Aloys, ou le religieux du Mont Saint-Bernard
Cette histoire est vraie ; mais elle a été écrite de mémoire par le voyageur qu’on y voit figurer, et qui n’en avait entendu faire qu’une lecture rapide au couvent même du mont Saint-Bernard.
Le manuscrit, remis au net, fut présenté, il y a quelques années, à l’une des femmes les plus distinguées de la société, par la délicatesse de son goût, et la sagacité de son esprit. L’auteur d’Ourika eut l’idée de l’insérer dans un recueil de nouvelles, dont voici le cadre :
Un étranger est retenu au mont Saint-Bernard, par une tourmente ; et, pour charmer l’ennui de sa captivité, il parvient à engager les six religieux, habitant alors l’hospice, à lui conter leur histoire. Il se trouve que chacun de ces hommes a été conduit là par un amour malheureux !
Le voyageur, ayant reconnu un des religieux, se hâte de fuir le couvent ; et, revenu dans sa patrie, il écrit l’histoire de ce moine, dans laquelle, par un concours de circonstances extraordinaires, il se trouve lui-même jouer un rôle.
En peu de temps, la mort l’a enlevé ; et la seule amie à laquelle il eût confié son secret, l’a gardé religieusement jusqu’à ce que d’autres morts, qui se sont bien rapidement succédé, permissent de publier une production qui ne peut qu’ajouter un souvenir touchant à ceux qu’a laissés ce malheureux.
Aujourd’hui rien ne recommande mieux les ouvrages au public, que la certitude qu’ils n’ont pas été écrits pour lui. Celui-ci, n’eût-il que ce mérite, nous eût paru digne encore d’être lu.
Introduction.
L’HISTOIRE qu’on va lire a été recueillie par un Français qui parcourait le nord de l’Italie au commencement du printemps de l’année 1815. Il venait de voir mourir l’objet de ses plus chères affections, une femme qu’il avait adorée. Ce chagrin, dont il croyait que rien ne peut consoler, l’avait détaché du monde et entraîné dans un pays lointain : mais un voyage sans but était sans intérêt. Il errait dans les solitudes des Alpes sans les voir, sans entendre le sublime langage que parle une nature toujours primitive, puisque l’homme et la civilisation n’y peuvent rien changer. Il s’étonnait lui-même de son indifférence, en contemplant des scènes si nouvelles, et il croyait avoir perdu pour toujours la faculté de sentir. Toutes les sources d’émotion : l’admiration, l’amour, la crainte, lui paraissaient taries au fond de son cœur, à qui rien ne répondait, parce qu’il ne savait plus rien demander : un reste de foi, sans l’attacher à la vie, l’empêchait seulement de se donner la mort.
C’est dans cette disposition d’esprit, qu’un soir il suivait péniblement les sinuosités du défilé, par où l’on gravit du fond de la vallée d’Aoste jusqu’au passage du mont Saint-Bernard.
On donne le nom de montagnes, dans ce pays, à des cols très élevés, et pourtant dominés encore de tous côtés par des pics inaccessibles. Il n’était plus qu’à peu de distance de l’hospice. Le temps était calme, quoique très froid, à cause de la prodigieuse élévation du sol ; les derniers murmures de la Doire, qui se précipite vers le Piémont, expiraient au loin dans les régions inférieures de l’air ; les ombres du soir grandissaient les rochers, dont les masses bizarres ressemblaient à des géans enchaînés ; et, près de voir disparaître le soleil, la seule image de la vie dans ces lieux déserts, la terre semblait attendre la nuit avec un respect silencieux.
Des tableaux si solennels auraient inspiré une sorte de terreur au jeune voyageur s’il eût été moins malheureux ; mais, ayant perdu lui-même le charme de la vie, il contemplait l’image de la destruction avec une insouciance sinistre. Il éprouva cependant un désir, le seul qui, depuis bien des mois, eût réveillé son âme de cette léthargique indifférence : il voulut s’arrêter pour admirer la solitude. Il ordonna donc à ses guides de le précéder à l’hospice, leur promettant de les y rejoindre en peu de temps. Sans tenir compte de l’expérience de ces hommes, qui lui prédisaient une soirée orageuse, il exigea qu’on le laissât seul : il s’assit contre un quartier de rocher, dont la pointe aiguë s’élevait au-dessus de la neige qui couvrait encore la route et les pentes du défilé.
À peine fut-il resté un quart-d’heure près de cette pierre, que le ciel se couvrit subitement de nuages rapides ; d’autres vapeurs s’élevaient plus lentement du fond des vallées, et, rasant les flancs de la montagne, elles semblaient en assiéger la cime ; cette voûte mobile coupait les pans de rochers à la moitié de leur hauteur, et l’on voyait des cascades tomber comme par magie du milieu de ces nuages qui dérobaient aux regards la vraie source des eaux. Un vent formidable, soufflant par intervalles, faisait monter jusqu’au ciel des tourbillons de neige, et la nature désolée disparaissait sous cette poussière glacée comme sous un linceul. En vain le tonnerre de l’avalanche, les craquements des glaciers, les sifflements de la tempête, avertissaient le jeune voyageur de fuir le danger ; il ignore encore ce qu’il a pensé, ce qu’il a éprouvé, jusqu’au moment où, réveillé d’un profond évanouissement, il se sentit soulever par un inconnu. La nuit était sombre, la vitesse du vent s’était ralentie, mais un engourdissement insurmontable ôtait à l’étranger l’usage de ses membres. Un des moines de l’hospice, qui avait été guidé par les chiens jusqu’auprès du mourant, agitait une cloche pour appeler du secours.
« — Pourquoi me rendre une existence si douloureuse, s’écria le voyageur ? je ne sentais plus rien.
» — Je vous ai réveillé du sommeil de la mort, répondit le moine, vous étiez enseveli sous la neige.
» — Que ne m’y laissiez-vous !
» — J’ai fait mon devoir ; le vôtre est d’user pour la gloire de Dieu de la vie qu’il vous rend.
» — Qu’est-ce que la vie pour moi ? »
Dans ce moment un second religieux rejoignit son compagnon, et ils parvinrent tous deux à transporter jusqu’à l’hospice l’imprudent jeune homme, dont on avait cherché la trace depuis le commencement de la tourmente.
Sa santé fut parfaitement rétablie en deux jours, mais les douleurs de son âme paraissaient incurables ! Son cœur était devenu incapable même de reconnaissance, et l’existence lui paraissait un tel fardeau, qu’à peine pouvait-il adresser un remerciement au religieux qui la lui avait conservée en risquant la sienne.
Cependant il ne paraissait pas songer à quitter l’hospice ; il ne recherchait ni ne fuyait la société de son libérateur ; il s’étonnait de l’élégance du langage de ce moine qui, Français comme lui, n’avait que vingt-sept ans, et vivait depuis trois ans dans cette maison. Ne pouvant s’empêcher d’admirer tant de patience à cet âge, il devint enfin curieux d’apprendre par quelle voie une âme qui semblait avoir souffert, avait été conduite à cette ineffable paix, inconnue aux habitants du monde.
Le religieux hésita quelques instants ; mais bientôt, élevé au-dessus de lui-même par un motif de charité, il pensa que ses douleurs étaient plus amères que celles de l’infortuné qui l’interrogeait, et qu’il se rendrait coupable s’il refusait de lui montrer comment il avait été amené dans ce port où l’attendait la résignation.
Le prieur du couvent se joignit à l’étranger pour vaincre la résistance de son disciple ; ce respectable supérieur, le seul homme auquel le jeune religieux eût confié ses chagrins, l’avait dès longtemps exhorté à écrire l’histoire de sa conversion ; le moine sortit pour aller chercher son manuscrit, qu’il rapporta à l’instant ; il y lut ce qui suit :
« Je suis né fort peu de temps avant l’époque où éclatèrent les discordes civiles qui agitent mon pays. Je n’ai connu ni mon père, qui périt victime de la fureur des factions, ni ma mère, qui ne put se consoler de la perte de son époux, et mourut de douleur peu de temps après lui. Je fus élevé par une sœur de mon père, qui, restée veuve sans enfants, me reçut dans sa maison et me traita comme son propre fils. La Providence la protégea ; sa vie et une partie de sa fortune échappèrent comme par miracle aux fureurs et à l’avidité populaires. Ainsi, après un vaste incendie, on aperçoit quelquefois un toit solitaire et qui, gardé par une puissance invisible, est resté intact au milieu des ruines de toute une ville.
» C’est dans cet asile que j’ai passé mon enfance et ma première jeunesse : nous y vivions séparés du reste du monde.
» Ma tante, frappée des crimes et des erreurs du siècle, crut qu’elle aurait tout fait pour moi si elle parvenait à me cacher l’esprit du temps et à me rendre différent des hommes avec lesquels j’étais pourtant destiné à passer ma vie. Elle s’occupa de mon éducation avec toute la tendresse d’une mère, mais son esprit manquait d’étendue et de fermeté, et si je pouvais attribuer aux fautes des autres quelques-unes des douleurs qui m’ont accablé dans le monde, j’en accuserais les soins aussi excessifs que peu éclairés d’une personne à qui je dois cependant bien de la reconnaissance. Elle détestait les excès des hommes que le torrent révolutionnaire entraînait successivement à la tête de la société. Le monstrueux pouvoir de ces esclaves tyrans épouvantait le monde. On tremblait en voyant commencer leur règne, on tremblait en le voyant finir. Ne remontant jamais aux principes par lesquels on pouvait combattre leurs erreurs, ma tante ne voulait pas voir que leurs actions étaient un résultat nécessaire de leurs idées. Elle reculait devant les effets, après avoir admis les causes.
» Je reconnus de bonne heure cette inconséquence, et, tout en partageant les sentiments de ma tante, je m’efforçais de n’adopter aucune de ses opinions.
» Dès lors je me vis condamné à une lutte secrète, et la personne contre l’esprit de laquelle je me défendais sourdement de toutes les forces du mien, ne se doutait même pas de ce combat intérieur. Mais par cette résistance continuelle, je me privai volontairement de la seule intimité que les circonstances m’auraient permise, et dans l’âge des plus douces émotions, je n’éprouvais qu’un sentiment, celui de mon isolement ; je n’en aurais pas souffert, si ma tante eût mieux jugé les besoins de mon cœur ; j’étais naturellement sérieux, et avec un peu de mélancolie, la jeunesse et l’enfance même se mettent facilement au niveau de l’expérience, mais son caractère était trop différent du mien pour me forcer à la confiance. Peu de chose arrêtait les épanchements de mon âme. J’avais le don de lire sur les physionomies l’impression que produisaient mes discours ; ce tact si douloureux augmentait ma timidité naturelle, et il a souvent arrêté les paroles sur mes lèvres. Le deuil de ma famille, les réticences maladroites des domestiques, lorsque je les questionnais sur mon père ; les récits mystérieux dont on avait nourri l’inquiétude de mon esprit, tout avait contribué à me frapper l’imagination d’une vague tristesse, et je pleurais déjà des malheurs que j’ignorais encore. Rien n’égalait la tendresse de mon cœur, rien ne suffisait à son besoin d’aimer.
» L’éducation des femmes est dangereuse comme la lecture des romans ; elle développe prématurément une sensibilité que le monde ne peut plus satisfaire. Dans la singulière disposition d’âme où j’étais, la piété devint mon unique refuge ; et, quoique ma tante fût étrangère à toute idée religieuse, l’éducation que je reçus chez elle me fit sentir, mieux que des sermons, que j’étais créé pour quelque chose de meilleur que la terre ; et cela précisément parce qu’on ne me parlait que d’elle.
» Un jour, mon gouverneur, qui n’était pas plus dévot que ma tante, me donna cependant l’Imitation de Jésus-Christ, et les Psaumes de David, plutôt comme des livres curieux, que comme des règles de conduite ; et, à dix ans, je trouvai cette lecture parfaitement appropriée aux besoins de mon âme. On ne m’a jamais expliqué la religion ; j’ai senti qu’elle était vraie, parce qu’elle m’était nécessaire. Il me semblait que mon cœur l’aurait inventée, si la miséricorde de Dieu ne l’avait préparée pour moi.
» Frappé de la méchanceté des hommes, avant de les connaître ; élevé pour un pays, pour un temps qui n’était pas le mien, tout ce que j’entendais des bruits du monde, ne servait qu’à fortifier mon penchant pour la retraite et pour la contemplation. Je l’avoue avec confusion, j’étais alors près du port ; je m’en suis toujours éloigné, jusqu’au moment où la grâce céleste m’y a poussé de force ; car ce n’est pas ma sagesse, c’est ma misère qui m’a conduit ici.
Le germe de piété que Dieu avait caché en moi ne fut pas assez cultivé pour pouvoir me défendre contre l’atteinte des passions, et j’étais destiné à éprouver toutes les peines qui tiennent à un amour-propre d’autant plus dangereux, qu’il se déguisait sous la tendresse du cœur. J’avais un besoin de plaire et d’être aimé, qui me distrayait continuellement des études solitaires : mon imagination me mettait, malgré moi, en présence d’un monde que je ne connaissais pas, et que néanmoins je ne pouvais fuir. Il n’y a point de solitude pour les âmes vaines ! Jamais le hasard ne me faisait rencontrer une personne nouvelle, sans que sa présence, sa physionomie, ses regards influassent pour longtemps sur la disposition de mon âme.
« Je vais rapporter une circonstance qui, peut-être, vous paraîtra puérile ; mais elle vous prouvera à quel point, dans mon cœur, la sensibilité se confondait avec la vanité[1].
» Il n’y avait point de jardin dans la maison de ma tante, et elle avait obtenu d’un voisin la permission de m’envoyer chez lui, aux heures de récréation. Un jour, j’avais franchi le mur assez bas qui séparait ce jardin d’une seconde enceinte, au-delà de laquelle je trouvai encore un mur qui fut bientôt escaladé, comme le premier. Je poussai mes découvertes jusqu’à un troisième jardin, plus grand que les précédens ; je m’y arrêtai, enchanté de la beauté des arbres et de la magnificence d’une maison que j’apercevais dans le lointain. Tout me paraissait grand ; j’étais peu fait à la nouveauté, et la monotonie de ma vie avait disposé mon imagination à l’étonnement. Je parcourais rapidement les sentiers faciles de ce nouveau paradis, où ma hardiesse m’avait conduit, lorsqu’en passant devant un pavillon entouré d’arbres, j’entendis une voix de femme, très douce, s’écrier : Ah, le joli enfant ! que sa physionomie est intéressante ! Ces mots prononcés par la reine du lieu produisirent sur moi l’effet de paroles magiques. Une vie nouvelle se révéla à mon esprit ; mes rêveries devinrent réalité, et j’appris avec ravissement que le monde renfermait assez de merveilles pour répondre à toute l’exigence de mon imagination. Mon amour-propre venait d’être éveillé ; et, de ce jour, la solitude où nous vivions me parut un exil.
» La dame qui m’avait aperçu s’approcha, accompagnée d’une autre, et me demanda mon nom. Quand elle apprit la manière dont j’étais arrivé chez elle, elle me renvoya à ma tante, non sans m’avoir comblé de caresses. Elle m’avait présenté à plusieurs enfants de mon âge, qui se trouvaient dans sa maison, mais dont la gaieté et l’air d’indépendance me causèrent une tristesse indéfinissable, et augmentèrent ma timidité, au point de m’empêcher absolument de leur parler ou de prendre part à leurs jeux.
» Le soir, ma tante, après m’avoir sévèrement grondé, me fit promettre de ne plus retourner chez la dame qui m’avait si bien reçu.
» J’ai su, depuis, que c’était une courtisane devenue toute puissante, grâce à l’amour d’un de ces tyrans éphémères qu’on voyait entraînés au pouvoir, par la faiblesse de leurs devanciers.
» L’événement de ce jour, quoique bien peu important, fit révolution dans mon âme. Je vis qu’on m’avait caché le monde, que le silence dont on m’entourait n’était pas universel, et je crus sentir que la solitude où l’on m’élevait était funeste à mes facultés ; la découverte de cette contradiction entre mon éducation et l’instinct de mon cœur, me plongea dans un chagrin sans remède, comme le mal qui le causait. Croissant avec l’âge, cette tristesse est devenue l’aliment et le poison de ma vie. J’ai éprouvé les terribles effets des passions : j’ai ressenti des douleurs aiguës ; mais rien ne m’a laissé un souvenir plus pénible que cette enfance solitaire, dont les besoins ignorés de ceux qui m’entouraient, comme de moi-même, n’ont produit que des regrets amers. Plus les années m’apportaient d’ardeur et d’énergie, plus mon cœur appelait l’amitié, la seule passion qui soit à la portée de la première jeunesse ! J’aurais donné tout l’orgueil de la naissance, tout l’espoir de la fortune, tous les biens, tous les plaisirs que je connaissais, et tous ceux que je me figurais, pour un ami, pour un frère, avec qui j’aurais pu partager mes émotions, et un morceau de pain.
» Le spectacle d’une grande ville, avec, ses intérêts divers et son mouvement, porte dans un cœur jeune et solitaire une tristesse à laquelle rien ne peut se comparer. On s’épouvante à l’idée qu’on suit une voie différente de la carrière de tant d’hommes qu’on croit heureux, parce qu’on ne les voit que passer.
» Les sentiments patriotiques, l’instinct guerrier si prompts à s’éveiller dans le cœur d’un homme, vinrent accroître mes tourments. Je n’avais pas de patrie, puisqu’on ne me montrait aucune carrière, et l’incertitude de ma destinée laissait mon imagination flotter dans un vague funeste. Ne pouvant satisfaire aucun des besoins que donne la société, ne pouvant s’assujettir à aucune occupation capable de l’intéresser exclusivement, mon esprit aurait dû prendre son vol vers Dieu ; mais je n’avais pas assez de vertu pour comprendre l’unique avantage de ma position, ni pour soutenir le rôle sublime auquel la singularité de mon malheur semblait m’appeler. Tout me disait, il est vrai, que je n’étais pas fait pour vivre dans le monde ; mais, quoique né avec un esprit religieux, ce germe, abandonné à lui-même, ne s’était point développé, et j’étais resté au-dessous de ma vocation ; la piété se faisait sentir à mon âme, comme un goût, comme un autre penchant ; elle n’était pas devenue un code de lois applicable à toute la conduite de ma vie. Je n’étais qu’une ombre, et j’aurais dû devenir un flambeau ; je le sentais pour mon tourment, car je ne pouvais suppléer aux forces qui me manquaient. Je voyais même ce qui aurait pu remédier à ma faiblesse ; mais elle était si grande, que je la préférais à une vertu qui me paraissait trop pénible.
» Il y avait des moments où j’étais tenté de donner à mon gouverneur des conseils sur mon éducation, car il ne se doutait guère des inquiétudes de mon âme, et son aveugle indulgence le rendait trop souvent le complice de mon malheur.
» J’étais plus coupable que lui, puisque je voyais mieux le danger ; j’aurais pu lui dicter la méthode à suivre : c’était une régularité inflexible ; les exhortations à m’adresser, c’étaient des paroles douces, pieuses et tendres. Au lieu de ce système, il en suivait un contraire : il était sévère dans son langage, et se relâchait de sa doctrine, dès qu’il s’agissait de l’appliquer ; la sphère de ses théories ne s’étendait pas au-delà du discours.
» Je me reprochais vainement de ne pas faire sans lui ce qui me paraissait nécessaire. La voix de ma conscience ne suffisait pas pour me réveiller du lâche sommeil où je m’enfonçais, et, me reposant de mon éducation sur ceux qui en étaient responsables, je trahissais mon âme dont je connaissais, mieux que personne, les plaies et les besoins ! étrange inconséquence ! je sentais que vivre et accomplir ses devoirs, c’est une seule chose ; je n’en remplissais aucun, et pourtant je désirais assurer mes droits à l’existence !
» Ma tante ne pouvait juger mon caractère ; elle s’affligeait de ma tristesse, sans en deviner la cause, et ma froideur l’aigrissait sans l’éclairer sur la maladie de mon cœur.
» Mon gouverneur, ancien abbé, héritier des opinions philosophiques du dix-huitième siècle, ne reculait, comme ma tante, que devant l’application des principes révolutionnaires, et, par une inconséquence assez commune, il regrettait l’ordre de choses que ses idées favorites avaient cependant renversé.
» Ainsi un genre de contradiction, analogue à chacun de nos trois caractères, nous rendait, pour ainsi dire, étrangers à nos opinions, et frappait de mort nos esprits : l’inconséquence rend la pensée stérile, parce que, retranchant de la vie l’exécution, elle ne laisse à la conception aucun but réel.
