Almanach olympique pour 1919/03

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Imprimeries Réunies. S. A. (p. 8-12).

Les découvertes de l’année

S’il y a au Paradis un saint chargé d’assurer ici-bas les progrès de l’histoire et un autre attaché à la surveillance des études géographiques, ils doivent être pour quelque chose dans la guerre actuelle. Désespérant d’y réussir autrement, ils auront obtenu de Dieu qu’il autorise le cataclysme comme le seul moyen d’en finir avec l’ignorance invétérée des habitants de la Terre.

Et c’est ainsi que les pauvres humains apprennent — hélas ! au prix de quels sanglants sacrifices — une quantité de choses importantes dont ils ne savaient plus le premier mot. La guerre russo-japonaise et la guerre des Balkans leur avaient déjà fait entrevoir quelques nouveautés concernant le Japon d’une part, la Serbie et la Bulgarie de l’autre. Mais l’apprentissage actuel s’opère avec un bien autre relief. Voici que le Tigre et l’Euphrate ne coulent plus à travers une Babylonie défunte ; ils arrosent des plaines redevenues vivantes. De la Pologne il ne restait dans les mémoires que la notion du partage final ; de l’Arménie, que celle des massacres récents. Désormais on ne pourra plus ignorer la gloire lointaine des Piasts, l’union avec la Lithuanie, la bataille de Grünwald et cette curieuse évolution à rebours qui fit de la monarchie polonaise libérale et tolérante une oligarchie tyrannique et sectaire. De même on n’oubliera plus les six siècles d’existence indépendante de l’antique royaume arménien, les luttes religieuses contre le mazdéisme persan, puis la longue vice-royauté des Pagratides, les dévastations turques et cette interminable agonie d’un peuple qui ne voulut ni abjurer ni mourir.

Le monde arabe a ressuscité à nos yeux avec l’histoire de la civilisation originale qui du golfe Persique à Cordoue dessina pendant six cents ans un croissant scintillant. L’Arabie, … qui pensait à elle ? Y avait-il donc une Arabie ? C’est pourtant vrai que les Arabes et les Turcs ne confondent ni leurs traditions ni leur caractère. Et tandis que les Anglais récrépissent Bagdad et qu’à Damas on évoque les souvenirs de la royauté franque, le souverain de l’Hedjaz circule en chemin de fer dans ses États émancipés.

Telles furent les « découvertes » de 1917. Celles de 1918 ont plus grande envergure encore. La Russie, — terme vaste et imprécis sous lequel nous avions coutume d’englober pêle-mêle Pierre-le-Grand et Tolstoï, Catherine ii et le saint Synode, le nihilisme et les Cosaques, la poésie des steppes et l’horreur des geôles, — la Russie est apparue ce qu’elle fut toujours : une mosaïque de peuples distincts qui ne pourront être ni séparés ni unifiés : source à fois de faiblesse et de force pour ses gouvernants. Et la question de Finlande et celle de Bessarabie, le passé de Kiew et celui de Tiflis, la ligne du Don et celle de l’Oural, Arkhangel et Tobolsk, Irkoutsk et Kazan ont défrayé nos chroniques occidentales ou dressé leurs silhouettes dans nos journaux illustrés.

De conséquences plus profondes, s’il est possible, est la découverte d’un idéalisme américain. Le bon Européen sédentaire ne veut pas encore y croire. Il se refuse à l’évidence. On lui avait tellement dit que pour ces Yankees il n’était autre chose en ce monde que le dollar ! Certains, il est vrai, s’étaient permis d’insinuer qu’il y avait erreur et que le culte du veau d’or n’était là-bas ni si général ni si intensif qu’on se plaisait à le répéter, — qu’au surplus il suffisait d’entr’ouvrir les annales du peuple américain pour y découvrir les traces nombreuses d’un idéalisme irréductible ; à quoi l’Européen haussait les épaules : l’histoire américaine, la bonne blague ! Ce n’était qu’un relevé de comptes, un long « profits et pertes »… Il va bien falloir l’apprendre, maintenant, cette histoire.

Allons ! encore un peu de temps et les civilisés finiront par connaître à peu près leur planète et les œuvres de leurs ancêtres.