive répugnance. Ils veulent bien la femme éclairée, indépendante ; mais ils lui refusent le moyen de réaliser sa volonté ; ils lui reconnaissent le droit d’agir en tout ce qui la concerne ; mais ils lui interdisent le choix de ses agents. Pourquoi cette contradiction ? Je gage qu’ils ne ne le savent point.

On a beau penser, vouloir penser, être sincère, l’habitude est chose si puissante sur notre nature qu’il nous reste souvent, à tous plus ou moins, de ces susceptibilités épidermiques, opposées parfois à nos croyances les plus sérieuses.

La convenance ? — en est-il de supérieure à celle d’exercer le droit ?

Le temps ? — les femmes en consacreront bien moins à remplir leurs devoirs électoraux qu’elles n’en perdent à l’église, ou à ces commérages malsains dont se repaissent forcément les esprits vides.

On essayera vainement d’embrouiller par mille fantaisies psychologiques ou sentimentales, une question si simple, qui se réduit à celle-ci : Êtes-vous pour ou contre le droit ?

Ceux qui, dans l’intérêt prétendu de l’ordre et de la famille, veulent condamner à une sujétion — abjecte et funeste comme toute sujétion l’est fatalement — la moitié de l’espèce humaine, se rattachent, qu’ils le sachent ou non, à la tradition despotique qui, de Manou à Bonaparte, fit la honte et le malheur de l’humanité.

Selon le code de Manou, la femme n’est que le champ auquel la semence est confiée. Objet d’utilité pure, créature essentiellement passive, inférieure, elle obéit successivement à son père, à son mari, à son fils. Là, comme dans la Bible, comme dans l’Église, déclarée cause de péché, c’est elle qui paye par le mal dont elle est l’occasion, souvent la victime. Elle n’est pas la seule sacrifiée d’ailleurs à cette conception étrange, douloureuse de l’ordre ancien, dont ce code est le monument le plus accentué. Du Soudra, qui porte tout le poids des autres castes, jusqu’au Brahmine, martyr de la prière et de la loi, tout le devoir consiste dans la soumission et dans la souffrance.

C’est la vieille conception autoritaire qui fait de l’être humain le rouage d’un ordre préconçu, au lieu de faire dériver cet ordre de la propre nature humaine.

Cette conception se retrouve partout, plus ou moins. Les républiques sont en général aristocratiques ; elles ont du moins l’esclavage ; toujours le sacrifice de la liberté de certains est jugé nécessaire à l’ordre public, sans parler des murs du gynécée. Le christianisme se greffa sur la philosophie hindoue. Il en fut ainsi jusqu’à la Révolution, qui proclama le droit humain.

Mais la conception de l’ordre, dans l’esprit du soldat qui imprima sur nos codes le cachet de sa brutalité, était au fond la même que celle de Manou. Cependant, au lendemain de la grande émancipation civile, il ne pouvait oser contre le citoyen ce qu’il osa du moins contre la femme ; il dut se borner à refaire le moule brisé de la caste noble, à reconstituer ducs et majorats. Bonaparte fut l’esprit du vieux monde, qui, profitant des défaillances de l’esprit nouveau, trop faible encore, tenta de l’étouffer au berceau. Il est temps d’y voir clair dans ce monument bâtard qui fut son œuvre et d’où viennent aujourd’hui ces confusions de principes, où se fourvoient les meilleures intelligences et les plus ardentes volontés.

L’ordre — ceci est la religion nouvelle — l’ordre c’est la justice. Qu’aucun démocrate, digne de ce titre, n’essaye de combiner ensemble le vieil ordre et l’ordre nouveau. Il ne saurait forger une chaîne qui ne le blessât tôt ou tard. — Quel rôle jouent les femmes en ce temps ci ? Elles réduisent à néant de nobles efforts ; elles retardent l’avenir. Cela est juste. Les novateurs ont manqué de foi ; ils ont gardé le despotisme dans la famille ; ils le récoltent dans l’État.

Naïfs qui visez à ces habiletés politiques, par lesquelles on prétend amalgamer les contraires et faire de l’utile en dehors du vrai, ne voyez-vous pas que ce sont là choses monarchiques ?

Dans l’ordre ancien, où le Ciel lui-même gouverne par ses délégués, dont chaque clef de voûte est une hiérarchie, où la splendeur du roi Soleil est faite de l’humilité de tous, toute la vertu, d’une part, est obéissance, et, de l’autre, commandement. C’est pour l’ordre, à la plus grande gloire de Dieu, que l’on tue, que l’on pille, que l’on viole ses serments ; car l’utile, c’est naturellement l’injuste, puisque l’ordre c’est le privilége.

Dans le droit issu de l’être humain, au contraire, point de sujétion qui ne soit désordre ; point d’injustice qui ne soit crime ; point de compression qui ne blesse tout le corps social. L’ordre véritable est dans l’harmonie produite par le libre développement de tous. Il doute de la liberté celui qui ne voit pas en elle la famille régénérée, et la maternité ennoblie.

André Léo