» J’avais assez de lumières pour voir les fautes des autres, et même les miennes, mais je n’avais point assez de volonté pour y remédier. Peut-être la nature donne-t-elle à certains esprits la faculté de voir ; Dieu seul leur communique celle de vouloir. J’ai bien éprouvé que j’étais un de ces esprits qui n’agissent pas dès que Dieu ne les fait pas agir ! J’étais en révolte contre la sagesse du monde, et le goût de l’opposition qui me dominait nuisait à mon éducation.
» Peu importe ce qu’apprend un enfant ; l’essentiel, c’est qu’il se laisse enseigner avec docilité.
» Ce penchant à la contradiction se manifestait partout ; et, quand ma tante me peignait, avec la vivacité de la passion, le déplorable état de notre patrie, je songeais à la dame du jardin, à l’air d’opulence qui régnait dans ce séjour, et je me disais : ma tante voit tout son pays dans sa maison.
» J’avais adopté, sans m’en apercevoir, des idées qui ne s’accordaient plus avec la position où le sort, ma famille et mon éducation me retenaient. Ainsi, dans le silence d’une retraite, en apparence paisible et heureuse, mon âme se préparait d’irrémédiables souffrances.
» Le bonheur, c’est l’accord entre la vie intérieure et la vie extérieure. Combien de fois, avant d’être entré dans cet asile de la prière, d’où les accidents de la vie ne se présentent plus à notre souvenir que comme des coups de vent qui nous ont poussés dans le port ; combien de fois, perdu sur l’océan du monde, sans direction, sans espérance, sans compagnons, j’ai déploré l’affreux malheur de vivre isolé dans le pays que j’appelais ma patrie ! Je regrettais jusqu’aux dangers, jusqu’aux erreurs de l’éducation publique ; je sentais que mes torts, quels qu’ils eussent été, m’auraient paru légers, puisque la peine en aurait été supportée par une génération tout entière. Les vices de l’éducation particulière, même en admettant qu’ils soient moindres que ceux de la méthode commune, nous causent des maux plus insupportables, parce qu’ils ne nuisent qu’à nous, et que nous en sommes seuls responsables.
» Le désir d’être associé à mes semblables, d’être adopté, guidé, entouré, soutenu par eux, de trouver place dans leurs institutions, d’obtenir enfin le droit de cité dans l’univers ; ce besoin d’une patrie, le plus pur et le plus légitime de tous les attachements de la terre, m’a poursuivi jusqu’aux portes du Ciel, où j’attends la mort pour devenir citoyen.
» Pardonnez les détails auxquels j’ai cru devoir m’arrêter ; les premières impressions de l’enfance ont eu une grande influence sur ma vie, et l’explication des événements qui me restent à raconter est tout entière dans mon caractère.
» Voilà pourquoi je me suis attaché à vous en marquer les traits principaux. La source de mes peines était en moi ; quel qu’eût été l’état où le Ciel m’eût appelé, j’en aurais fait du malheur.
» Je passerai rapidement sur les premières années qui suivirent celles de mon enfance, parce que vous n’y verriez que le développement naturel des dispositions que je viens de vous montrer.
» Les révolutions politiques se succédèrent, les temps s’adoucirent. Ma tante un peu de sécurité, une partie de ses biens ; et l’austérité de notre retraite fut égayée par le retour de quelques amis rappelés de leur exil.
» Un chef militaire avait remplacé nos tyrans bourgeois ; la discipline de l’armée fut appliquée à l’administration de l’État, et bientôt l’ordre des camps régna dans tout le pays. Ce nouveau régime ne satisfaisait ni l’amour de la justice, ni celui de la liberté, puisqu’il était fondé sur l’usurpation et soutenu par l’oppression ; mais il donnait l’idée de la durée, et cette apparence de solidité séduisait tous ceux qui ne veulent obéir qu’à la force. Ils sont en grand nombre : aussi, un peuple qu’on avait vu, peu d’années auparavant, se faire le bourreau de son roi, et, si j’ose m’exprimer ainsi, de la royauté, se glorifia de devenir l’esclave fanatique d’un soldat parvenu.
» Nous respirions ! Les lois de proscription étaient rapportées ou adoucies ; nos parents, nos amis revenaient de toute part recueillir les débris de leur fortune, et l’on s’embrassait sur les ruines de la patrie[2], en se félicitant d’avoir retrouvé après l’orage un asile où reposer sa tête.
» Ma tante, uniquement attachée à d’anciens souvenirs, ne pouvait approuver rien de ce qui se faisait par des hommes nouveaux. Elle ne prit aucune part à l’enthousiasme général ; et, plus occupée des individus que des choses, elle était peu satisfaite d’une révolution qui ne rendait pas les places à leurs anciens titulaires. Elle profitait des adoucissements qu’on apportait à ses maux ; elle était heureuse de n’avoir plus à craindre pour sa vie, pour sa liberté, mais elle n’éprouvait aucune reconnaissance d’un bienfait qui ne touchait pas son cœur, et elle continua de vivre au milieu de son pays, comme dans une terre d’exil.
» Moi, au contraire, je me livrai, avec toute l’exagération d’un enfant de quatorze ans, au bonheur d’avoir retrouvé une patrie et des espérances partagées par un peuple entier.
» Je vis s’écouler de longues années dans le regret de ne pouvoir prendre part aux exploits qui illustraient mon pays, et je frémissais d’indignation en pensant qu’il ne resterait plus de nations à subjuguer quand j’aurais atteint l’âge d’entrer dans nos armées. Naturellement doux et pacifique, j’avais pourtant au fond de l’âme une inquiétude vague qui m’aurait fait trouver du charme à la vie aventureuse des camps. Mais lorsque je fus en âge de choisir une carrière, mes opinions politiques avaient changé, je ne voulus plus accepter aucun emploi ; et, en même temps, par une contradiction qui semble avoir présidé à ma destinée, ma tante, sans avoir abandonné ses vieilles opinions sur la marche des affaires en général, avait adopté un avis différent relativement au parti que je devais prendre. Par malheur, ses anciennes idées étaient devenues les miennes, et, tout en reconnaissant les bornes de son esprit, je ne pouvais assez m’étonner de la sagacité avec laquelle elle avait prévu depuis si longtemps les excès du nouveau gouvernement. Elle n’avait cessé d’en blâmer la marche et de se quereller même avec ses amis intimes, pour défendre son opinion, opinion d’autant plus invariable qu’elle était moins raisonnée.
» J’avais trop admiré cette constance dans ses jugements : j’étais si jeune alors, que je ne savais pas combien il y a peu de mérite à parler toujours de même, quand on n’agit jamais.
» Aussi, malgré l’inflexibilité de ses doctrines, dès que ma tante me vit approcher de ma dix-septième année, l’obligation de suivre une carrière frappa tellement son esprit, imbu des anciens axiomes de conduite, qu’elle fit céder son aversion personnelle aux conseils de la vieille sagesse du monde ! Chose étrange ! tandis que je passais dans le parti qu’elle n’avait jusqu’alors cessé de défendre, sa tendresse pour moi s’alarmait des dangers auxquels elle me croyait exposé, si je suivais la route singulière qu’elle se reprochait peut-être en secret d’avoir contribué à me faire choisir.
» Parmi les personnes que nous voyions habituellement, une seule m’avait inspiré de l’amitié : c’était un homme que la chaleur de son âme et l’éclat de son imagination me faisaient trouver plus en rapport avec moi que les gens de mon âge. Dévoué au parti opprimé, le comte de T** avait parcouru l’Europe et suivi le malheur dans toutes ses phases ; il n’était revenu dans son pays que lorsque tout espoir lui parut perdu pour la cause qu’il avait servie. Alors il se laissa entraîner par l’enthousiasme universel qu’inspirait un gouvernement réparateur ; et, jusqu’au jour où le sang le plus pur eut coulé, espérant tout de son nouveau maître, il l’avait servi avec zèle.
» Un homme de ce temps-là dit de cette action : c’est pis qu’un crime, c’est une faute ! Sitôt qu’elle eut dessillé tous les yeux qui pouvaient l’être, M. de T** abandonna sa nouvelle carrière, et brava la fureur d’un maître pour qui sa retraite était un reproche insupportable. C’est lui qui a le plus contribué à me faire persister dans mon inaction ; la position qu’il m’avait fait choisir était d’autant plus difficile à garder, que l’enthousiasme militaire s’emparait de tous les Français. Mais je me soutenais par l’indignation : ce sentiment passionné me tenait lieu de force de caractère, de plaisir, d’activité, de tout.
» Je voyais la tyrannie, précédée de la terreur, et suivie de la bassesse, s’étendre méthodiquement sur le monde, et partout l’hypocrisie du maître garantie par la servilité des esclaves. Le délire de la haine s’empara de mon âme, et j’aspirais au martyre, pour forcer le tyran à montrer sa férocité ; ce charlatan de clémence révoltait ma fierté.
» Il faut à la jeunesse des passions violentes, et mon cœur n’eut plus d’autre crainte que de ne pas haïr assez l’homme qui se faisait adorer du monde. J’éprouvais une satisfaction secrète à me sentir en lutte avec l’univers, et j’épuisai pendant ces années d’oppression toutes les jouissances du pur orgueil.
» Une vie si agitée, quoiqu’inactive, a beaucoup contribué à énerver mon âme : les sentiments doux sont les seuls qu’on puisse nourrir impunément dans la solitude.
» Le comte de T**, beaucoup plus âgé que moi, et dont le caractère s’était développé par une vie active, n’avait jamais éprouvé les ravages des passions concentrées ; il se complaisait à voir ses opinions adoptées avec toute l’énergie de la jeunesse, traduites dans le langage séduisant d’un cœur neuf, et il ne pensait pas que ces sentiments qui seraient sublimes à la tête d’une armée pourraient devenir pernicieux dans une âme solitaire.
» Je n’ai que trop éprouvé les effets des passions ardentes, lorsqu’elles restent stériles. L’homme qui ne veut pas marcher avec son siècle, doit renoncer à toute vue terrestre ; s’il conserve dans la retraite le désir d’agir sur la société, il est perdu, et le monde, qu’il n’a sacrifié qu’à demi, se venge de son faux dédain.
» Je sentais souvent que j’avais manqué ma route, que je trompais l’ardeur de mon âme, au lieu de l’employer. J’avais eu la force de m’isoler dans mon pays, pour n’y pas servir au mal, mais je ne pouvais me détacher du monde, au point de ne pas désirer d’y faire le bien.
» La conversation si animée de M. de T** nourrissait en moi l’espérance, et faisait taire la raison. Nous passions des soirées délicieuses à nous prêcher la sédition, et nous foulions aux pieds, sous nos orgueilleux verrous, l’idole qu’on encensait dans la rue.
» Une manière de vivre si peu naturelle, si peu conforme à la vraie destination de l’homme, acheva l’ouvrage de mon éducation : je devins entièrement étranger, non seulement au lieu de ma naissance, mais au genre humain, à toute société réelle, à toute occupation positive, et sans avoir des ailes pour le ciel, je perdis de vue la terre !… Que de chances de malheur !…
» Les affaires de ma tante s’étaient arrangées heureusement : elle avait retrouvé une terre située dans une province éloignée, et où nous allions passer les étés.
» La première fois que je me sentis au milieu de la nature, mon âme s’épanouit ; elle découvrit un monde parfaitement en harmonie avec elle ; c’était comme un théâtre préparé pour les scènes qui plaisaient le plus à mon imagination. Je pressentais une vie nouvelle, et je me plongeais dans des rêveries délicieuses.
» Quel bonheur peut égaler celui qu’on se promet à dix-sept ans ! Ah ! ce n’est pas en ce monde que Dieu tient parole à la jeunesse !
» J’éprouvai pour la première fois, des mouvements d’amour ; et le plus vif besoin de mon cœur dont j’avais été distrait jusqu’alors par l’amertume que j’apportais dans la société, me fut révélé par le spectacle de la nature. Je pressentais avec transport un bien qui me semblait du à mes espérances ; car une des plus dangereuses illusions de la jeunesse, c’est de prendre ses désirs pour des droits. De combien de charmes je parais la femme que je voulais aimer ! Je ne souhaitais pas seulement à la compagne de ma vie, des vertus obscures, je lui attribuais de la gloire, du génie, un grand caractère, un esprit prompt à découvrir le nœud des affaires les plus compliquées ; enfin je cherchais dans son âme les qualités qui manquaient à la mienne. L’histoire ni les romans ne m’offraient aucune femme qui me parût approcher seulement de celle à laquelle je vouais mon existence avant même de l’avoir rencontrée.
» Mes lettres au comte de T** respiraient tout le vague d’un amour sans objet, et son imagination aussi jeune que la mienne, quoiqu’il eût l’âme plus forte, m’encourageait à lui révéler jusqu’aux moindres mouvements de mon cœur.
» Ma tante me voyait avec peine afficher chaque année un peu plus d’austérité dans mes discours. La jeunesse est si sévère ! je devenais de plus en plus tranchant dans mes jugements, sauvage dans mes habitudes. Son esprit n’avait presque aucune influence sur le mien. Elle sentait, sans se l’avouer, que ma carrière était manquée, et elle prévoyait pour moi les malheurs qu’entraîne dans le monde toute position peu naturelle.
» Un jour, après des années de silence, elle voulut savoir si j’avais jamais songé à la possibilité de me marier, et ce que je souhaiterais dans une femme. J’avais alors plus de vingt ans. Lorsque je lui eus tracé, le moins vivement que je pus, le portrait de l’être que j’adorais d’avance, elle me crut fou, elle voulut m’ôter l’espérance de rencontrer cette merveille, et même de me marier, tant que mes opinions politiques ne me permettraient pas de choisir un état ; et elle finit en disant :
« Je ne blâme pas le parti que vous avez pris, mais je veux vous en montrer les conséquences. Refuser de servir son pays, c’est se priver non seulement d’une carrière publique, mais c’est aussi renoncer à ce qui fait le charme de la vie intérieure, pour soi, et pour ses proches : un homme a besoin d’avoir exercé de l’influence, acquis de la considération, même pour vivre en paix dans ses foyers. Je vous vois inconnu aux gens de votre âge, fuyant leur société, étranger à leurs occupations, à leurs plaisirs ; quand le hasard vous expose à les rencontrer, vous paraissez embarrassé ou attristé. Pour ne pas abjurer votre opinion, vous lui sacrifiez votre pays, et tout ce qui doit occuper, intéresser un homme de votre rang et de votre âge. Vous détestez Paris, non par éloignement pour le monde, mais parce que vous sentez que vous n’y êtes point à votre place. Jusqu’à ce jour, l’enthousiasme vous a préservé des regrets ; mais peu de caractères suffisent à soutenir jusqu’au bout un parti embrassé avec l’exagération qui caractérise toujours les opinions de la jeunesse ! »
» Je crus voir dans ces réflexions une intention marquée de combattre mes principes ; indigné d’un plan si injurieux, je profitai de l’occasion qui m’était offerte pour déclarer un projet que je méditais depuis longtemps et que la seule crainte d’affliger ma tante m’avait engagé à lui cacher jusqu’alors.
» La vue de la nature m’avait donné le désir de voyager, et nul raisonnement ne pouvait me faire renoncer à l’espoir de rencontrer sur une terre étrangère, la femme qui devait décider de ma vie. Longtemps la rêverie a tenu dans mon âme la place de la sensibilité.
» Combien je méprisais les vues étroites de ma tante, et combien sa sagesse bornée me paraissait misérable ! Que de réponses victorieuses mon cœur eût pu lui faire, si l’orgueil ne m’eût empêché de lui exprimer des idées qui ne pouvaient être comprises que par une âme semblable à la mienne !!! Ma tante reconnut en moi un besoin si vif de parcourir le monde, qu’elle n’osa me faire aucune objection, et à mon tour je fus péniblement surpris de la facilité avec laquelle elle consentit à mon départ. Ma présence lui causait sans doute cette sorte de gêne que produit toujours la vue des souffrances incurables. Elle me donna quelques conseils fort sages qui ne firent sur mon cœur qu’une impression passagère, et en la quittant, je crus prendre possession de l’univers.
» Ce ne fut qu’à l’époque où je sortis de mon pays, que je commençai pour ainsi dire à vivre avec les hommes. Ma position redevenait simple ; je n’étais plus l’objet de la curiosité ou de la malveillance ; arrivant comme voyageur, j’étais naturellement classé dans la pensée de tout le monde, et je me sentais en rapport avec mes semblables, depuis que je n’avais plus à leur expliquer des idées qu’ils ne pouvaient comprendre, une position qui leur semblait hostile ou ridicule !
» Tant que nous ne parlons que pour répondre au silence désapprobateur des autres, tant que tous nos discours ne sont qu’une apologie, nous ne pouvons nous-mêmes juger le monde avec justice. Si notre existence est une énigme aux yeux des autres, la leur en devient une pour nous, et nous faisons de vains efforts pour communiquer avec eux : ils sont toujours à nos yeux comme des spectateurs, et nous ne sommes jamais pour eux que des comédiens. Aucun caractère, aucun esprit ne peut résister à des relations si fausses ; elles influent non seulement sur nos manières, mais jusque sur nos sentiments les plus intimes. Le vrai but de l’existence ne se révèle à l’homme, que dans la vie sociale ; c’est en participant aux emplois publics, qu’il devient quelque chose pour chacun, que son droit à l’existence est reconnu, et que les affections de son cœur peuvent être payées de retour ; c’est alors enfin qu’il vit et qu’il acquiert des semblables ! Les devoirs d’état sont les meilleurs garants des liens du cœur. Quand la marche naturelle des choses nous met en opposition avec nos penchants, ils se détruisent ou nous détruisent en peu de temps. L’homme qui prétend se soutenir dans la société en s’appuyant sur des amis, court grand risque de se voir abandonné à la moitié de sa carrière. Il n’y a point d’amis dans le monde, il y a des collègues. Le seul esprit qui subsiste dans la mobilité des choses humaines, c’est l’esprit de corps ! Si les âmes sensibles et romanesques mûrissent lentement, c’est parce qu’elles reconnaissent presque toujours trop tard la force des associations, et la faiblesse des liaisons. La jeunesse se laisse facilement tromper à la bienveillance qu’elle inspire ; la foule des indifférents est toujours disposée à exalter le mérite de ceux qui débutent, ne fût-ce que pour pouvoir reprocher à l’âge mûr d’avoir trompé l’attente qu’avait fait concevoir l’adolescence.
» Cependant il ne serait pas juste de n’attribuer qu’au changement de position la révolution qui s’opéra dans mes sentiments, au moment où j’entrai dans le monde, c’est-à-dire, où je sortis de chez ma tante.
» Je me dirigeai vers l’Allemagne ; je parcourus les bords du Rhin, en m’arrêtant dans chacune des villes qu’il traverse, et j’éprouvai que le caractère du peuple de ces belles contrées était parfaitement approprié aux besoins de mon cœur. À peine a-t-on mis le pied sur le territoire allemand, qu’on sent, dans son esprit, des prétentions qui se reposent et des facultés qui se réveillent. La cordialité nous semble le seul lien social, et devient, par les relations habituelles de la vie, ce qu’était en France la vanité, décorée du joli nom d’envie de plaire.
» Je ne veux pas dire par là que les Allemands n’aient pas leur genre de vanité, mais ils ne la placent pas comme nous à l’avant-garde ; ce n’est pas le premier sentiment qu’on voit en jeu, quand on les aborde.
» J’essaierais en vain de décrire la première impression que me firent les grandes scènes de la nature.
» J’employai plusieurs semaines à parcourir les montagnes de la Forêt-Noire. Je passais des journées délicieuses au milieu des bois. L’élévation, la religieuse obscurité de ces forêts primitives, me faisait une impression semblable à ce qu’on éprouve sous les ogives gothiques d’une vieille église, et je me croyais guéri de toutes les misères humaines, en avançant sous ces temples dont Dieu seul est l’architecte.
» De là je passai en Suisse, et ma vie, pendant six mois, ne fut qu’un continuel délire. Je n’avais plus qu’un besoin : celui de planer au-dessus des géants qui m’entouraient ; je voulais tout surmonter, voir tout à mes pieds, et, si j’ose le dire, c’est dans les solitudes des Alpes que, pour la première fois, je pus m’expliquer l’ambition. Je ne dormais plus que d’un sommeil agité, et, lorsqu’au milieu de la nuit, je venais à penser aux énormes rochers qui m’emprisonnaient, je me levais pour gravir, avant le jour, leurs sommets glacés.
» Combien de fois l’aurore m’a surpris dans ces plaines voisines du ciel, au milieu de ces mers de neiges éternelles qui entourent les inaccessibles pics des hautes Alpes ! Exténué de fatigue, je contemplais avec découragement les précipices qui me défendaient à jamais l’accès des sommités les plus aériennes. Ce monde intermédiaire, entre la terre et le ciel, me paraissait l’empire du mystère ; et, à chaque pas que je faisais pour m’en approcher, mon cœur frémissait de respect, comme si j’eusse été près de paraître devant le Créateur lui-même. L’absence de toutes traces humaines, le silence des champs de glace, les couleurs dont le soleil à son lever revêt les rocs et les glaciers, l’impuissance où je me sentais de gravir les dernières pointes des Alpes qui semblaient me fuir dans le ciel, d’autant plus élevées, que je m’élevais davantage, le calme dédaigneux de cette nature insensible aux vaines agitations de mon cœur, tout me jetait dans un trouble approchant de la frénésie. Je ne souffrais pas, mais je ne vivais plus, et mes idées ressemblaient à tout, hors aux pensées d’un être organisé comme l’homme. Mon âme, toujours plus exaltée, s’était, pour ainsi dire, identifiée avec l’esprit des montagnes ; je me sentais métamorphosé en pierre, en glace ; ma pensée faisait silence comme la nature qui m’environnait. C’est l’absence de bruit qui domine l’imagination dans les vallées supérieures des Alpes. Elle prouve au voyageur qu’il est sorti du monde habité.
» Souvent mes guides, épouvantés de mon immobilité, m’ont rappelé à moi-même, et leur importunité forçait, en quelque sorte, mon esprit de rentrer dans le cercle assigné à l’existence commune. Tout était neuf pour moi, et surtout le spectacle de la nature. »
» — Vous êtes jeune, dit alors le religieux, en s’adressant directement à l’inconnu ; vous venez de parcourir les Alpes ; vous comprendrez, mieux que je ne pourrais la rendre aujourd’hui, l’impression qu’elles firent sur mon âme à ce premier voyage. Les sentiments peuvent s’exprimer à toutes les époques de la vie ; rien n’en efface le souvenir ; mais, pour peindre ce qui ne s’est passé que dans l’imagination, la jeunesse seule trouve des couleurs.
» — Vous n’avez pas encore eu le temps d’oublier, répondit l’étranger.
» — Sans être d’un âge avancé, reprit le moine, j’ai tant souffert, qu’il me semble que j’ai déjà vécu plusieurs vies. Quand je me reporte à ce temps où mes douleurs et mes plaisirs étaient imaginaires, je crois parler d’un autre homme, et les expressions me manquent pour décrire un état si différent du mien. Aussi vais-je me hâter d’arriver à l’époque où mon sort s’est décidé mais, avant de vous lire le récit de cet événement, le seul de mon histoire, je veux encore vous demander un moment de patience. Il faut que vous écoutiez la narration de ma première course au mont Saint-Bernard. Un philosophe mondain trouvera peut-être qu’il y a de l’orgueil à voir, dans la conduite de la vie d’un pauvre homme tel que moi, l’intervention d’une puissance surnaturelle. Mais, quel est le chrétien qui pourra s’empêcher d’attribuer mes impressions lors de mon passage par cet hospice, à un avertissement que le Ciel m’envoyait pour m’indiquer le séjour où je pourrais trouver un terme à toutes les agitations de ma vie ? »
En achevant ces mots, le moine reprit sa lecture :
« Je parcourais, depuis plusieurs mois, les parties les plus désertes des Alpes ; conduit de chalet en chalet par quelques chevriers aussi sauvages que leurs troupeaux, j’avais presque oublié la parole humaine ; et les solitaires du mont Saint-Bernard sont les premiers hommes avec lesquels je pus m’entretenir depuis que j’avais quitté la plaine. Le dévouement des religieux de cette maison me fit une impression qui ne s’est jamais effacée de mon cœur. J’espérais alors trop peu de moi-même, et j’avais une trop faible idée de la toute-puissance de la Grâce, pour penser que je pusse jamais m’élever jusqu’à partager leurs travaux ; mais il y avait quelque chose en moi qui m’avertissait que nos âmes étaient unies par les liens mystiques de la charité chrétienne. Leur angélique patience, pensais-je, expie plus de fautes qu’ils n’en ont commis ; tant de vertus seraient superflues pour un seul homme ! Ils se préparent dans le ciel des trésors de grâces, pour les répandre du haut de leurs trônes d’élus sur les riches du monde. Que deviendraient les heureux du siècle, qui sont les pauvres d’une autre vie, si leurs frères n’avaient recueilli, par tant de souffrances volontaires, de quoi leur faire l’aumône dans le ciel ? Tant d’Ordres religieux, qui ne vivent que d’offrandes, ont été institués par nos pères, pour rendre aux habitants de la terre, en dons spirituels, plus qu’ils n’en reçoivent en biens périssables : alors, dans des royaumes dévastés par la guerre et la rapine, on a vu s’élever, de loin en loin, parmi les repaires humains, de saintes abbayes. Ces maisons de prière, fortifiées par Dieu même contre l’esprit du monde, étaient semblables à des arbres qu’une main bienfaisante a plantés dans les lieux malsains pour purifier l’air et dessécher les marais.
» Telles étaient les pensées qui m’occupaient en descendant du mont Saint-Bernard, vers l’Italie. Les deux jours que j’avais passés dans cet hospice, m’avaient révélé les vertus du cloître, et j’en emportai dans le monde l’ineffaçable souvenir.
» Oserai-je l’avouer ? tout est poison pour les âmes malades ! L’admirable exemple que je venais de recevoir, loin de me rendre meilleur, me devint un dangereux motif de sécurité : je m’abandonnais avec moins de remords à tous les égarements de mon imagination, en pensant que je pourrais un jour retrouver, dans ce lieu d’expiation, les privilèges de la vertu ! et le cloître devint alors pour moi un refuge imaginaire contre des faiblesses trop réelles.
» Vous connaissez déjà trop bien le tour de mon esprit, pour que j’aie besoin de vous décrire le nouveau délire où me jeta l’aspect de l’Italie. Les imaginations mobiles ont leur genre de monotonie, aussi bien que les esprits peu susceptibles de recevoir des sensations nouvelles. Le changement de scène, et surtout de climat, l’éclat du ciel, la pompe de l’architecture, dont l’effet est si imposant dans les paysages d’Italie, tout ce que je voyais, tout ce que je sentais, me semblait un rêve, et mon bonheur était si vif, que je n’y pouvais croire.
» L’hiver me surprit dans cette fièvre d’enthousiasme, et je me retirai, pour quelques mois, dans une grande ville, où m’attendaient des chagrins et des plaisirs auxquels je n’étais guère préparé ; car ils étaient réels : ils ont dissipé pour jamais les illusions de ma jeunesse.
» Un soir, vers la fin d’une fête où je n’avais trouvé que de la fatigue et de l’ennui, je m’étais assis à l’écart, rêvant au bruit du monde, comme je rêvais peu de temps auparavant au murmure des torrents. Mme de M** s’approcha de moi et me dit :
« Ne croirait-on pas que vous êtes seul ici ?
» — C’est être seul que de n’être connu de personne.
» — Que diriez-vous si je vous racontais toute votre vie, si je vous disais vos goûts, vos occupations, si je définissais votre caractère, mieux peut-être que vous ne pourriez le faire vous-même ; car, ajouta-t-elle avec une grâce inexprimable, ce n’est pas par la précision que se distingue votre esprit. »
» Cette manière de faire connaissance m’étonna. Personne n’a jamais pu m’intéresser, qu’en s’adressant d’abord à mon imagination ; mais dès qu’on occupe cette faculté malheureusement dominante en moi, on peut devenir, d’un mot, le principal intérêt de ma vie ! Le grand charme de l’imagination, c’est qu’elle compte le temps pour rien, et que cet élément, si nécessaire à toute production de la terre, devient inutile aux libres créations, aux palais aériens de cette fée céleste.
» Depuis mon séjour en Italie, je n’avais cessé d’entendre parler de Mme de M**. Son nom, son caractère, son esprit toujours aux ordres de ses affections, quoiqu’il ait toute la supériorité nécessaire pour les dominer, lui donnent sur tout ce qui l’entoure une influence dont personne ne se défend ; car elle est plus douce pour ceux qui la ressentent, que pour celle qui l’exerce.
» Sa position contribuait autant que son caractère à lui assurer une sorte de prépondérance dans le monde. Française, elle s’était mariée pendant l’exil ; mais comme elle avait conservé une grande partie de sa fortune hors de France, cette crise si pénible pour une génération entière n’avait été pour elle qu’une occasion d’exercer toute la générosité, toute la sensibilité de son âme.
» On disait dans le monde que lorsque notre patrie fut rouverte aux émigrés, ne pouvant supporter le spectacle de l’hypocrite tyrannie qui s’organisait alors contre l’Europe, elle se fixa en Italie, où sa maison devint le centre de la société la plus distinguée et la plus spirituelle de ce pays.
» D’autres attribuaient cette espèce d’exil à un sentiment passionné qu’elle avait conservé pour son mari : on disait que M. de M** n’avait vu que de l’importunité dans un amour si romanesque, et qu’il avait répondu aux rêveries de sa femme par une froideur malheureusement trop réelle. »
Ici l’étranger parut se troubler, il se rapprocha du religieux qui allait s’interrompre, quand son jeune auditeur le pria instamment de continuer.
« Mais en vain Mme de M** faisait le sujet ordinaire des conversations, en vain toutes les personnes que j’avais rencontrées m’avaient raconté sa vie, à leur manière, rien n’avait pu jusqu’alors fixer mon attention sur elle. Je lui avais même été présenté à une grande assemblée, mais elle ne commença à exister pour moi qu’au moment où mon imagination me la représenta comme un être destiné à comprendre, à guérir les peines de mon cœur. Sans cette conversation qui m’a rendu attentif aux charmes de son esprit et de sa personne, toujours absorbé, distrait, j’ignorerais peut-être encore qu’elle fût au monde : tant il y a de hasard, ou, pour mieux dire, de Providence, dans la vie des esprits incertains ! La volonté dirigée par le jugement peut seule rendre un homme l’artisan de sa destinée : je n’ai jamais été que le jouet de la mienne.
» J’aurais peine à vous peindre ce qui se passa dans mon âme, lorsque Mme de M** reprit un discours auquel j’avais répondu d’abord comme à une plaisanterie ! Elle me fait l’histoire de ma vie, analyse les plus secrets motifs de mes actions, enfin, elle me raconte tout ce que je sais de moi-même, avec des détails qui prouvent l’intérêt que lui inspire ce sujet. À l’écouter parler, on eût dit que j’avais employé tout le temps d’une vie, que je croyais ignorée du monde entier, à lui confier mes goûts, mes opinions, et jusqu’à mes rêveries les plus secrètes et les plus déraisonnables.
» Ce qui me faisait trouver un charme inexprimable dans cet entretien, c’est qu’il me semblait que Mme de M** n’avait retenu des circonstances si peu importantes, que parce qu’il y avait des rapports intimes entre nos âmes. Elle me racontait l’histoire de mes sentiments, comme elle m’aurait confié les siens ; et cette soirée n’était pas finie, que j’étais devenu l’ami, l’esclave, l’ombre d’une personne que je n’avais pas daigné regarder depuis deux mois.
» Sa physionomie expressive tenait à la fois de la véhémence passionnée des femmes du Midi et de la réserve anglaise. Elle avait passé en Angleterre une grande partie de son enfance ; l’éducation qu’elle y avait reçue, loin de nuire à un caractère tel que le sien, lui avait servi de contrepoids, sans lui rien ôter de la grâce que donne la vivacité des affections ; tout dans sa personne respire la dignité morale, et cette noble fermeté ajoute du prix à l’abandon avec lequel son âme sincère exprime les sentiments les plus exaltés. Ce qui la caractérise, c’est le dédain des petites choses, uni au talent de les diriger. Sa toilette avait une élégance particulière, et si l’on y voulait découvrir de la recherche, on n’y trouvait que de la simplicité. Sa taille élevée et légère lui donnait une grâce irrésistible ; le son de sa voix. mais j’oublie que c’est moi qui écris, et que ces murs sont ceux d’un cloître.
» Mme de M** quoique jeune encore avait une fille de quinze ans, d’une beauté frappante, et tandis que j’écoutais sa mère, je la regardais danser avec un plaisir que je n’avais peut-être jamais éprouvé.
» Je pressai en vain Mme de M** de me dire comment elle avait pu connaître toute l’histoire de ma vie sans que j’eusse seulement soupçonné que nous fussions en relation. Quand il fallut nous séparer, elle se leva, en me disant de venir le lendemain lui demander l’explication de ce mystère.
» Je n’eus garde de manquer à son invitation, et j’attendis l’heure convenue avec une impatience inconnue à ma distraction. Je rougissais de tant de mobilité ; mais ma vie était changée, et l’intérêt le plus vif venait de succéder en un moment à un dédain que j’avais cru profond pour tous les biens et pour tous les habitants de ce monde.
» Mme de M** me reçut en me montrant une lettre de moi, écrite au comte de T**, le meilleur ami de ma tante, et le seul homme qui me connût. Cette lettre lui avait été adressée autrefois de la terre de ma tante : je lui traçais le portrait de la seule femme que je pourrais aimer ; et je fus étonné, lorsque Mme de M** me le fit lire, de voir qu’il ressemblait à tout ce que j’avais entendu dire et à ce que je connaissais déjà de son caractère.
» En voici un passage qui s’est gravé dans mon souvenir, parce qu’il me semblait entièrement inspiré par elle :
« Celle que j’aimerai, n’aura aucune des petitesses d’une femme, mais elle en aura toute la grâce ; née avec un caractère propre à dominer, elle ne fléchira que sous ses affections. L’élévation, l’originalité, l’abondance de ses idées la rendront supérieure aux hommes les plus distingués, mais elle m’aimera, et tout redeviendra égal entre nous. Sans son esprit, elle attacherait encore ; avec lui, elle plaît et attache, il lui sert à répandre du charme sur la vie habituelle ; mais ce n’est pas lui qu’elle consulte dans les occasions extraordinaires. Elle suit alors un guide plus sûr ; et, puisant aux trésors de son âme, elle discerne par un instinct qui tient du génie le seul parti qui lui reste à prendre : ainsi, les circonstances les plus difficiles deviennent pour elle des moyens de manifester les dons sublimes qu’elle a reçus du Ciel. »
« N’êtes-vous pas bien imprudent, reprit Mme de M** après que j’eus achevé cette lecture, de vous livrer à des rêveries que la réalité ne peut jamais atteindre ? et ne craignez-vous pas que votre imagination dont les fantômes vous maîtrisent, ne vous condamne pour toujours à poursuivre une chimère ? Quel sort, pour un homme tel que vous !
» — J’ai longtemps redouté ce malheur, lui répondis-je, en la regardant ; mais je ne le crains plus. »
» En cet instant, Mlle de M** entra dans la chambre, et sa mère reprit, en tournant les yeux vers elle :
« Que je serais heureuse, si vous croyiez à vos propres espérances ! Mais vous êtes si mobile ! »
» Puis, sans me donner le temps de répliquer, elle me raconta comment le comte de T**, notre ami commun, lui avait depuis des années parlé de moi dans ses lettres. Il lui répétait, que j’étais le seul homme qui pût lui convenir, même par mes défauts, puisque les esprits tels que le sien s’attachent surtout à ceux auxquels ils se sentent nécessaires ; enfin il lui inspira un tel désir de me connaître davantage qu’elle exerça sur lui tout le pouvoir d’une ancienne amitié pour en obtenir mes lettres ; il consentit à les lui envoyer, et elle y trouva le secret de mon caractère. Elle avait exigé du comte de T** de ne jamais me parler d’elle, bien sûre que pour fixer un esprit comme le mien, il fallait commencer par ébranler l’imagination. C’était elle-même qui, par l’intervention du comte de T**, avait disposé ma tante à me laisser voyager ; et depuis près d’un an que j’avais quitté la France, elle m’attendait vainement en Italie ; enfin, pendant les deux mois que j’avais passés dans la ville qu’elle habitait, elle n’avait cessé de chercher l’occasion de se rapprocher de moi. Elle craignait d’effaroucher un caractère à la fois timide et sauvage, par des avances qui m’auraient éloigné, si je ne les avais attribuées qu’à une coquetterie commune, ou qu’à la politesse du monde. Elle me fit ce récit avec une franchise, une simplicité qui m’enchantèrent. La connaissance qu’elle avait de mes goûts, de mes sentiments les plus intimes, de mes pensées les plus fugitives, lui donnaient avec moi une sécurité qu’on acquiert rarement dans les relations sociales, même les plus anciennes……
» Il lui semblait, disait-elle, que notre liaison avait duré toujours.
» Et je jouissais de cette illusion, car je la partageais.
» Je ne m’étais encore lié intimement avec personne, parce que j’avais cru impossible de conduire un autre à travers le labyrinthe de mon cœur ; et, tandis que les relations ordinaires cessent parce qu’on ne peut cacher le fond de son âme aux yeux d’un ami intime, si je n’avais point d’amis, c’est que je n’avais pu dévoiler à personne le mystère de la mienne.
» Jugez de la joie que je dus ressentir en me voyant connu, deviné, compris d’avance sur tous les points. Tout ce qui m’avait affligé, inquiété, enfin tous les inexplicables secrets de mon caractère, devenaient une source de jouissances, et c’est à mes premiers entretiens avec Mme de M**, c’est à son ingénieuse amitié que j’ai dû le libre exercice de mes facultés.
« Jusque-là un malaise indéfinissable avait arrêté le développement de mon esprit ; une misanthropie sans excuse, puisque je n’avais jamais souffert que par ma faute, rétrécissait mon cœur, et faussait mon jugement.
» Je fus guéri de tous ces maux par la conversation de Mme de M** ; elle me fit comprendre qu’il n’y a pas un homme, doué d’une âme un peu active, qui ne se croie un phénomène en entrant dans la vie, et que si presque tous commencent par essayer de réformer le monde, presque tous aussi finissent par se modeler sur lui ; enfin elle me prouva que si j’avais conservé sur ma vocation plus d’illusions que les autres, c’est que j’avais vécu plus solitaire.
» Il y avait dans l’âme de Mme de M** un mélange de sagesse et d’affection qui lui donnait sur les autres l’espèce d’influence qu’exerce toujours la bienveillance éclairée. En lui abandonnant toute la conduite de sa vie, on croyait céder à une raison supérieure, et l’on ne suivait que l’instinct du sentiment.
» Je ne m’étais jamais figuré un bonheur plus parfait que celui dont je jouis pendant les premiers mois de notre liaison. Tout était nouveauté, tout était magie, dans mon existence. Le monde même, depuis que je le voyais chez Mme de M**, m’apparaissait sous un jour plus favorable. Elle savait donner à la conversation un tour intéressant et toujours simple. Chez elle, les hommes distingués étaient communicatifs, et les sots, quand elle était forcée d’en recevoir, devenaient réservés : les premiers se trouvaient dans leur élément, les autres se sentaient déplacés. Un homme supérieur ou seulement un homme naturel était toujours parfaitement à l’aise chez Mme de M** ; elle ne gênait que les prétentions ou les ridicules, encore était-ce sans le vouloir, car je ne lui ai jamais vu l’intention de faire justice de personne, quoiqu’elle fût inflexible pour les opinions.
» Dans une société à la fois si douce et si animée, mes jours s’écoulaient comme des instants ; je n’avais plus de projets, plus de patrie, plus de passé, et l’avenir n’était que la prolongation d’un bonheur sans mesure. Mon pays, c’était le lieu qu’elle habitait ; mon devoir, mon plaisir, c’était de la suivre. Je ne sortais plus de chez elle ; elle me menait partout, et le monde s’accoutumait à me croire de sa famille. J’avais pris goût même à la dissipation, parce que l’espèce de fièvre que donne à l’esprit ce vif mouvement physique, me montrait Mme de M** sous un jour nouveau. Je n’avais pas changé de caractère, mais je venais de trouver ce que j’avais cherché jusque-là ; mon point de vue était différent ; dès-lors tout était nouveau pour moi ; je ne rêvais plus je contemplais ! toutes les jouissances de mon âme s’étaient concentrées sur elle, aucune inquiétude n’approchait de mon cœur. L’admiration inspire tant de sécurité ! Un sentiment coupable pouvait-il commencer par la plus noble jouissance de l’âme ? J’étais heureux parce que je me croyais innocent, et dans mon idolâtrie, je remerciais Dieu et Mme de M** de m’avoir enfin révélé le but de mon existence.
L’hiver et une partie du printemps s’étaient écoulés ; il me semblait que Mme de M** avait autant de confiance que moi dans l’inaltérable bonheur que devait nous assurer notre affection mutuelle. Si quelque nuage troublait ma félicité, c’était la crainte de n’inspirer à Mme de M** qu’un attachement secondaire. Ayant été, toute sa vie, blessée dans ses plus tendres sentiments, elle avait concentré sur sa fille tout sa puissance d’aimer, et je remarquai trop souvent qu’elle reportait vers cet unique objet de son amour, l’intérêt que j’essayais en vain de fixer sur moi.
Depuis son mariage, M. de M** l’avait accablée de bons procédés ; mais elle l’aimait, et elle vit s’écouler dans les larmes les plus belles années d’une existence qui aurait suffi au bonheur d’une femme ordinaire. Enfin, ne pouvant supporter plus long temps le spectacle d’une froideur qui détruisait sa vie, elle avait quitté M. de M** au moment où les affaires le rappelaient en France, et elle était venue s’établir en Italie avec sa fille, à laquelle se rattachaient ses dernières espérances.
» L’éducation de cette jeune personne avait été la principale occupation de sa vie : Mlle de M** était plus que sa fille, elle était son ouvrage. Quand elle chantait, accompagnée par sa mère, une de ces scènes italiennes où l’expression des sentiments, quelque vraie qu’elle soit, ne nuit jamais à la pureté de la mélodie, je frémissais de plaisir : sa voix basse et voilée convenait au genre sérieux ; et le contraste de ce visage éclatant de jeunesse et de fraîcheur avec un chant qui exprimait tout le trouble des passions, avait un charme dont j’ignorais le danger, et auquel je m’abandonnais sans défiance. La musique prête un langage aux passions, et, lorsque nous n’osons encore nous les avouer à nous-mêmes, elle va les réveiller, les créer, pour ainsi dire, dans le fond de nos cœurs. Quand elle nous les a révélées, il est presque toujours trop tard pour les vaincre. Je sortis plusieurs fois de chez Mme de M** dans un trouble que je craignais de m’expliquer, et les nuits d’Italie, avec leur majestueuse obscurité, leurs bruits harmonieux, étaient comme une autre musique qui achevait de porter le désordre dans mes sens.
» Le temps de quitter la ville approchait. Mme de M** possédait dans les montagnes une maison fort agréable. Nous n’avions parlé qu’une fois du désir que j’avais de l’y accompagner, mais sans que nous nous fussions expliqués ; il était bien reconnu entre nous que nous ne pouvions nous quitter pour six mois.
» J’étais devenu un objet de curiosité et d’attention pour la société de Mme de M**, et par conséquent pour toute la ville. Je dois l’avouer : dès que le monde ne me regarda plus avec indifférence, il devint lui-même intéressant pour moi. En le voyant sous un aspect nouveau, il me parut si amusant que je me reprochai de l’avoir trop longtemps calomnié. Je me disais bien que la curiosité seule me faisait trouver du plaisir à observer le choc de tant de caractères dont le jeu m’était resté caché jusqu’alors ; mais si je me fusse examiné de bonne foi, j’aurais reconnu que c’était la vanité plus que tout autre sentiment qui avait triomphé de mon éloignement pour les hommes. Je voyais clairement que je n’étais plus un indifférent pour personne. Envié des uns, protégé des autres, déjà courtisé des plus politiques, je me trouvais devenu, sans en savoir la cause, l’astre naissant d’une cour nombreuse.
» Mais bientôt quelques propos me donnèrent de l’inquiétude sur la source de cette faveur nouvelle. Les Italiens conservent une sorte de bonhomie dans leur admiration pour le succès : en eux, ce sentiment équivaut à un devoir, et jamais ils ne se croient obligés de le déguiser. J’appris, par quelques personnes du pays, tout l’honneur que me faisait la profonde politique qu’on remarquait dans ma conduite. On me louait surtout de ne paraître occupé que de la mère, en aspirant à la main de la fille ; et je passais déjà pour un grand diplomate.
» Je fus très affligé de voir l’interprétation qu’on donnait à la conduite la plus simple, la plus dénuée de calcul, à l’amitié la plus involontaire. Néanmoins, me trouvant parfaitement innocent, je crus que le meilleur moyen de déjouer les observateurs était de continuer à vivre comme si j’ignorais leur pensée. Telle fut la résolution que je pris ; mais je ne pus la suivre, car je ne n’étais plus le même, et des scrupules que j’avais crus déraisonnables donnaient cependant à toutes mes paroles une gêne insurmontable.
» Avec un caractère tel que le mien, on est plus frappé des inconvénients que des avantages de sa position, et l’on s’efforce en vain de repousser l’inquiétude, quand une fois elle vous a saisi. Si je m’abandonnais sans réserve au sentiment le plus pur, j’en pressentais aussitôt le danger pour ma délicatesse ; et dans la crainte d’être soupçonné d’affectation, je me montrais souvent froid, quand mon cœur était brûlant. Je voyais bien que Mme de M** s’apercevait du changement qui s’était opéré en moi ; mais elle ne me faisait aucune question ; et je n’osais aller au-devant de sa curiosité.
» Mlle de M** était dans une position si brillante, qu’il me paraissait impossible d’obtenir le consentement de sa famille. Mon nom était des plus anciens, mais ma fortune peu considérable ; d’ailleurs, je n’avais point d’état ; mon caractère même, par son instabilité, ne devait inspirer que de l’inquiétude, et j’étais loin de m’imaginer que je pusse satisfaire l’ambition de Mme de M** pour une fille qu’elle idolâtrait ! Je savais que nos opinions politiques étaient les mêmes, mais ce rapport ne me paraissait pas un avantage suffisant pour déterminer son choix, et je pensais qu’elle jetterait les yeux sur quelque grand seigneur étranger qui, sans l’obliger à flatter un gouvernement qu’elle abhorrait, assurerait du moins à sa fille une position brillante hors de notre pays.
» Ces réflexions me jetèrent dans la perplexité ; j’allai jusqu’à penser qu’il était de mon devoir de m’éloigner, en me promettant de revenir, auprès de Mme de M**, jouir avec elle du bonheur de sa fille, quand le sort de cette belle personne serait fixé.
» J’hésitais, depuis quelque temps, à faire ce sacrifice, bien plus difficile que je ne l’avais supposé, lorsque je reçus du comte de T** une lettre qui fit cesser toutes mes irrésolutions. Ce fut un trait de lumière, et, en un moment, ma position me parut changée.
» Voici la copie de cette lettre :
« Malgré votre silence, mon jeune ami, il me semble que notre ancienne amitié m’autorise à vous parler du sentiment qui doit faire votre destinée.
» Ce que je souhaitais pour vous depuis bien longtemps est enfin arrivé : un penchant réel et durable va dissiper vos rêveries ; votre esprit ne s’épuisera plus à se créer une félicité idéale, et le monde vous guérira des peines imaginaires ; je prie le Ciel que ce ne soit pas par des douleurs réelles.
» En décidant de votre sort, gardez-vous, mon ami, d’espérer trop de la vie ; croyez qu’un bonheur modéré est le seul qui puisse durer ici bas.
» Le bruit public m’avait averti depuis longtemps de votre inclination pour Mlle de M**, car je connais trop la « candeur de votre âme et l’élévation de vos sentiments pour supposer avec les indifférents que vous puissiez faire du mariage une affaire. Vos assiduités auprès de Mme de M** m’étaient une preuve certaine du penchant que vous avez pour sa fille ; et votre silence me paraissait une raison de plus pour croire à la passion qui vous absorbe.
» Cependant j’hésitais encore à vous en parler le premier ; mais une lettre de Mme de M** me dispense de toute discrétion. Vous avez fait sur elle l’impression que vous ferez toujours sur ceux qui vous connaîtront bien ; elle n’a trouvé qu’en vous ce qu’elle aurait pu souhaiter dans un gendre, et son désir le plus vif est de réaliser le vôtre. Mais elle est décidée à consulter le cœur de sa fille ; et avant de l’interroger, elle désire que vous puissiez vaincre l’espèce d’embarras que vous paraissez éprouver chaque fois que vous voulez parler du sentiment que trahit toute votre conduite.
» Je vous l’ai toujours dit : avec le caractère le plus franc, vous avez une sorte de timidité cachée qui équivaut à la dissimulation, du moins en a-t-elle tous les inconvénients. Ouvrez donc votre cœur à Mme de M** : vous ne pouvez trouver une meilleure amie, et le jour où vous l’appellerez votre mère ne sera pas moins heureux pour elle que pour vous.
» Un autre motif doit vous déterminer à hâter l’explication souhaitée : c’est que Mme de M** craint qu’en tardant davantage à parler de vous à son mari, il n’apprenne par d’autres votre inclination pour sa fille, ce qui ne manquerait pas de l’indisposer contre vous. »
» De tous les sentiments qui se succédèrent dans mon âme, en lisant cette lettre, un seul fut bientôt dominant : le bonheur de ne pas me séparer de Mme de M**. La lutte que je soutenais depuis plusieurs jours était terminée, et mon cœur frémissait d’espérance, en apprenant que le sacrifice qu’il avait voulu s’imposer était sans but. Je parcourais ma chambre dans le délire de la joie, et l’excès de l’émotion m’ôtait la force de courir chez Mme de M** ; mais quand je fus assez calme pour réfléchir, je contemplai avec complaisance l’avenir qui semblait s’ouvrir devant moi.
» Mlle de M**, quoique d’une beauté régulière, était trop jeune encore pour avoir pu triompher de ma timidité, défaut dont je souffrais d’autant plus, qu’il était moins apparent. Il résultait trop souvent de cet embarras caché, que les motifs de ma conduite ne pouvaient s’expliquer. Je n’avais jamais songé à cette jeune personne comme à un parti auquel je pourrais aspirer ; et l’idée que je deviendrais bientôt, peut-être, le premier intérêt de sa mère, que je serais un jour chargé du bonheur de ces deux êtres auxquels je devais les seuls vrais plaisirs que j’eusse jamais goûtés ; enfin, l’espoir de n’avoir qu’une pensée, qu’un désir, qu’une âme avec Mme de M**, me faisait fondre en larmes. Cet objet du culte le plus pur, cette femme si supérieure, cette âme si forte, si noble, cet esprit si étendu, si vif, emploierait toutes ses ressources, userait de toute sa puissance pour assurer mon bonheur : il allait lui devenir nécessaire ; il serait sa seule affaire et presque son devoir ! Ah ! pouvais-je douter de la félicité qui m’attendait !
» Mlle de M** ne ressemblait pas à sa mère, mais elle lui devait tout ce qu’elle était, elle n’avait pas une pensée qu’elle n’eût reçue de sa mère, pas un talent qu’elle ne tînt de sa mère, pas un goût, pas un désir qui ne lui fussent inspirés par elle. Qu’il me serait doux d’achever ce qu’une personne si chère avait si bien commencé, d’entrer dans toutes ses idées, d’accomplir tous ses plans, de combler tous ses vœux ! Je ne pouvais comprendre comment un tel avenir ne s’était pas offert plus tôt à mes espérances.
» Je m’empressai de répondre au comte de T**, pour le remercier de sa sollicitude, et pour lui peindre des couleurs les plus vives la félicité inattendue que je lui devais.
» Une seule pensée troublait un bonheur si parfait, mais elle ne fit que passer, et cette lueur d’inquiétude s’évanouit dans la joie la plus pure. Il me semblait que j’avais été conduit par un fil invisible au point où m’attendaient depuis longtemps le comte de T** et cette femme qui s’était acquis tant de pouvoir sur mon cœur. Je crus entrevoir un plan concerté entr’eux, je me vis le jouet d’une intrigue, et pour un moment, le soupçon fit pénétrer dans mon cœur une sorte de mauvaise honte qui tarit subitement la source de ma sensibilité, car elle me faisait douter de mes propres impressions. Je me crus dupe ; je me sentis ridicule, et je prétendais être clairvoyant.
» Les caractères faibles craignent plus que les autres de se laisser tromper, parce qu’ils ne savent pas où ils pourront s’arrêter : de là vient qu’ils ne sont propres, ni à mener, ni à être menés. Je reconnaissais en moi l’inconvénient d’une disposition semblable ; pour y remédier, je résolus de me confier aveuglément à Mme de M**, et de ne plus l’offenser par des soupçons plus honteux pour moi qu’injurieux pour elle.
» Après tout, me disais-je, serait-il juste de reprocher à mes amis d’entendre mes intérêts mieux que moi-même, et d’avoir fait mon bonheur malgré moi ? Puisque, sans avoir la force de me corriger, j’ai celle de me juger, il faut du moins que cette lumière ne soit pas perdue, elle m’avertit de ne pas me fier à moi pour me conduire, et de m’abandonner aux conseils des autres.
» C’est dans cette disposition que j’arrivai chez Mme de M**. Notre explication fut courte. Dès le premier mot, Mme de M** m’interrompit ; elle me dit qu’elle savait tout, qu’elle souhaitait plus que moi ce que je désirais, qu’elle seule avait conduit mon cœur à ce point où elle l’avait attendu depuis bien longtemps ; qu’elle avait pour ainsi dire fait ma destinée, disposé de mes affections, et que même, avant de me connaître personnellement, elle avait senti que nous serions un jour liés par les rapports les plus intimes ; que jamais son instinct ne l’avait trompée, et qu’elle croyait fermement que mon bonheur serait son ouvrage. Elle finit en disant :
« Maintenant, notre sort dépend de ma fille : je la connais assez pour penser qu’elle vous préférera à tout autre, mais encore faut-il qu’elle m’ait ouvert son cœur pour que je puisse vous donner une réponse positive. Rapprochez-vous d’elle, qu’elle connaisse le fond de votre âme, suivez vos sentiments et chargez-moi de vos intérêts. Je sais que M. de M** veut faire faire à sa fille un mariage d’ambition ; je prévois que votre fortune et votre position dans le monde lui paraîtront de grands obstacles à ce que nous désirons ; cependant, comme cette alliance serait parfaitement convenable, sous le rapport de la naissance, j’espère que vos opinions, qui sont les siennes, le raccommoderont avec votre obscurité ; il verra qu’elle n’est que l’inévitable conséquence de principes qui lui sont aussi chers qu’à vous. Je saurai faire valoir à ses yeux les nobles motifs de votre conduite, et je suis sûre que dès qu’il croira le bonheur de sa fille attaché au vôtre, il n’hésitera plus. Nous ne devons songer qu’à gagner du temps : si les cœurs s’entendent, le reste s’arrangera de soi-même ! Qu’importe un peu plus, un peu moins d’éclat ? Le bonheur est dans les affections. J’y ai renoncé pour moi ; mais je veux à tout prix l’obtenir pour ma fille. Nous partons dans peu de jours ; venez passer l’été avec nous ; à notre retour, bien des difficultés seront aplanies : un sentiment vrai et profond est ce qu’il y a de plus habile ; l’existence ne s’arrange facilement que par le cœur ! »
» Tant de sincérité répondait à toutes mes arrière-pensées ; elle aurait désarmé un amour-propre encore plus ombrageux que le mien. Plein de reconnaissance, j’adoptai aveuglément un plan qui s’accordait si bien avec les désirs de mon cœur. L’avenir éloigné disparaissait à mes yeux devant le bonheur dont j’allais jouir en vivant à la campagne avec Mme de M**, et quelle campagne !…… Sans l’avoir jamais vue, je connaissais sa maison, je m’en représentais le site si riant et si pittoresque ; je parcourais avec elle les délicieuses vallées de l’Apennin ; j’entendais le bruit de la cascade lointaine, et je voyais le soleil se coucher derrière les ruines du pont d’Auguste, de ce monument qui termine si noblement les riches paysages de la vallée de Terni. »
À ce mot, l’agitation toujours croissante de l’étranger devint si violente qu’elle frappa le Prieur. Le lecteur était trop ému lui-même pour s’apercevoir du trouble des autres, et chacun désirant arriver à la fin du récit, se contraignit, de peur de l’interrompre.
« J’avais souvent admiré chez Mme de M** des vues de cette contrée, dessinées par les meilleurs artistes du moment, et mon cœur battait de joie à l’espoir de la parcourir avec elle[3]. Dans les délicieuses rêveries où mon imagination se plongeait d’avance, j’oubliais de lui répondre. Tout à coup, elle me demanda à quoi je pensais……
« À passer ma vie près de vous, dans la vallée de Terni.
» — Vous n’y avez jamais été, me répondit-elle ; mais je suis sûre que vous vous en représentez déjà tous les sites : vous me direz si vous les reconnaissez. »
« Il y avait dans le son de voix de Mme de M** un mélange de pureté et de passion qui pénétrait jusqu’au cœur, et dont l’effet était entièrement indépendant des pensées qu’elle exprimait. Ses idées formaient souvent un contraste piquant avec ses sentiments ; la maturité de son esprit avait devancé le temps, et je n’ai connu qu’elle qui réunît au même degré, la jeunesse du cœur et la raison : la sérénité enfantine de son âme prêtait de la grâce à l’expérience.
» Mais Mme de M** aimait trop ce qu’elle aimait ; en elle la puissance d’affection était devenue défaut, parce que tous ses sentiments s’étaient fixés sur un objet indigne d’un tel attachement, ou du moins incapable d’y répondre.
» Peu de gens savent apprécier un amour exalté, et ceux qui en deviennent l’objet n’en éprouvent que la gêne. On dit que l’égoïsme ne sait pas aimer, mais il ne sait pas mieux se laisser aimer.
» Ah ! mon cœur palpitait de joie, en pensant qu’il dédommagerait le sien de toutes les souffrances d’un amour méconnu, et (quel comble de malheur !) d’un amour qui l’avait rendue importune à celui dont elle aurait voulu faire la félicité aux dépens de sa vie. Toutes les fois qu’elle me parlait de M. de M**, je voyais que le sentiment qu’il lui avait inspiré, vivait encore dans son cœur.
» Elle termina notre entretien par un éloge de M. de M**. Elle vanta sa loyauté chevaleresque, sa droiture, la noblesse de ses sentiments ; et je ne pouvais comprendre comment, avec tant de rapports, leurs âmes n’étaient pas plus unies. C’est qu’elles ne s’entendaient que sur les points qui décident de la conduite générale de la vie ; toujours d’accord dans les grandes occasions, elles étaient divisées par les événements de chaque jour ; en un mot, ils se ressemblaient par leurs vertus, et différaient par leurs goûts.
» Mme de M** ne me cacha pas la plus chère de ses espérances : elle pensait que mon mariage avec sa fille serait pour elle-même une occasion de se rapprocher de son mari, et alors elle se promettait de ne plus le quitter. Elle se reprochait de lui avoir trop laissé voir l’exaltation de ses sentiments, et se croyait la force de lui témoigner moins de passion, pour en obtenir plus d’affection. Ainsi elle attendait de moi la fin d’une séparation qu’elle avait voulue, et qui, cependant, faisait le tourment de sa vie.
» J’étais touché de la confiance de Mme de M**, mais je m’affligeais involontairement de ne lui inspirer qu’un intérêt secondaire ; toute mon existence se rapportait à elle, et je n’étais le but d’aucun de ses projets. Je me voyais nécessaire à sa vie, mais c’était à cause des autres.
» Les apprêts du départ, l’intérêt du voyage, le plaisir de l’arrivée, m’eurent bientôt distrait de ces pénibles réflexions ; chaque jour me faisait découvrir un bon sentiment dans le cœur de Mlle de M**, et elle me devint chère, par les soins qu’elle rendit à sa mère, pendant une légère indisposition.
» La fatigue d’un voyage de deux jours, par une chaleur brûlante, força Mme de M** à s’arrêter à quelques lieues de chez elle. Nous passâmes vingt-quatre heures dans une petite ville, au pied de l’Apennin. La tendresse de Mlle de M** lui faisait prendre dans ces occasions une sorte d’autorité, que sa mère aimait à lui céder, mais qu’elle retrouvait naturellement, et comme malgré elle dans la vie habituelle. Le spectacle que me donnaient ces deux êtres si nécessaires l’un à l’autre m’intéressait tous les jours davantage.
» La maison de Mme de M** était située à l’extrémité d’un petit village suspendu au-dessus de la vallée étroite et profonde où se précipite la cascade de Terni. Cette chute d’eau me parut plus imposante qu’aucune des cataractes des Alpes. La fraîcheur qu’elle répand dans la vallée, entretient jusque sur les coteaux voisins une végétation abondante. Ce genre de luxe se rencontre rarement sous le ciel du Midi, et la réunion de ce qui fait le charme de la nature dans les climats les plus opposés, a rendu Terni un des plus beaux lieux du monde.
» Les paysages d’Italie ont un éclat de couleur, une majesté dans les contours, une pompe, une grandeur qui adoucit l’impression des solitudes même les plus sauvages : on ne frémit jamais, on admire ! Il y a entre les sites de ce pays fabuleux et les terribles scènes des Alpes, la même différence qu’entre les brillantes fictions d’Homère et les compositions hardies et sombres des poètes anglais.
» C’est là que notre vie allait s’écouler un jour, dans les délices de l’étude et l’espoir d’une félicité qui nous paraissait assurée ; car le bonheur présent est, du moins pour l’imagination, le meilleur garant des biens que promet l’avenir. Chaque jour ressemblait à la veille, et cette heureuse régularité nous faisait paraître le temps si court, que nous en perdions la mesure. C’est ce que le monde appelle les plaisirs, qui allonge les jours, par la fatigue qu’on éprouve à se distraire sans cesse : on est guéri de l’ennui, dès qu’on ne se croit plus obligé de s’amuser ; les hommes qui ne songent qu’à se divertir, montrent, par là même, qu’ils sont de tous les plus malheureux.
» J’étais loin de regretter la distraction, et s’il me restait une inquiétude, c’était la crainte de laisser passer, sans les remarquer, quelques instants d’une vie que j’aurais voulu éterniser : je cherchais à retenir un temps dont toutes les heures étaient marquées par le bonheur ; et mon existence s’écoulait comme un ruisseau qui serpente dans des prés délicieux et multiplie ses détours pour embellir plus longtemps un séjour qu’il ne retrouvera plus.
» Nous ne causions que pour nous reposer d’un plaisir plus vif : celui d’admirer ensemble. Il est des jouissances de l’âme que la parole profane ! Mme de M** ne m’était jamais si chère, si nécessaire que lorsque nos âmes, pénétrant en silence les secrets de la nature, se perdaient ensemble dans les chastes délices de la contemplation : c’est alors seulement que nous découvrions tout ce que nous étions l’un pour l’autre.
» Le mois de mai venait de finir, et lorsque la chaleur du jour avait été excessive, je faisais quelquefois vers le soir des promenades solitaires avec Mlle de M**, que sa mère aimait à me confier. Les émotions que j’éprouvais près d’elle, étaient bien différentes de cet abandon sans bornes, de cet épanouissement de l’âme qui rendait la société de Mme de M** nécessaire à ma vie. L’extrême jeunesse est imposante ; on ne veut pas se presser de lui révéler l’existence ; il y a tant de bonheur attaché à l’ignorance ! On croit la protéger contre tout ce qu’on lui cache.
» Quoique j’eusse alors vingt-deux ans, et que Mlle de M** en eût seize, j’éprouvais pour elle les sollicitudes d’un père. Je n’osais lui parler de notre avenir, et c’était à sa mère que je confiais les sentiments les plus intimes de mon cœur Elle me savait gré de ma réserve, et Mme de M**, sans s’expliquer positivement, ne put me cacher le progrès que je faisais dans ce cœur simple et naïf.
» Mme de M** avait pensé que j’aimerais à vivre seul avec elle à la campagne : il y a des plaisirs qui ont besoin de témoins ; le vrai bonheur les redoute.
» Mais le parti que nous avions pris avait dérangé les projets de quelques personnes accoutumées à passer presque toute la belle saison chez Mme de M**.
» La prolongation de notre solitude déplaisait surtout à Mme de C**. C’était une personne commune ; elle avait toute la bonté qui s’accorde avec la médiocrité, mais elle pouvait faire beaucoup de mal par son besoin de parler continuellement des autres : il est vrai qu’elle prétendait s’occuper de leurs affaires pour leur avantage ; mais sa manière de l’apprécier était rarement la leur ; elle n’en était que plus persuadée de la nécessité de les contraindre à avoir raison comme elle. Cette Providence du commérage s’était fait un code de lois sociales, et c’est à son idéal de perfection qu’elle aurait voulu ramener la conduite de chacun. Son esprit était le lit de Procruste ; mais heureusement pour nous, sa position dans le monde ne lui donnait pas l’autorité nécessaire pour soumettre les autres à cette mesure universelle. Elle consumait sa vie en négociations infructueuses avec des ingrats, dont elle aurait dû régler jusqu’aux moindres actions ; elle voulait être le tyran du bien : toute objection lui paraissait une injustice criante et la preuve manifeste d’un mauvais cœur dans le malheureux qu’elle endoctrinait. Mais ce penchant au commandement, quoiqu’elle fût presque toujours forcée de le dissimuler, nuisait au talent de persuasion qu’elle croyait cependant posséder à un très haut degré.
» Ainsi elle échouait également dans ses desseins sur les autres, soit qu’elle voulût les conduire par la douceur ou par l’autorité : on ne la supportait que parce qu’elle permettait qu’on se moquât d’elle.
» Elle n’avait aucun rapport d’esprit ni de caractère avec Mme de M**, mais elle s’était déclarée son amie intime, surtout dans les maisons où Mme de M** n’allait pas. Quelque temps avant notre départ pour la campagne, elle lui écrivit une lettre, que je lus, et qui peignait naturellement l’agitation malveillante du monde. Chacun s’inquiétait de notre manière de vivre, du temps que nous passerions ensemble dans la solitude ; on taxait Mme de M** d’imprudence, et l’on ne concevait pas qu’elle exposât sa fille à tous les malheurs d’un sentiment qui pouvait être contrarié par la volonté de M. de M**.
» Mme de C** finissait par prier son amie de lui donner le moyen de la justifier, en lui mandant le temps où le mariage se ferait, les conditions imposées par M. de M**, les arrangements de fortune, enfin, l’époque de notre retour à la ville, où elle nous offrait ses services, avec l’obligeance et l’empressement que nous lui connaissions.
» Cette lettre me fit rire d’abord ; mais, en la relisant, je sentis que ma destinée était près de se décider, et j’éprouvais une terreur inexplicable à l’idée de changer quelque chose à notre manière de vivre. J’étais si heureux ! Je redoutais le réveil d’un songe trop doux, pour pouvoir se réaliser dans ce monde ; Mme de C** me révélait ma position : jusque-là, mon imprudence naturelle m’avait fait éviter d’y réfléchir. Je me voyais irrévocablement engagé dans l’opinion du public, et j’ignorais encore si mon cœur approuvait ce lien que je ne pouvais déjà plus rompre. Il me semblait que la présence de Mme de M** m’était bien plus nécessaire que celle de sa fille. Une inquiétude inexprimable s’empara de mon cœur, je jetai un coup-d’œil en arrière, et je me rappelai que pendant ces jours de bonheur qui venaient de s’écouler si rapidement, j’avais éprouvé certaines agitations secrètes dont je ne m’étais pas encore rendu compte. Je sentais que mon mariage avec Mlle de M** ne guérirait pas la cause d’un trouble si extraordinaire : c’était, s’il faut l’avouer, une sorte d’envie inspirée par l’attachement passionné de Mme de M** pour sa fille et pour son mari.
» Jusqu’à ce jour, j’avais repoussé un sentiment que je me reprochais, et, rougissant d’une inquiétude dont le principe me paraissait de l’égoïsme, j’avais oublié, auprès de Mme de M**, que je l’aimais déjà avec trop de vivacité, pour que ma tendresse fût exempte de personnalité. Ce n’était pas ce despotisme grossier qui nous fait soumettre le bonheur des autres à notre propre satisfaction, c’était une jalousie subtile, une défiance de nous-mêmes, qui nous tient sans cesse dans la crainte de n’être pas, pour la personne que nous aimons, tout ce qu’elle est pour nous. Nous sacrifierions tout : jouissance, état, fortune, et même tout autre sentiment, au seul bonheur de l’aimer ; mais, pour récompense, nous voudrions qu’elle trouvât la même source d’enthousiasme dans son dévouement pour nous. Loin de nous l’idée de l’engager à des sacrifices que nous frémirions d’accepter ! mais nous voudrions avoir à les refuser.
» J’avais bien reconnu, dans le caractère de Mme de M**, la puissance de s’oublier soi-même, et toutes les nobles facultés qui, seules, nourrissent les grandes passions ; mais ce n’était pas pour moi qu’elle les exerçait. Et je commençais à craindre de ne pouvoir supporter longtemps l’idée que les trésors de sa sensibilité seraient prodigués à d’autres, que d’autres savaient lui inspirer une tendresse qui l’élevait au-dessus d’elle-même : tel est, du moins, le doute qui me tourmentait sans cesse, depuis que j’avais lu la lettre de Mme de C**.
» Un matin, que j’avais parcouru la campagne, l’esprit toujours plus troublé, toujours plus incertain, Mme de M** me fit appeler. Ce message m’inspira d’abord une vive inquiétude ; mais, en entrant dans sa chambre, je vis sur sa figure l’expression de la joie la plus vive ; ses grands yeux noirs, en s’arrêtant sur moi, rayonnaient de sensibilité.
» Je n’ai jamais pu me défendre d’une émotion analogue à l’air dont me reçoit une personne que j’aborde, surtout si j’ai de l’affection pour elle. Aussi mes paroles sont-elles plutôt le reflet de ce qui occupe l’âme des autres que l’expression de ce que je pense ; cette extrême finesse de tact m’a souvent entraîné à tromper, sans le vouloir, mes amis et moi-même. Il y a mille circonstances où la coupable flexibilité de notre caractère se présente à notre esprit comme une politesse légitime.
» Assis près de Mme de M**, je ne savais pas encore ce qu’elle allait me dire, et déjà tous les nuages de mon esprit s’étaient évanouis.
» Elle venait de recevoir une lettre de M. de M**, qui répondait à celle où elle lui avait parlé sérieusement de nos projets. Il paraissait disposé à les favoriser, et la bonne opinion qu’il avait conçue de moi passait nos espérances. Le comte de T** avait contribué, de tout son pouvoir, à le déterminer. C’est ce que nous apprit une lettre du comte lui-même.
» M. de M** ne s’expliquait pas encore d’une manière décisive ; et, quoique ma conduite, depuis mon séjour en Italie, lui parût une preuve certaine de mes intentions, il désirait cependant que je lui fisse une demande directe.
» Le comte de T** priait Mme de M** de m’assurer qu’il ne perdrait pas un moment mes intérêts de vue ; cependant, il me pressait d’écrire la demande en forme, puisque M. de M** le souhaitait ! et il représentait cette démarche comme un acte de loyauté indispensable dans les circonstances où nous nous trouvions. Il n’avait pas oublié d’instruire ma tante de nos projets ; elle partageait tous mes désirs, et pensait que mon choix justifiait la tendresse qu’elle avait toujours eue pour moi ; enfin il terminait, en disant qu’il retrouvait, pour assurer le bonheur d’un ami tel que moi, son activité de vingt ans.
» J’étais agité de tant de sentiments opposés, que je ne savais que répondre à Mme de M**. Moi, qui n’avais jamais agi que par instinct, je me voyais tout à coup soumis à des considérations de convenances, à la tyrannie des usages ; et ces motifs de conduite me paraissaient indignes d’un caractère comme le mien. J’aurais voulu qu’on laissât à mon cœur la liberté de s’interroger ; et les liens factices dont je me voyais garrotté, loin de fortifier mon penchant, glaçaient en moi tout sentiment. Le conventionnel, le monde, prenait la place de la nature. Torturé par le despotisme d’une société qui veut tout façonner d’après un patron convenu, je sentais qu’il fallait renoncer à l’indépendance, à la vérité, cacher mes sentiments intimes, adopter des principes contraires à mes penchants ; et pour prix d’un tel sacrifice, se contenter de l’approbation d’un monde qui n’a de pouvoir réel que lorsqu’il blâme.
» Dans ma perplexité, je fus plusieurs fois au moment de prendre Mme de M** pour juge de ce qui se passait au fond de mon cœur ; mais, pouvais-je lui dire : Je ne veux plus de votre fille, parce que vous l’aimez mieux que moi, et que votre sentiment pour son père est le premier intérêt de votre vie ?
» D’ailleurs, je sentais, malgré mes subtilités, que j’avais pris envers sa famille, envers le monde, envers ma propre conscience, un engagement d’honneur. Si l’on venait substituer ou joindre à ce motif des considérations moins décisives ; si l’on me représentait maladroitement le blâme du monde, comme plus redoutable que le mécontentement de moi-même, l’erreur de mes amis ne pouvait détruire, à mes yeux, la force des raisons qui suffisaient à elles seules pour me déterminer. Heureux ou malheureux, je m’étais trop engagé pour reculer : je sortis de chez Mme de M** pour aller écrire à M. de M**, et lui demander la main de sa fille.
» Ma lettre partit dès le jour même, et le repos de ma vie fut troublé pour jamais.
» J’avais agi d’après ma conscience, contre mon sentiment. Ces deux puissances, terribles lorsqu’elles sont ennemies, se heurtaient dans mon cœur comme deux armées : l’orage soulève les flots avec moins de fureur ; aucun raisonnement ne pouvait calmer le désordre que cette lutte mortelle jetait dans mes idées.
» Je ne concevais pas le changement que des incidents naturels, inévitables, et prévus depuis longtemps, avaient subitement apporté dans ma disposition ; je m’accusais d’imprévoyance, d’inconséquence ; mais les reproches que je me faisais ne servaient qu’à aggraver mes tourments ; le mécontentement de moi-même était une peine de plus, et la plus grande de toutes.
» Quand je voulais sonder la véritable cause de ce trouble, je frémissais, comme si je m’étais vu transporté au bord d’un abîme. J’aimais Mme de M** ; je l’aimais avec d’autant plus de passion, que j’avais été plus longtemps sans combattre, sans m’avouer cet amour, sans le soupçonner ! J’avais l’inexpérience d’un enfant, et la violence d’un homme.
» Dès qu’il me parut impossible de douter de mon malheur, je fus saisi d’un véritable accès de frénésie ; et le délire de mes sens m’effraya moi-même. Je m’efforçais de me représenter ma position telle qu’elle était, de voir les choses sous leur vrai point de vue, de repousser toute exagération. Impossible ! ! la passion avait passé jusque dans mon jugement : L’enfer ou le paradis s’offraient seuls à ma pensée égarée, et le positif de la vie n’existait plus pour moi.
» Je n’avais jamais parlé d’amour ni de mariage à Mlle de M**, mais sa mère, sans compromettre la délicatesse, m’avait répété quelques confidences qui ne me permettaient plus de douter de son inclination pour moi. J’avais séduit, sans le vouloir, ce cœur innocent ! Quelquefois je me figurais qu’il était temps encore de la désabuser ; mais, que dire ? quelle raison donner ? Je ne pouvais avouer la seule véritable ; et toute autre ne serait pas crue, ne serait pas admise par une femme du caractère de Mme de M**. D’ailleurs il faudrait s’éloigner à l’instant même, et je ne me sentais plus la force de vivre sans la voir.
» Lorsque le tumulte de mes idées fut apaisé, et que la fatigue m’eût enfin apporté quelque tranquillité, je commençai à penser que je m’exagérais un sentiment qui me paraissait irrésistible, parce que je n’avais rien fait encore pour le combattre ! Mais maintenant que ma prudence était avertie, j’emploierais toutes les ressources de ma raison pour me préserver d’un malheur qui me paraissait le plus affreux de tous. Désormais je ne négligerais aucune occasion de me rapprocher de Mlle de M**, et je l’observerais avec une attention qui ne pouvait manquer de lui être favorable. Je me promettais de m’intéresser au développement de ses facultés, de l’intéresser elle-même à tout ce qui me plaisait, de lui inspirer du goût pour ce que j’aimais, de la rendre sensible à ce que j’admirais, enfin d’employer tous mes moyens pour la faire valoir auprès de moi ! Par elle je vaincrais bientôt un sentiment qui, contenu dans les bornes du devoir, deviendrait quelque jour le charme de notre vie, au lieu d’en faire le tourment.
» Ainsi, je m’attribuais dans l’avenir une vertu imaginaire pour me justifier de ma lâcheté actuelle. Dans mon aveuglement, je négociais au lieu de combattre : il aurait fallu fuir ; et le prétexte, même le plus déraisonnable, si je l’avais allégué pour m’éloigner, aurait eu moins d’inconvénients que la fausse sagesse par laquelle je trompais ma conscience.
» Ma complaisante erreur dura peu ; je faisais des progrès dans le cœur de Mlle de M** ; j’étais sincèrement touché de sa candeur ; je la trouvais belle, et je me rassurais en me le répétant. Mais tant de cordes qui vibraient dans mon cœur ne résonnaient pas encore dans le sien ! Elle ne devinait pas tout, elle ne comprenait pas tout, comme sa mère ; il fallait l’avertir qu’elle était sensible, il fallait éveiller son imagination ; elle avait presque encore l’insouciance de l’enfance. Il est vrai que cette ignorance des facultés de son âme avait quelque chose de touchant : on l’aimait pour elle-même, tandis…… je ne le sentais que trop, tandis qu’on aurait aimé sa mère pour elle-même et pour soi !…… Rien ne suffisait à mon cœur, rien qu’un cœur qui le comprenait tout entier ! et je ne pouvais me le dissimuler, ce n’était pas celui de Mlle de M**. Son extrême simplicité me la rendait imposante ; comment parvenir à lui faire jamais connaître un caractère aussi compliqué, aussi agité que le mien ? Elle aurait eu pour moi l’espèce de pitié physique qu’on éprouve pour les malades ; mais qu’il y a loin de cette charité à la sympathie exclusive, à la prédestination de l’amour, à ce complément de notre être, après lequel je respirais comme après le seul bien de la vie, le seul remède aux peines de l’âme, et que j’avais trouvé pour mon désespoir ! Car j’aurais pu aimer Mlle de M**, si je l’avais connue avant sa mère.
» Peu de jours après l’arrivée du courrier qui m’avait causé tant d’agitation, je reçus une lettre du comte de T** ; elle est trop singulière pour n’en pas insérer ici les passages les plus remarquables. Ils m’apprirent ce qu’est un monde où l’on n’a de sincérité que pour avouer les défauts de ses amis, et parfois même pour les révéler à qui ne les apercevait pas. Le comte de T** regardant mon mariage avec Mlle de M** comme décidé, se croyait obligé à me donner quelques conseils sur la manière d’arranger mon existence, et sur les moyens d’échapper à ce qu’il appelait la domination de ma belle-mère. Voici le portrait qu’en faisait cet ami intime et dès-lors clairvoyant :
» Mme de M** serait une femme tout-à-fait supérieure, si elle était réellement ce qu’elle a trouvé le moyen de paraître à ses amis. C’est une de ces personnes qui ne laisse la faculté de la juger qu’aux indifférents. Si je ne vivais depuis longtemps loin d’elle, je serais sous le charme, et je ne la connaîtrais pas mieux que vous, malgré vingt ans de liaison. Elle exerce parmi les gens de sa société habituelle une influence qui les aveugle sur ses défauts, et ce qui est plus extraordinaire, sur ses ridicules. Elle a, si je puis m’exprimer ainsi, une atmosphère, et, dès qu’on y est entré, on est en sa puissance : aussi, contre l’opinion commune et contre la sienne même, je la crois beaucoup plus faite pour l’intimité que pour le monde qui ne voit d’elle que ses prétentions.
» Les âmes douées des facultés nécessaires pour devenir centre, donnent leur reflet à tout ce qui les entoure, et arrangent leur société d’après leur vie interne ; ces personnes peuvent avoir mille défauts, mais leur vie est un système : tout y est lié avec beaucoup de conséquence, et l’on se prête à l’illusion, sans voir le faible des moyens qui la produisent. Le factice paraît simplicité, quand il a conquis l’âme tout entière, et c’est le point où la fureur de la célébrité a conduit Mme de M**.
» Croyez-en ma longue expérience ; défiez-vous de toute personne qui vous paraît parfaite : l’extrême conséquence est fausseté, et dans ce monde il n’y a de naturel que les défauts, et de vrai que les contradictions. »
« Ces avis, loin de produire l’effet qu’en attendait le comte de T**, ne firent qu’augmenter mon admiration pour Mme de M**, qui m’apparut comme une victime de sa supériorité ; je ne croyais pouvoir la dédommager de l’injustice de ses prétendus amis que par un dévouement d’esclave.
» Elle avait trop de pénétration, et nous vivions dans une trop grande intimité pour qu’elle ne s’aperçût pas du trouble de mon âme. Elle m’en demanda la cause ; je me tus. Elle me dit qu’elle l’attribuait à l’indécision de mon caractère, et je me gardai de la détromper. Elle croyait qu’avec ma faiblesse je devais regretter plus qu’un autre cette vie incertaine, si commode pour les hommes à imagination ; elle répétait souvent que le vague de la destinée plaît aux esprits rêveurs et qui ne craignent que les partis irrévocables. Si elle avait lu dans mon cœur, elle aurait frémi en voyant combien elle était près et loin de la vérité.
» Oui, je tremblais à l’idée de fixer mon sort et de perdre toutes les chances que l’avenir offrait à mes rêveries passionnées. Mais ce n’était plus par absence de volonté que je redoutais ce moment : la passion est une force mal employée ; elle ressemble, il est vrai, à l’énergie de la fièvre ; mais peut-on appeler faiblesse ce qui met le monde sous vos pieds ?…… Que ne pouvais-je tout dire à Mme de M**, à la seule amie que j’eusse au monde ! J’étais réduit à tromper la personne la plus sincère, à la tromper par respect pour elle, par devoir ! Je me montrais à ses yeux plus bizarre que je n’étais, pour qu’elle pût s’expliquer l’inconséquence de ma conduite sans en deviner le vrai motif. Elle excusait tout ; on voyait qu’il y avait en elle ce principe d’exaltation qui rend indulgent pour les faiblesses des autres, parce qu’on sent qu’il est la source de toutes les erreurs.
» Mme de M** n’était tombée dans aucune des fautes auxquelles son imagination et sa sensibilité l’avaient peut-être exposée ; mais son triomphe était humble, elle en remerciait Dieu, et ne s’en vantait pas. D’ailleurs, elle n’en avait pas joui ; elle avait souffert comme si elle eût été coupable.
» N’ayant jamais pu vaincre la froideur de l’homme auquel elle avait dévoué toute son existence, il ne lui venait pas dans l’esprit qu’elle pût faire la destinée de quelqu’un ; accoutumée à se compter pour rien, elle s’était persuadée qu’elle n’avait pas ce qu’il faut pour être aimée ; et cette modestie du malheur, qui était sans doute la cause de son aveuglement sur mes sentiments pour elle, devenait en même temps à mes yeux un de ses plus grands charmes.
» Combien de fois je me suis dit : Toute autre femme douée d’un esprit bien moins distingué, bien moins pénétrant, m’aurait deviné ! Son âme répond à tous les besoins de mon âme ; son être complète mon être ; je trouve en elle tout ce qui me manque, tout ce que je voudrais être, tout ce que je cherchais dans une autre, et elle est malheureuse ! elle ne jouit pas du bien qu’elle pourrait me faire ; la crainte de n’être nécessaire à personne est le tourment de sa vie, et pourtant elle est le seul intérêt de la mienne ; elle croit son existence inutile, et je l’adore ! Ah ! pourquoi ne le sait-elle pas, pourquoi ne le sent-elle pas ? Je ne suis rien pour elle, est-ce ma faute, est-ce la sienne ?
» Une illusion d’un genre bien différent, n’a pas moins contribué à prolonger l’erreur de Mme de M**. Elle avait sa source dans un sentiment si opposé à celui que je viens de vous faire remarquer, qu’il faut se rappeler combien les contradictions sont naturelles à l’homme, pour comprendre que ces deux motifs opposés aient pu servir de mobile à la conduite de la même personne.
» Mme de M** était née avec un caractère très fort, et surtout avec une puissance de volonté peu commune. Cette faculté si rare est celle par laquelle on commande aux autres ; et Mme de M** qui la possédait au plus haut degré, retrouvait la conscience de son pouvoir, dès qu’elle ne voulait plus l’exercer sur son mari. De là, son influence sur sa société.
» C’est à cette qualité qu’elle se fiait, pour me forcer de faire mon bonheur. Se sentant de la décision pour deux, elle s’inquiétait peu d’une hésitation qu’elle n’attribuait à aucune cause positive, et qui l’effrayait d’autant moins que l’histoire détaillée de ma vie lui avait révélé, presque depuis mon enfance, le secret de mon caractère. Cette connaissance intime lui donnait une confiance sans bornes en la droiture de mes intentions ; et les demi-mots que je laissais tomber, dans l’espoir de troubler sa sécurité, ne suffisaient plus pour détromper un esprit naturellement porté à regarder sa volonté comme un décret du destin. Il aurait fallu pour lui faire renoncer au projet qu’elle se plaisait à réaliser après tant d’années d’attente, un aveu que me défendait ma fausse délicatesse, et je me résignais par nécessité à la dissimulation.
» Quels efforts me coûtait cette lâcheté !……
» Je pensais quelquefois à prétexter une passion pour une autre ; mais Mme de M**, qui par les lettres de notre ami commun, avait suivi mes traces jusqu’à mon arrivée en Italie, ne m’aurait pas cru, ou bien il aurait fallu inventer des mensonges que j’étais incapable de soutenir.
» Aucun parti modéré ne pouvait me tirer de la position où je m’étais placé, et je n’avais pas le courage d’en prendre un autre. Je voyais le blâme, le déshonneur même, du côté de la franchise, et ma conscience endormie ne me parlait pas encore assez haut pour m’enhardir à braver les jugements du monde. Je n’avais que la force des lâches : j’osais tout contre Dieu et contre moi, rien contre les hommes.
» C’est cet affreux courage qui m’a fait supporter le mépris de moi-même pendant si longtemps ; et plus tard, lorsque j’ai tout sacrifié, afin de me relever à mes propres yeux, il a fallu bouleverser l’existence de trois personnes, pour réparer les torts de ma longue faiblesse.
» J’appris l’art infernal de tromper sans mentir ; ou du moins de faire servir la vérité au mensonge : c’était en parlant de ce que je sentais, que je le déguisais le mieux. Je révélais une partie de mes impressions, mais j’en cachais la source ; je trouvais dans le trouble de mon cœur, le langage de la passion, mais je me gardais de laisser deviner l’objet de cet amour profané par la ruse ; enfin, quoique né avec l’âme la plus exempte de calcul et de fraude, je devins par la position fausse où m’enchaînait ma faiblesse, l’homme le plus impénétrable et le plus double. Les cœurs créés pour la vérité, lorsqu’ils se livrent au mensonge, ont un grand avantage sur les hommes foncièrement pervers. Il leur reste un vernis d’innocence qu’aucun artifice ne pourrait simuler, et ce qu’ils avaient de vertu primitive leur sert merveilleusement à déguiser leur dégradation. En eux le mal est acquis, le bien était naturel, et cette noblesse originelle devient dans des mains corrompues, l’arme la plus redoutable. Ils font servir des qualités à de mauvais desseins : quel esprit si pénétrant ne se laisserait tromper à cette finesse qui n’est plus de la finesse, et qui séduit comme un beau naturel !
» Tel est le moyen que je me crus forcé d’employer pour détourner les soupçons de Mme de M**. Je lui paraissais peu différent de ce que j’avais toujours été, et réellement je ne souffrais presque plus, tant je m’aveuglais sur l’avenir, et tant je m’enivrais du bonheur d’être près d’elle ! Un mois s’écoula dans cette dangereuse sécurité.
» Enfin, je reçus la réponse de M. de M** ! elle était franche, quoique polie. Il se disait flatté de ma demande, mais il ne pouvait s’engager par une promesse positive, avant de me connaître personnellement. Il voulait d’ailleurs interroger lui-même sa fille. Il exprimait quelques regrets de ce que ma fortune n’était pas assez considérable pour nous assurer dans le monde l’état qu’il aurait voulu lui donner, et il attendait ma réponse, pour mettre ses gens d’affaires en rapport avec les miens.
» Au reste, il ne faisait cette demande que pour ne pas manquer à une formalité ; car le comte de T** avait déjà prévenu son désir, en lui apportant, de la part de ma tante, un état exact de mes biens.
» Son projet était, disait-il, de quitter Paris dans un mois, pour venir chez Mme de M** ; et il terminait sa lettre en me répétant qu’il ne pouvait me faire aucune réponse décisive avant d’avoir consulté le cœur de son unique enfant.
» Il y avait dans cette lettre un fond de loyauté qui me plut. D’ailleurs, elle ne me causa pas l’effroi que m’inspirait toujours l’idée d’un parti irrévocable. J’y entrevis le moyen de rompre, et mon cœur battait de la joie la plus vive en pensant que je pourrais encore, sans remords, concentrer toutes mes affections sur Mme de M**.
» Dans ce moment, l’espoir de vivre libre et près d’elle, dût-elle ignorer à jamais la passion qu’elle m’inspirait, me paraissait le bonheur suprême. Je me traçais déjà un nouveau plan de conduite. Je ne négligerais aucune occasion, dans mes entretiens avec elle, d’appuyer sur mon peu de fortune ; et je lui représenterais que ma délicatesse se refusait à profiter de son amitié pour détourner M. de M** de ses vues d’ambition.
» Ce prétexte, et beaucoup d’autres raisons de convenance qui s’offraient à mon esprit, me paraissaient assez plausibles pour conserver du moins une lueur d’espérance, et pour continuer d’entrevoir mon avenir à travers ce voile d’incertitude si analogue à la disposition d’esprit de la jeunesse, et surtout si rassurant pour la faiblesse de mon caractère, pour la violence de ma passion.
» Il ne me restait qu’à choisir l’occasion de m’expliquer avec Mme de M** ; mais, chaque jour, je faisais le projet de parler, et, chaque jour, ma lâcheté m’empêchait de l’exécuter.
» La lettre de M. de M** produisit sur sa femme une impression bien différente de celle que j’avais éprouvée en la recevant. Mme de M** y vit l’assurance d’un consentement qu’elle avait à peine osé se flatter d’obtenir si facilement. Elle prodiguait les exclamations de reconnaissance, en parlant de tout ce que nous devions au comte de T** ; et tandis que j’avais peine à dissimuler la colère que m’inspirait son indiscrète activité, elle me forçait de vanter avec elle son esprit, son tact, et la vivacité de ses affections.
» J’avais pensé comme elle toute ma vie. Si j’avais pu le prendre pour conseil, il m’aurait peut-être préservé du plus terrible des malheurs ; mais de loin, son amitié me devenait odieuse, parce que je ne sentais que le mal irréparable qu’elle me causait.
» Un soir, après une journée brûlante, j’étais sorti seul avec Mme de M**, le soleil près de disparaître dans une mer de feu, se balançait à l’horizon ; il s’arrêtait encore un moment, comme incertain de la route qu’il allait suivre ; toute la nature, dans une attente silencieuse, semblait assister curieusement à ce grand spectacle : on n’entendait plus que le bruit de la cascade qui retentissait dans la profonde vallée d’où s’élevait aux approches du soir une vapeur transparente ; ces nuages si voisins de la terre, et qui se distinguaient à peine de l’écume du fleuve qui les produisait, étaient comme autant de miroirs mouvants où le soleil réfléchissait encore l’éclat de ses couleurs. On découvrait le paysage à travers des voiles brillants ; et mille écharpes diaprées encadraient ces sites également pompeux et pittoresques, et qui servent, pour ainsi dire, de justification aux tableaux du Poussin.
» Nous contemplâmes longtemps ce spectacle, puis nous nous acheminâmes vers le village situé au bord du lac d’où sort le torrent qui forme la chute de Terni.
» Ce séjour ressemble à tout ce qu’on a rêvé de plus paisible et de plus riant.
» Les maisons italiennes, même celles des pauvres, conservent extérieurement une sorte d’élégance, et le style de leur architecture fait pressentir une vie qui ne ressemble guère à celle du peuple des autres contrées. Si l’on se bornait à regarder de loin ces palais de la misère, on croirait l’Italie habitée par des Fées.
» Nous nous étions assis sous un berceau de lauriers et de grenadiers, au bord d’une fontaine de marbre, ornée de sculptures antiques. »
« — Pensez-vous, me dit Mme de M**, en rompant un long silence et en me montrant une des élégantes masures du village, que les habitants de ce séjour soient plus heureux que nous ?
» — Ils parlent moins de bonheur, lui dis-je. C’est une raison pour qu’ils en aient davantage.
» — Oui, me répondit-elle, je l’ai cru longtemps, mais ils ne cessent de désirer ce qu’ils n’ont pas : n’est-ce pas là ce que nous appelons le malheur ? »
« J’étais disposé à éprouver des émotions vives ; et la crainte de ne pouvoir modérer l’expression des sentiments qui oppressaient mon cœur m’empêcha d’abord de saisir cette occasion de m’expliquer avec Mme de M**. Je n’osai l’interrompre, et elle continua :
« — Je ne crois pas que les paysans aient moins à souffrir que nous, mais nous sommes plus frappés de nos peines que des leurs, et nous nous laissons influencer malgré nous, par cette philosophie d’Opéra qui nous représente les habitants de la campagne comme les seuls êtres vraiment heureux.
» — Ils ne se quittent presque jamais, m’écriai-je !
» — Mais nous ne nous quitterons plus, me répondit Mme de M**, d’une voix émue !
» — Je le désire plus que vous ; mais M. de M** revient, vous saurez désormais le fixer près de vous, et moi, je m’en éloignerai.
» — Vous pensez à me séparer de ma fille ?
» — Vous aimez le monde, et vous l’aimerez pour M. de M** encore plus que pour vous, car il y a toujours vécu, et moi je n’aspire qu’à vivre dans la solitude.
» — Je vous ai vu fort content dans le monde.
» — J’y étais uniquement occupé de vous ; et d’ailleurs, je n’avais pas à redouter, comme aujourd’hui, la sévérité de ses jugements.
» — Et pourquoi les craignez-vous ?
» — Parce que je les trouve motivés, répliquai-je d’une voix tremblante et en articulant avec effort des paroles dont j’aurais voulu diminuer l’effet, on m’accusera d’avoir manqué de délicatesse. Je suis pauvre, du moins en comparaison de Mlle de M**, et ne faudrait-il pas que tout fût égal entre nous ?
» — Voilà encore un de vos chimériques scrupules, s’écria Mme de M**, avec véhémence ; sans doute il faut que tout soit égal entre deux époux ; mais l’argent seul peut-il établir cette égalité si nécessaire ? La noblesse du caractère, celle de la naissance, l’inclination, la passion, laissent elles subsister quelque différence entre deux cœurs qui s’aiment ? Je connais le vôtre comme celui de ma fille ; je ne puis confier son bonheur qu’à vous ; je serai votre Providence et je vous conduirai à la félicité, malgré vous…
» — Mais songez à…
» — Je songe à vous guérir de vos folies. Vous ne me priverez pas du seul bonheur qui me reste : de celui de ma fille ! Laissez-moi renaître en elle, laissez-moi retrouver par elle les beaux jours que j’ai perdus dans les larmes. »
« Il y avait dans l’attitude et dans le son de voix de Mme de M** un mélange de tendresse et d’autorité qui parut irrésistible. J’allais lui dire tout ce que mon cœur me dictait ; mon secret allait m’échapper, mais elle se leva et me ferma la bouche par ces mots :
« À quoi bon prolonger un pareil entretien ? Vous aimez ma fille ; je vous connais assez l’un et l’autre pour savoir que vous seul pouvez assurer notre bonheur ; c’est le rêve de ma vie ; vous réalisez par votre esprit et par votre aimable caractère tout ce que j’ai souhaité pour elle : je ne l’exposerai pas aux chances des mariages ordinaires, quand je trouve en vous ce que je n’oserais me flatter de rencontrer en nul autre. Que nous importe le monde ? D’ailleurs, ne se fait-il pas chaque jour des unions semblables ? C’est pour les mariages d’inclination que la société réserve toute son indulgence ! »
« Comme elle achevait ces mots, Mlle de M** vint au-devant de sa mère, et nous reprîmes tous les trois en silence le chemin de la maison.
» Je n’avais plus de lumière intérieure, et je me soumettais à la volonté des autres comme un prisonnier se laisse conduire au lieu de son exécution. Chaque fois que je voulais rompre mes engagements, cette pensée déchirante se présentait à mon esprit :
» Elle me haïra, moi qui ne vis que par elle ! J’aurai à subir jusqu’à son mépris ! et pourquoi ? pour l’avoir trop aimée. »
« Ces réflexions me rendaient entièrement incapable de prendre un parti décisif. Mme de M** avait l’art si flatteur pour les hommes de jeter de l’éclat sur les objets de ses affections ; elle commandait au monde, à la mode, et c’était régner avec elle que d’être son ami ; j’avais peu de goût pour la société, et cependant avec un caractère aussi faible que le mien, il n’était pas aisé d’abdiquer l’espèce d’empire qu’elle m’assurait sur les esprits.
» Tous ces motifs divers paralysaient mes volontés ; je comptais sur le Ciel, sur le hasard, mais je n’espérais plus rien de moi. Priant, quand il aurait fallu agir, j’étais faible en sûreté de conscience ; je n’avais plus ni courage ni esprit ; je renonçais à tout, même à exercer mon propre jugement, et le plus profond désespoir s’empara de mon âme.
» Si M. de M** trouvait ma fortune suffisante, si sa femme et sa fille le déterminaient à m’accepter pour gendre, je ne voyais aucun moyen d’échapper à une destinée que je m’étais créée, car, je ne pouvais me le dissimuler, mes malheurs avaient leur source dans mon caractère. Ma position actuelle était peut-être sans remède ; mais avec plus de raison, de force, et à la fois plus de circonspection, je ne me serais pas avancé, au point de ne pouvoir plus prendre aucun parti, sans commettre une faute irréparable.
» Ma santé se dérangeait, et l’inquiétude que l’altération de mes traits causait à Mme de M**, devenait pour moi un poison mortel : son intérêt était si tendre, que mon cœur croyait y reconnaître tout ce qu’il sentait pour elle.
» Quelquefois il me semblait qu’elle m’avait deviné ; je l’entendais réprimer tout ce que j’éprouvais, et je la voyais jouir de tout l’amour qu’elle m’inspirait, quoiqu’elle feignît de le méconnaître.
» Mais bientôt je retombais dans le désespoir, lorsqu’avec l’éloquence qui lui était naturelle elle me peignait sa passion pour M. de M** et sa tendresse pour sa fille.
» En vain mes discours trahissaient l’amour qu’elle inspirait, elle paraissait toujours en rapporter l’expression à mon sentiment supposé pour Mlle de M** ; et n’attribuant la perte de ma santé qu’aux continuels combats auxquels m’exposait une délicatesse chimérique, elle pensait que le seul moyen d’apporter remède à un état que l’indécision de mon esprit rendait chaque jour plus alarmant, était de fixer mon sort, en hâtant la conclusion du mariage ! Elle attendait donc avec l’anxiété la plus tendre l’arrivée de M. de M** qui devait, se disait-elle, calmer mes scrupules et combler tous mes vœux.
» Mlle de M** partageait sa sollicitude, et ses beaux yeux exprimaient une tendresse qui me déchirait le cœur.
» Le mois s’écoula sans apporter aucun changement à notre position ; enfin, M. de M** arriva chez sa femme dans les premiers jours de l’automne.
» Il me parut absolument tel que je me l’étais figuré. C’était un homme à qui la sensibilité eût été superflue pour se conduire dans la vie ; et même toute émotion inattendue l’aurait gêné dans le scrupuleux exercice de ses principes. Il était tout doctrine, il ne vivait que de traditions. Plein de droiture et de loyauté, une parole donnée lui paraissait plus impérieuse qu’aucune passion, et sans l’exemple de Mme de M**, il ne se serait jamais aperçu de la possibilité d’être malheureux quand on n’a rien à se reprocher.
» Au reste, il avait pris peu de part aux chagrins de sa femme, qu’il avait toujours regardée comme une espèce de visionnaire, car toute autre peine que le remords lui paraissait une affectation. Mais la crainte d’exposer leur fille à un sort semblable, l’avait décidé à ne jamais contrarier son inclination, pourvu toutefois qu’elle ne blessât pas les convenances sociales. Il savait qu’il y a dans le cœur des femmes des mystères inexplicables, et il ne voulait pas risquer une seconde fois de voir tous ses plans de bonheur dérangés par un caprice d’imagination. Il avait le cœur bon, quoique difficile à attendrir, et je n’ai vu personne unir plus d’envie de rendre heureux les autres, à plus de crainte de se gêner soi-même. Il avait cette espèce de bonhomie qui s’allie si bien à l’égoïsme ; mais on lui pardonnait sa personnalité, parce qu’il ne se l’avouait pas à lui-même, et qu’il éprouvait d’ailleurs un besoin chevaleresque de mériter sa propre estime.
» Le trait distinctif de son caractère, était de l’orgueil sans indépendance ; il était haut par nature, et soumis au monde par routine.
» Personne ne m’a fait connaître mieux lui l’esprit d’un siècle essentiellement sociable, et dont il ne nous reste que des débris.
» Mais ce qui m’a toujours paru une énigme inexplicable, c’est le sentiment qu’il avait inspiré sans le vouloir à une personne qui lui était si supérieure par l’esprit et par le caractère. L’amour est comme les autres souverains, il se plaît à créer, il veut animer le marbre, et peut-être la fable de Pygmalion n’est-elle que l’emblème le plus universel et le plus juste des caprices de cette passion.
» Quand j’eus été présenté à M. de M**, par sa femme, il me dit que ce n’était pas à lui à décider de mon sort, et que désormais, sa fille prononcerait sur la nature des rapports, qu’il devait avoir avec moi.
» Je me sentis pâlir en écoutant ces mots : j’y reconnus l’arrêt du destin.
» Tout semblait conjuré contre moi : Mme de M** exprimait si naturellement son mépris pour la fortune ; elle répétait si souvent et avec tant d’autorité, qu’un peu plus, ou un peu moins d’argent, ne changerait rien à un bonheur fondé sur les affections, et qu’après tout, sa fille était assez riche pour deux, que je ne comptais plus sur les affaires d’intérêt pour retrouver ma liberté. Mais l’idée de me lier irrévocablement à une personne, quand mon cœur était à une autre, et que cette autre était sa mère, cette idée toujours présente à mon esprit, me faisait frissonner de terreur.
» En vain je rassemblais ce qui me restait de force et de raison, pour me persuader que ma passion n’existait que dans mon imagination, qu’au fond, ma position était simple, que c’était uniquement mes illusions qui l’avaient rendue compliquée : la présence seule de M. de M** près de sa femme, me causait un trouble plus fort que tous mes faux raisonnements. Elle l’avait reçu avec des démonstrations de joie qui me déchiraient le cœur ; et ne pouvant m’expliquer la vivacité du sentiment qu’elle lui témoignait, je l’accusais d’exagération dans la manière dont elle l’exprimait. Un regard, un geste de Mme de M**, faisait pénétrer la flamme jusque dans mes os, et tandis que je sentais mon cœur se fendre au seul son de sa voix, j’étais réduit à la voir, respirant à peine devant son insensible époux, attendre d’un mot, d’un coup d’œil, qu’il ne lui accordait pas toujours, la vie qu’elle n’appréciait que pour lui.
» Quand j’observais cette tendresse passionnée que rien ne motivait, et que tout trahissait, je ne pouvais m’empêcher de la comparer au froid sentiment maternel, dont Mme de M** ne cessait de m’accabler ; et je tombais dans le délire de la jalousie, de la rage.
» Quelquefois il me semblait apercevoir de la contrainte dans ses manières avec son mari ; mais j’expliquais cette espèce de gêne, par un excès de sensibilité qu’elle aurait cherché à lui dissimuler. J’étais dévoré de haine, d’amour et d’envie.
» Impassible en apparence, je renfermais dans mon cœur les sentiments les plus tumultueux ; j’invoquais le Ciel, pour me délivrer de tant de douleurs, j’attendais un miracle de sa bonté ; et voyant que Dieu restait sourd à mes prières, j’implorais l’enfer même pour obtenir quelque relâche à des tourments insupportables. La pensée de commettre un crime pour dégager ma parole, m’effrayait moins que les apprêts de mon mariage avec Mlle de M***, de cette union abhorrée, qui n’était pas mon ouvrage, qui ne répondait pas au choix de mon cœur, et par laquelle j’allais trahir mes sentiments les plus chers.
» Tout fut aplani, convenu, conclu en huit jours, et nous partîmes ensemble pour Rome, où devait se faire mon mariage. Je n’avais d’espoir qu’en la mort, et je la préférais à un engagement qui me paraissait plus terrible de minute en minute, parce que je n’entrevoyais plus aucune possibilité de m’y soustraire. Le vague dont ma destinée m’avait toujours semblé parée, était enfin dissipé ; cet avenir si mobile, si vaporeux, qui devait toujours fuir devant moi, et où mon imagination rêveuse aimait à s’égarer, comme un roi qui parcourt en triomphateur un empire qu’il a conquis, cet avenir, par son incertitude même, la richesse, la gloire, le charme de ma vie, il était dévoilé !! L’inflexible, l’étroite réalité m’avait saisi sans retour ! Ah ! que je regrettais, que j’enviais les malheurs de mon enfance ! Avec la joie du captif délivré de son cachot, j’aurais changé la douleur accablante, inévitable, positive, qui m’obsédait alors, contre les peines d’imagination les plus terribles ! Ces fantômes de l’esprit apparaissent dans la jeunesse, et se dissipent comme les brouillards du matin. Les inquiétudes de choix, si différentes des chagrins réels qu’elles précèdent, ressemblent aux accords par lesquels l’improvisateur prélude à l’expression des passions que pressent son génie.
« Toute la société de Mme de M** réunie chez elle, nous attendait pour fêter notre retour. On nous combla de louanges, de caresses ; on nous accabla de ces témoignages de joie qui approchent de l’enthousiasme, et qui ne sont naturels qu’aux Italiens. Musique, poésie, ornements pleins de goût et de magnificence, tout concourait à l’éclat de la fête qu’on nous avait préparée. Mme de M** régnait ! je me sentais mourir !
» Était-ce bien là le but de ma vie, me disais-je avec un profond désespoir ? Quelle fatale illusion, quel appas trompeur m’a attiré dans ce monde si vain, et où je me sens si étranger ? C’est elle, elle seule qui décida mes résolutions les plus secrètes ! Je n’ai pas été libre un instant de ma vie ; elle s’est attachée à mon être comme un esprit infernal ; elle s’est arrogé à mon insu le droit de diriger mes démarches, elle m’a imposé une destinée contraire à mes penchants ; elle a jeté sur moi ses invisibles filets ; de piège en piège, elle m’a entraîné dans l’abîme, c’est une furie envoyée au devant de moi ; et, du berceau jusqu’à la tombe, je n’aurai pu faire un pas, qu’elle ne l’ait marqué d’avance. Elle sait que je l’aime, comment l’ignorerait-elle ?. Elle trouve un affreux plaisir à déchirer un cœur qu’elle s’est fait un jeu de séduire ! Non, je me révolterai contre une telle tyrannie ! je briserai son joug, je la blesserai dans les seuls endroits sensibles de son cœur : je tuerai son époux, je désespérerai sa fille, et je lui ferai maudire le jour où, dans son aveuglement, elle voulut m’appeler son fils !…… je me sens devenir un monstre. Est-ce l’amour, est-ce la haine qui change ainsi les mouvements d’un cœur né pour la vertu ?
» Telles sont les épouvantables pensées qui m’obsédèrent toute la nuit.
» Plusieurs fois, pendant cette terrible fête, Mme de M**, s’approcha de moi : je voyais qu’elle commençait à s’inquiéter sérieusement de l’altération de mes traits ; elle me parlait avec une douceur, avec des ménagements qui me remplissaient d’effroi, parce que j’y reconnaissais une preuve de la terreur secrète dont elle était obsédée.
» Dès que je la vis troublée, mes soupçons se dissipèrent, et je fus désarmé.
« Suis-je donc une bête féroce, pensais-je, un malade, un frénétique, » qu’on n’aborde qu’en tremblant ? »
« Elle pâlit, elle frémit en m’approchant, comme si elle attendait de moi son arrêt. Je gardais le silence ; elle n’osait me forcer à le rompre devant tant de témoins ; mais le tremblement de ses lèvres, le froid glacial de sa main, me prouvaient qu’elle souffrait autant que moi. Ah ! que ne lisait-elle dans mon cœur ! Elle aurait vu que je l’adorais, et que le mal que je lui causais n’était que la conséquence inévitable d’un sentiment qui m’aurait fait donner mille fois ma vie pour elle ! Que je lui trouvais de charmes ! Combien elle me paraissait supérieure à tout ce qui nous entourait !
» Mais quand j’avais cédé à ces mouvements passionnés, et que je venais à penser qu’il fallait lui déchirer le cœur, me déshonorer à ses yeux, comme aux yeux du monde, ou devenir son fils, le délire s’emparait de moi avec une nouvelle violence, et je n’étais plus le maître des mouvements de fureur qui m’agitaient.
» Mme de C**, cette officieuse amie dont je vous ai cité la lettre, ne manqua pas de m’accabler de questions sur le jour de mon mariage, sur nos projets après la noce, sur les fêtes qu’allait donner ma belle-mère ; et, après m’avoir arraché quelques mots incohérents, elle me quittait pour aller publier mes réponses dans toute la salle. La torture m’aurait paru un soulagement aux maux que je souffrais.
» Cette nuit s’écoula cependant ; et je me retirai avant que Mme de M** fût restée seule.
» Je sortis de chez moi au point du jour, pour échapper aux messages du matin, et je parcourus la ville comme un insensé. Une voix me disait que je trouverais un remède à mes maux dans la religion ; mais comment y recourir ? Qui consulter ? À qui révéler, à qui expliquer des mystères qu’à peine je comprenais moi-même ?
» Je m’arrêtai devant une petite église, c’était Saint-Pierre-aux-Liens. Frappé de ce nom, j’entrai et je restai longtemps prosterné sur le pavé. »
« Délivrez-moi, mon Dieu, m’écriai-je, en versant des torrents de larmes, de liens plus terribles que les fers dont votre main a dégagé l’apôtre. Je ne suis pas digne d’un secours surnaturel ; mais ce miracle ne sera connu que de moi ; et, si vous exigez le secret, je ne le révélerai pas. Envoyez-moi un ange pour m’éclairer, et prêtez votre force à mon âme, pour qu’elle reste digne du salut éternel !
» — Sois vrai, tu seras libre ; point d’indépendance sans sincérité. »
« Je crus entendre ces paroles au fond de mon cœur. Je me relevai fortifié, en me promettant de prier désormais avec plus de confiance, et je rentrai chez moi encore incertain de ce que j’allais faire.
« — Sois vrai ! »
» — Mais je ne puis, je ne dois pas avouer une telle vérité ; cette confidence serait un crime de plus.
» — Point de subtilités, la conscience les déjoue ; il est une vérité d’action plus efficace que la vérité de paroles. Sans exprimer ta passion, tu peux agir comme si tu l’avais révélée ; et, aujourd’hui, il ne te reste que ce devoir à remplir.
» — Il faut donc rompre pour jamais ; il faut fuir, sans même pouvoir donner l’explication d’une conduite si insensée !
» — Peux-tu jurer devant Dieu de vouer ta vie à la fille, en adorant la mère ?
» — Je ne puis !
» — Rappelle-toi les pensées qui se succédaient dans ton âme, lorsque ce mariage te paraissait inévitable. Si c’était ton devoir de le conclure, la résignation purifierait ton âme, au lieu de la troubler. Ne te laisse donc pas séduire par les conseils de la fausse sagesse du monde.
» — Hé bien, il faut rompre, et je vais écrire ! »
« Ce dialogue s’était joué, pour ainsi dire, au fond de mon cœur, comme une scène à laquelle j’avais assisté. Ma tête était vide, mes pensées étaient vagues, mes sens engourdis ; je me sentais sous l’influence d’une puissance qui dominait ma volonté. Je me disais : ce n’est pas moi qui agis, et j’obéissais. J’avais changé de tyran : esclave d’une passion funeste, je secouais ce joug, pour devenir serviteur aveugle d’un meilleur maître.
» Quel était ce nouveau guide ?
» La suite de mon histoire fera voir que c’était la religion qui reprenait ses droits sur mon âme. Oui, c’est Dieu même qui m’a dicté la lettre suivante, adressée à Mme de M** :
« Il y a des moments dans la vie où le devoir même nous ordonne un crime apparent : mon devoir est de ne vous revoir jamais, et de renoncer à votre fille.
» J’ai lutté trop longtemps.
» En me donnant enfin le courage de vous dire que je ne ferais pas le bonheur de cet ange, Dieu la protège contre vous et contre moi.
» Vous vous êtes fait illusion sur moi, par le besoin que vous aviez de trouver la perfection pour elle : vous ne me connaissez pas, vous ne me connaîtrez jamais, et pourtant vous étiez la seule personne capable de me comprendre……
» Ma conduite vous paraîtra inexcusable ; il ne m’appartient pas de me justifier, mais j’ai trop souffert et je souffre trop encore pour me croire tout-à-fait criminel.
» J’expie d’avance le mal que je vais vous faire.
» Effacez-moi de votre souvenir, vivez pour votre fille. Je sens que Dieu m’appelle à lui ; si je survis à mon sacrifice, je me consacrerai uniquement au service de ceux qui souffrent. Je n’en trouverai pas d’aussi malheureux que moi ! Mes maux sont sans remède, mais j’éprouve le besoin d’adoucir ceux des autres, et ce sentiment me prouve que Dieu ne m’a pas encore tout-à-fait abandonné.
» Dites tout ce que vous croirez devoir dire à M. de M** et au monde ; sacrifiez-moi sans remords ; désormais je ne vivrai que pour ma conscience ; le blâme ne peut m’atteindre.
» L’honneur m’obligeait à ne pas rétracter ma parole, la religion me prêche la conversion, qui n’est qu’une rétractation universelle. J’obéis à Dieu et je quitte le monde.
» Adieu ! Vous ne me plaindrez jamais assez. »
« Je pliai cette lettre et je l’envoyai sans même penser à ce que je faisais.
» Je me disposais à quitter la ville ; mais comme je n’avais rien préparé pour ce départ, je n’eus pas le temps d’échapper à Mme de M**, et je la vis entrer dans ma chambre une demi-heure après que je lui eus envoyé ma lettre. Elle était pâle ; ses cheveux en désordre, la négligence de sa toilette annonçait le trouble et l’agitation ; elle avait peine à retenir des larmes qu’on voyait rouler dans ses yeux.
» Nous restâmes longtemps en silence ; Mme de M** était debout, immobile. Je vis au tremblement de ses genoux qu’elle allait se trouver mal, je courus à elle et je la fis asseoir.
« Cette lettre est-elle bien de vous ? » me dit-elle enfin.
» Je gardai le silence.
» — Vous n’avez pas réfléchi aux conséquences du parti que vous prenez.
» — Je ne suis plus libre d’en choisir un autre.
» — Vous vous perdez de réputation, non-seulement dans ce pays, qui n’est pas le vôtre, mais à Paris, mais partout où votre nom, où le nôtre aura pénétré ; le monde ne pardonne pas une conduite déloyale, quand elle est inconséquente.
» — Avant de me décider au parti que je prends, j’ai vaincu un sentiment plus fort que la peur ! Je vous l’ai dit, je quitte le monde.
» — Vous ne le quitterez jamais ! Où trouveriez-vous assez d’énergie pour exécuter un tel dessein ?
» — Ce n’est pas à moi, surtout en ce moment, qu’il appartient d’excuser mes défauts. J’ai beaucoup d’inconséquence, d’imprévoyance ; mais enfin mes torts tiennent à l’irrésolution plus qu’à la faiblesse. Quand j’ai reconnu la nécessité d’une démarche, je l’exécute avec d’autant plus de fermeté qu’il m’en a plus coûté pour me décider.
» — Il y a en vous le mélange le plus bizarre de faiblesse et de fermeté. Vous commencez toujours par céder, puis vient un repentir tardif qui n’est qu’une faiblesse nouvelle. Quel est ce sentiment plus fort que la peur, et que vous avez sacrifié pour m’accabler du coup le plus affreux et le plus imprévu ?
» — Je ne puis vous le dire.
» — Depuis quand l’éprouvez-vous ?
» — Depuis longtemps.
» — Vous nous avez trompés !
» — Je me trompais moi-même !
» — Vous me faites pitié !!!
» Puis changeant de ton subitement :
» — Vous êtes malade !!! Donnez-moi du temps ; je ne vous demande que le secret et du temps. me le refuserez vous ?
» — Je le dois, répondis-je en sanglotant.
» — Vous le devez ! Songez-vous que vous perdez ma fille, que vous me perdez moi-même ? Que va-t-on penser d’elle ?… De quoi l’accusez-vous ? Que vous a-t-elle fait ?
» — Je suis seul coupable.
» — De quel front voulez-vous que j’aborde M. de M** ? n’aura-t-il pas le droit de me reprocher l’injure que vous lui faites ? Vous savez d’ailleurs que ce mariage était ma dernière espérance ; il l’a déjà ramené près de moi, et le bonheur seul de ma fille pouvait l’y retenir. Je voulais vous devoir ma consolation ; faut-il que vous combliez mon malheur ?
» Je ne puis dire le mélange d’attendrissement et de rage qui troublait mon cœur, en entendant ces dernières paroles ! Elle s’aperçut de la contraction involontaire de mes traits.
» — Vous ne m’écoutez pas ! Quel est donc cet inexplicable secret ? quelque folie nouvelle. Et ma pauvre enfant sera sacrifiée à des chimères !!! Imprudente que je suis ! Ma confiance en votre loyauté a perdu ma fille !
» Les sanglots, les pleurs lui coupèrent la parole. Je pleurais aussi.
» — Je serai le seul malheureux.
» — Vous savez le contraire !!!
» — Elle est trop jeune pour aimer véritablement.
» — Dès long-temps elle vous a laissé deviner son penchant pour vous ; aujourd’hui c’est sa mère qui l’avoue à genoux ; ayez pitié de nous !!! Vous ne soupçonnez pas la sensibilité de ma malheureuse fille, la mienne ?
» — Vous me faites mourir.
» — Promettez-moi donc de ne pas partir sans me revoir, et je vous quitte à l’instant. »
« Tous les ressorts de mon âme étaient brisés, mes résolutions étaient ébranlées, je me sentais anéanti : je promis, en fondant en larmes, de retourner le soir chez Mme de M** et de lui garder encore un jour le secret qu’elle exigeait. Elle sortit et me laissa plongé dans une stupeur que je n’essayerai pas de décrire. J’ignore combien d’heures s’écoulèrent sans que je pusse retrouver l’usage de la pensée et du mouvement. Quand je revins à moi, j’ordonnai les apprêts de mon départ et je sortis. Je voulais retourner à Saint-Pierre-aux-Liens, espérant y retrouver de la force. Le Ciel fut inexorable, la source de mes larmes était tarie, l’oracle intérieur se taisait, et ma prière retombait sur mon cœur desséché. Je me crus abandonné de Dieu, et je sortis désespéré.
» L’heure où je devais me rendre chez Mme de M** approchait ; qu’allais-je lui dire ? Cette entrevue serait-elle la dernière ? la dernière !!…
» Je n’avais ni souvenir, ni volonté. Je ne pouvais m’arrêter à aucun projet, et la passion même, quand je la consultais, ne me conseillait plus rien.
» J’arrivai chez Mme de M** au commencement de la soirée.
» Craignant les soupçons du monde et l’orgueil de M. de M**, elle avait cru ne devoir rien changer à ses habitudes.
» Ce salon éclairé, ce cercle, dont la maîtresse de la maison faisait les honneurs, à peu-près comme tous les jours, me causèrent en entrant une sorte d’étonnement : je ne m’étais pas préparé à retrouver tout à sa place.
» Rien n’est changé, pensai-je, et pourtant je me meurs.
» Mlle de M**, plus belle encore et plus parée que de coutume, était assise près de sa mère ; elle attirait tous les regards par la joie qui brillait dans ses yeux ; et la sérénité qui se peignait sur ses traits me déchirait le cœur.
» Mme de M** se hâta de me présenter à un étranger arrivé de la veille, et qu’on me dit être un fameux médecin de Genève, homme d’un caractère bizarre et de beaucoup d’esprit. Il voyageait en Italie pour faire des recherches scientifiques, et il avait été particulièrement recommandé à Mme de M**, comme à une personne qui pourrait facilement le mettre en relation avec les gens les plus distingués du pays. Elle profita du mouvement occasionné par le départ d’une femme, pour s’approcher de moi et me dire tout bas :
« Vous resterez jusqu’à ce que je sois seule. »
» Il faut avoir aimé comme j’aimais pour comprendre la joie passionnée que j’éprouvai en recevant cet ordre. Pendant un moment, toute réflexion fut suspendue, tout chagrin oublié : quels que fussent mes devoirs, j’étais assuré d’une soirée tout entière !
» D’ailleurs, rien n’était encore irrévocable ; nous nous entendions, nous souffrions ensemble ; en la voyant de près, j’avais été frappé de la contrainte qui se peignait dans tous ses traits, et je dois l’avouer, sa peine adoucit la mienne ! La sincérité de son caractère lui rendait toute affectation difficile, et sans le puissant intérêt qui l’animait, elle n’aurait pu dissimuler jusqu’à la fin de la soirée.
» Tout le monde fut frappé de la décomposition de mes traits ; je dis que j’avais eu un accès de fièvre ; on me répondit que c’était la maladie de la saison, et les lieux communs obligés, les conseils appuyés d’une foule d’exemples, combattus par une foule d’autres, firent circuler tant de paroles vides d’idées, que pendant quelques instants, je pus respirer, comme si j’eusse été seul.
» Le médecin étranger qui se trouvait pour la première fois chez Mme de M**, parlait bien, quoiqu’il aimât à parler ; il racontait ses voyages, et fit bientôt à lui seul tous les frais de la conversation.
» Mme de M** le ramenait toujours vers la Suisse, qu’elle connaissait peu, et dont elle lui fit faire une description que je n’écoutai pas. Puis l’interrompant tout à coup :
« — C’est en Suisse, lui dit-elle, que vous avez acquis le talent dont vous parliez tout-à-l’heure ?
» — Oui, Madame, répondit le docteur.
» — Vous n’y croyez pas vous-même ?
» — Pardonnez-moi, Madame, il existe un art très réel de découvrir le caractère d’une personne d’après son écriture.
» — Et vous le possédez ?
» — Je me suis rarement trompé.
» — Quel rapport pouvez-vous supposer entre les dispositions de l’âme et certaine forme des lettres ?
» — Aussi, n’est-ce pas à la forme des lettres que nous nous arrêtons. Il y a d’abord quelques données générales pour distinguer les passions habituelles des émotions passagères, l’écriture des hommes de celle des femmes.
» — Je crois, dit Mme de M**, en s’efforçant de sourire, que sur ce dernier point, je suis aussi avancée que vous, car je ne me suis jamais avisée d’attribuer à un homme une petite écriture fine comme celle-ci. »
« En même temps, elle tira de son sein une lettre, que je reconnus pour être la mienne. L’étranger après en avoir examiné l’adresse avec attention, garda le silence ; il avait la physionomie spirituelle, le nez pointu, les lèvres minces, et chaque ride de son visage exprimait une pensée caustique qui semblait fixée là par la vieillesse et par l’ironie. Nous attendions avec curiosité le résultat de ses observations.
« Hé bien ! s’écrie Mme de M**, vous n’y voyez rien ? Vous prétendiez cependant qu’une simple adresse de lettre vous suffisait.
» — C’est parce que je vois trop, que je ne dis rien.
» — Vraiment ! répondit Mme de M**, qui, malgré son incrédulité, commençait à se troubler…… dites toujours, j’exige une entière franchise, et j’en prends sur moi les suites. »
« La société tout entière était devenue attentive à ce dialogue, et l’étranger piqué de l’espèce de défi de Mme de M**, lui promit la vérité.
« Vous avez voulu me tromper, Madame, cette lettre est d’un homme !
» — Vous croyez ?
» — Il était tellement hors de lui-même, en l’écrivant, qu’on peut difficilement juger par elle de la disposition habituelle de son âme. »
« Mme de M** frappée d’étonnement, n’osait reprendre la lettre qu’elle aurait voulu n’avoir pas montrée ; mais imposer silence au professeur, après ce début, serait une précaution qui paraîtrait suspecte à tout le monde : elle aima mieux ne rien dire ; et le docteur, après un nouvel examen, continua :
« Autant que les passions qui le dominaient permettent d’en juger, c’est un caractère bizarre ; il n’a aucune prévoyance, et pourtant, il n’est pas léger, car il est susceptible d’affections profondes ; il réunit tous les contraires : il a de la vanité et de la sensibilité, de la véhémence et de la douceur, de la témérité et du calme.
» — Ses sentiments ne manquent-ils pas de vérité ? »
« Cette question échappée à Mille de M** n’étonna pas le savant, qui, uniquement occupé de son art et du triomphe de son amour-propre, ne songeait guère aux conséquences de ce qu’il disait.
« Il peut tromper, répondit-il, par excès de mobilité, non par fausseté ; en un mot, c’est un homme à imagination, et qui pourtant a du sentiment, même dans le cœur : il paraît faible et n’est qu’indécis ; il unit beaucoup de laisser aller à une grande énergie. Son parti une fois pris, il le suit avec une fermeté à toute épreuve : c’est une barre de fer entortillée de coton[4]. »
« On annonça dans ce moment le prince de R**, dont l’arrivée tira Mme de M** de la position la plus pénible. Elle reprit sa lettre et se hâta de remercier l’étranger qui se retira aussitôt.
» À peine fut-il sorti, que Mme de M**, avec cette présence d’esprit qui n’abandonne jamais les femmes, tira de son sein la lettre qu’elle y avait remise, et la donnant à sa fille :
« Tenez, lui dit-elle, elle est de Mlle de B**, pensionnaire au couvent de ***, et qui vous demande de venir demain passer la soirée avec vous. »
» Mme de M** avait eu l’adresse de changer ma lettre contre ce billet ; et tout le cercle d’éclater de rire et de se récrier sur l’esprit de système qui fausse le jugement des hommes les plus spirituels, des observateurs les plus habiles.
» Cette scène singulière me fit retrouver toute ma présence d’esprit.
» Soit que le docteur eût été servi par le hasard ; soit qu’il y eût quelque chose de réel dans l’art qu’il professait, je pris ses dernières paroles pour un avertissement du Ciel, et je me préparai avec la fermeté que venait de m’attribuer cet inconnu, à affronter les emportements de Mme de M** et même ses prières.
» Quand nous fûmes seuls ; elle me dit :
« Vous êtes décidé, je le vois ; rompez donc, mais dites-moi pourquoi vous nous abandonnez ?
» — C’est justement ce secret que je dois vous cacher.
» — Ce secret est celui de votre caractère ; vous ne savez prendre aucun parti à temps.
» — Il est bien tard, sans doute, mais tout vaut mieux qu’un parjure prononcé devant Dieu.
» — Un parjure ! Vous aimez donc ?
» — Avec une passion qui me tue !
» — Qui ? Depuis quand ?
» — Il faut vous quitter ! »
« Alors Mme de M** me saisissant la main avec un mouvement convulsif :
« Vous ne partirez pas, me dit-elle, avant de m’avoir tout avoué !
» — Vous ne voudriez plus me revoir !
» — Moi ! Est-ce là la confiance que vous inspire ma tendresse ? Vous ne connaissez pas mon cœur !
» — Hé bien ! restons comme nous sommes, permettez-moi de vivre près de vous comme votre ami, comme votre esclave, mais ne me condamnez pas au supplice de vous appeler ma mère, »
« Ces paroles produisirent sur Mme de M** une impression que j’étais loin de prévoir. Tous ses traits se décomposèrent, et elle fondit en larmes.
« Pardonnez-moi, » me dit-elle, en sanglotant.
» — Moi vous pardonner ? »
» — Je vous avais deviné ! »
» — Vous saviez que je vous aimais ? »
» — Une femme peut-elle ignorer longtemps les sentiments qu’elle inspire, quand ils sont profonds ?
» — Et partagés, » m’écriai-je avec enthousiasme ! « Oui, dites la vérité tout entière : cette passion que vous me forcez de vous avouer, vous l’éprouvez comme moi ! Ce visage si troublé, vos larmes, le tremblement de vos lèvres, tout me dit que vous sentez ce que je sens. Ah ! dites-le moi vous-même, dites une fois que vous m’aimez !
» — j’ai lu trop tard dans votre cœur, reprit Mme de M**, et lorsqu’enfin j’ai reconnu la cause du mal qui vous consumait, j’ai voulu vous sauver, et je me suis perdue avec vous !…… Il faut nous quitter, il le faut, pour moi comme pour vous. Puisque la force n’est plus en nous-mêmes, nous devons la chercher dans l’absence.
» — Vous me trompez, vous m’avez toujours trompé !…… Si vous m’aimiez, vous ne me croiriez plus la force de m’éloigner !
» — Il faut partir ; il le faut, vous dis-je, dès aujourd’hui ; demain, nous ne pourrions plus nous séparer.
» — Mais vous n’avez jamais aimé que M. de M** ?
» — Quel nom avez-vous prononcé, reprit Mme de M**, avec une dignité que je ne lui avais jamais vue. Ne me reprochez ni calcul, ni dissimulation : M. de M** m’inspirait véritablement tout l’amour que je vous ai montré pour lui ; et, si j’ai affecté de vous parler de ce sentiment même, lorsqu’il eût cédé à une passion plus forte, c’est que j’y cherchais encore ma gloire et mon salut, quand je n’espérais plus y trouver le bonheur. Ce matin, ce soir, je ne voulais pas vous tromper ; mais je persistais à croire que l’accomplissement de mes plans était le seul moyen d’éviter le plus affreux malheur pour vous et pour moi…… Laissez-moi. Que le souvenir de ma faiblesse soit une consolation pour vous. mais qu’il ne m’ôte pas votre estime…… je puis en redevenir digne…… Ma fille ! ma pauvre fille ! qu’ai-je fait ? »
« Ces paroles étaient interrompues par des torrents de pleurs. Je ne sais où m’allait entraîner l’excès du ravissement, le délire de la passion, quand un domestique entra pour demander à Mme de M**, de la part de son mari, si elle pouvait le recevoir (il n’avait pas paru chez elle de la soirée).
» Elle répond qu’elle l’attend, et nous restons quelques moments en silence. Je n’osais lever les yeux, mais j’entendais qu’elle respirait avec peine.
» Enfin, au bruit des pas de M. de M**, je me lève, et je m’éloigne précipitamment ; nous nous rencontrons à la porte ; je le salue sans m’arrêter. Mme de M** me rappelle ; mais la présence de son mari l’oblige à contenir l’excès de son émotion ; je sors, en répondant :
» Adieu ! adieu !…… »
» Je ne l’ai jamais revue. »
Conclusion.
LE religieux s’interrompit : il paraissait épuisé par l’effort qu’il venait de faire.
Cependant, au bout de quelques minutes, le supérieur l’engagea à achever sa lecture, et frère Pierre reprit le manuscrit. Frère Pierre est le nom que portait le pénitent, depuis qu’il avait renoncé au monde. Il l’avait choisi sans doute par reconnaissance pour saint Pierre-aux-Liens. Il continua d’une voix affaiblie :
« En rentrant chez moi, je trouvai tout préparé pour le départ : je montai en voiture, et dis à mon vieux serviteur de faire prendre la route qu’il voudrait.
Il choisit celle de France.
Je me laissai traîner deux jours et deux nuits sans parler ; enfin, une fièvre ardente me saisit, je tombai dans le délire, et je fus, pendant plusieurs jours, en danger.
Quand je retrouvai la raison, mon fidèle compagnon me dit, en peu de mots, que nous avions été forcés de nous arrêter dans une petite ville au pied des Alpes, et que le médecin avait ordonné qu’on m’empêchât de parler.
» Je voulais faire quelques questions, je n’obtins plus de réponse.
» L’homme qui me tyrannisait ainsi était un ancien serviteur de ma famille ; il n’avait quitté mon père qu’au fatal tombereau ; comme il assiégeait sans cesse la porte de la prison, il l’en vit sortir pour aller à l’échafaud. Il voulut lui dire un dernier adieu ; mon père feignit de ne le pas connaître : il n’avait que cette manière de lui marquer sa reconnaissance. Le courageux serviteur fut sensible à la touchante froideur de son maître, et me voua l’existence que la présence d’esprit de mon père venait peut-être de lui conserver.
» Cet excellent homme avait pour moi un attachement fanatique, qui lui faisait haïr tout ce qui m’aimait ou m’admirait moins que lui.
» Je ne sais s’il a soupçonné mes sentiments pour Mme de M**, mais le soin avec lequel il évitait d’en prononcer le nom devant moi m’étonnait. Le dévouement parfait est une espèce de génie, c’est celui du cœur ; et mon vieux ami l’avait. J’ai toujours estimé son zèle, mais je n’ai connu l’élévation de ses sentiments que depuis mon malheur.
» Quand je pus sortir, quand je revis la nature, j’avais oublié une foule de choses : il fallut pour ainsi dire rapprendre jusqu’à mes chagrins. J’avais épuisé en une fois ma force de volonté, et je ne me décidais plus que d’après l’avis de mon vieux compagnon : il ne me consultait pas, il donnait ses ordres, j’obéissais en silence.
» Quand un homme a perdu le principal intérêt de sa vie, il faut peu de chose pour lui tenir lieu de motif. L’excès du malheur nous rend enfans comme l’extrême vieillesse.
» Un jour qu’il me crut assez fort pour marcher, il voulut me faire faire une longue promenade. Nous gravîmes plusieurs collines et nous parvînmes enfin au sommet d’une montagne voisine de la ville. La vue s’étendait d’un côté sur la pente méridionale de la chaîne des Alpes, de l’autre on découvrait un lac bordé de châtaigneraies et de vignobles ; enfin, au-delà de la ville, l’œil se perdait dans les plaines de la Lombardie dont la verdure unie produit l’illusion de la mer.
» Il y avait sur cette montagne un ermitage creusé dans le roc et où le dernier ermite était mort comme un saint, depuis peu de temps. En entrant dans sa retraite il me sembla que Dieu n’avait dirigé ma vie que pour m’amener là. Je reconnus un dessein suivi dans les divers événements qui avaient décidé de mon sort, et je me crus appelé à ne plus sortir de l’asile que je venais de trouver.
» Je communiquai ma résolution à mon guide qui me crut devenu fou. Je tâchai de le rassurer, mais je lui répétai que j’étais décidé. À toutes ses raisons je répondais :
« Je ne veux plus voir les hommes. »
« Mon vieux serviteur pleurait, se tordait les mains, se faisait mille reproches de m’avoir conduit là, et je l’en remerciais.
» Me voyant inébranlable, il me dit qu’il ne me quitterait pas, et qu’il viendrait se loger près de moi dans une des cellules du rocher ; je lui montrai qu’en persistant dans ce dessein il m’empêcherait d’exécuter le mien, et je le rendis responsable de tous les malheurs qui pourraient m’atteindre s’il me forçait à retourner dans le monde. Enfin, je. fis tant que, moitié par respect, moitié par tendresse, il se décida à me quitter, non sans m’avoir fait jurer de ne pas attenter à mes jours.
» Je lui dis que la pensée ne m’en était pas venue.
» Il exigea encore que je lui accordasse la permission de monter à l’ermitage tous les jours. J’aurais voulu le renvoyer chez ma tante, mais je craignis de briser son cœur ; je le congédiai et lui demandai de m’apporter le lendemain quelques aliments.
» J’avais passé plusieurs semaines dans l’ermitage, ne voyant que ce pauvre homme, qui renouvelait chaque jour ses prières pour me ramener à la ville. Ma santé se rétablissait, quoique lentement, et je m’efforçais de croire à un avenir.
» Un jour, je reçus la visite du curé, qui sans doute m’avait été envoyé par mon infatigable ami.
» On m’a dit qu’un malheureux était venu se réfugier dans cet ermitage.
» — On vous a dit vrai, je suis bien malheureux.
» — Mon fils, la contemplation de la nature a des charmes dangereux pour une âme encore agitée par les passions. Je crains que vous ne vous mépreniez sur votre vocation. La vie active est le remède aux troubles du cœur ; la vie contemplative que vous choisissez est la récompense du calme de l’âme. Que faites-vous ici ? Y êtes-vous assez heureux pour avoir le droit d’y rester ?
» — J’admire et je tâche d’oublier.
» — Vous avez de la tendresse, et point de charité ; la chaleur de votre cœur vous fait illusion, vous vous sentez la force d’aimer, et vous vous croyez à l’abri de l’égoïsme ; détrompez-vous, la sensibilité qui s’isole se change bientôt en amour personnel. Exercez vos facultés en faveur de vos semblables et vous serez consolé, parce que vous vous sentirez devenir meilleur.
» — Les événements de ma vie ont été préparés pour me conduire à Dieu.
— Sans doute, Dieu vous appelle à lui, mais ce n’est pas ici qu’il vous attendait. »
« La suite de cet entretien serait trop longue à rapporter. J’en fus singulièrement frappé. Moi qui avais toujours cru l’état de mon âme une énigme inexplicable, j’admirais comme, avec quelques idées fondamentales de la foi et de la raison, un inconnu, sans m’interroger, avait trouvé le fil du labyrinthe où je me perdais moi-même. Mon fidèle serviteur m’avoua qu’il m’avait envoyé ce bon prêtre ; mais en l’engageant à venir m’aider de ses conseils, il s’était gardé de lui confier une seule des circonstances de ma vie.
» Après plusieurs conversations, le curé parvint à me persuader de quitter l’ermitage, et de chercher une retraite où je pusse consacrer le reste de ma vie à secourir mes semblables. Il y a dans l’exercice de la vraie charité, une inépuisable source de sensibilité : aussitôt que ma résolution fut arrêtée, je retrouvai les larmes.
» Le souvenir de mon passage au couvent du mont Saint-Bernard m’occupait encore : je crus reconnaître dans cette pensée constante, la manifestation d’une volonté suprême. Le curé me conseilla d’attendre ; il me recueillit chez lui pour éprouver, disait-il, ma vocation. Chaque jour de retard enflammait mon zèle, augmentait mon espérance. Mon directeur aplanit enfin toutes les difficultés. J’écrivis à ma tante : je lui laissais tout mon bien, ne me réservant qu’une pension pour mon ancien serviteur, et la modique somme nécessaire pour pouvoir être admis dans cette maison.
» Quand j’annonçai mes résolutions définitives à mon vieil ami, il ne me fit plus aucune objection, mais il me déclara à son tour que son parti était pris, et qu’il ne me quitterait jamais, que si je ne voulais plus lui permettre d’habiter sous le même toit que moi, ou si son âge, ou l’insuffisance de sa vocation l’empêchaient d’être reçu dans le couvent, il se logerait aussi près qu’il pourrait, et travaillerait pour la communauté comme commissionnaire, comme journalier, ou de toute autre manière…… O Providence ! et je m’étais plaint toute ma vie de n’avoir point d’ami !……
» Je passai l’année de mon noviciat à l’abbaye de Saint-Maurice en Valais. On y reçut mon compagnon d’infortune, comme frère convers, sans lui permettre de faire profession. Il y est encore, et nous nous voyons plusieurs fois par an, pendant la belle saison.
» Le jour où je quittai l’abbaye pour me rendre à cet hospice, il éprouva le plus vif chagrin de sa vie. Mais quelle peine peut résister longtemps à la paix du cloître ? Ce sont les chances variées de l’existence qui nourrissent l’inquiétude des gens du monde. L’absence même, cette douleur si poignante, est adoucie pour des hommes soustraits aux incertitudes du sort. Si les cloîtres n’avaient été fondés par des âmes pleines de l’amour de Dieu, ils auraient été inventés pour rassurer les cœurs jaloux. L’idée que l’ami qu’on quitte a quitté le monde, est une consolation ; dans les affections vives, on ne peut souffrir de partage qu’avec Dieu. »
Le moine se tut, et laissa retomber sa tête sur ses mains. En revenant à lui, il fut frappé de l’altération des traits du jeune étranger :
« Vous m’avez écouté, lui dit-il, avec un intérêt peu ordinaire : c’est pour vous montrer qu’on peut vivre en étant plus malheureux que vous, que je vous ai raconté mon histoire.
» — Je la connaissais, répond le voyageur, vous êtes Aloys.
» — Vous savez mon nom ! s’écrie le moine, en pâlissant ; il n’est connu ici que du prieur !
» — Vous êtes la cause de tous mes chagrins ! » s’écria l’étranger, avec une amertume qu’augmentait l’effort qu’il venait de faire pour se contraindre. « Peu de temps après votre disparition, j’épousai Mlle de M** qui, depuis, m’a tout avoué : elle vous aimait ![5]
» — Qu’est-elle devenue, interrompit le religieux ?
» — Vous me le demandez, quand je vous dis qu’elle vous aimait !!! » répond le malheureux, d’un air toujours plus sombre.
» — Et sa mère, dit le moine, en tremblant ?
» — Elle n’a pu lui survivre !……
» — J’ai donc fait plus de mal qu’un méchant, reprend le religieux en étouffant ses sanglots. »
Il sort de la salle à pas lents.
Quelques heures après, le voyageur, au moment de quitter l’hospice, traversait l’église : il y vit le moine immobile et prosterné devant l’autel :
« Il est moins à plaindre que moi, dit-il : il peut prier !…… »
- ↑ Ce récit était adressé au Prieur de l’hospice. (Note de l’Éditeur.)
- ↑ Il n’est peut-être pas inutile de se rappeler que, pour les royalistes d’alors, la patrie c’était le trône. (Note de l’Éditeur.)
- ↑ À une demi-lieue au-dessus de la cascade de Terni, il y a un petit lac, au bord duquel est situé un village presqu’inconnu, Piè di lago. Ce paisible séjour paraît séparé du reste de la terre par des coteaux parsemés de pins parasols, et qui s’élèvent insensiblement jusqu’aux plus hautes montagnes des Abruzzes. Ce paysage est aussi gracieux que le site de la cascade est imposant et sévère. (Note de l’Éditeur.)
- ↑ J’ai connu un homme qui, sur une lettre de recommandation insignifiante qu’il reçut d’un de ses amis dont il ignorait d’ailleurs les projets, lui répondit qu’il le voyait avec peine abandonner la dévotion pour l’ambition ; et ce reproche, motivé uniquement sur l’écriture, était fondé. (Note de l’Éditeur.)
- ↑ Ce jeune homme n’avait jamais vu Aloys, et il ignorait sa retraite ; mais il le reconnut au milieu de son récit qu’il lui laissa terminer, dans l’espoir d’en obtenir quelques détails nouveaux. (Note de l’Éditeur.)